Une vie difficile

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Avant “Nous nous sommes tant aimés” de Ettore Scola dans une oeuvre chorale, “Une vie difficile” cristallise le destin d’un personnage déphasé, victime de ses idéaux d’opposition dans l’Italie de l’immédiat après-guerre et du boom économique. Dino Risi signe ici une comédie à l’italienne inoubliable à la fois corrosive et attachante.

Dérision et amertume sont la “signature” des comédies à l’italienne de Dino Risi

Les Italiens sont passés maîtres dans l’art de mêler le rire aux larmes à la perfection et Une vie difficile reste, à cet effet, la comédie la plus emblématique du genre avec Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola. Ces deux films
partagent en commun ce rôle catalyseur de la comédie italienne à son acmé émotionnelle où l’ironie grinçante retient les larmes comme son meilleur dérivatif.

Remastérisé 4K, le film conserve néanmoins cette patine d’époque qui lui confère toute son originalité et son authenticité. Le prologue laisse découvrir Silvio Magnozzi, Alberto Sordi, journaliste-écrivain communiste, qui emprunte la dégaine déjetée d’un partisan anti-fasciste. Etrangement hagard, émacié et barbu à l’entame du film, il tente de trouver refuge dans un village occupé par les nazis et ne trouve rien de mieux que de séduire une jeune villageoise, Elena (Léa Massari) ; laissant ses compagnons du maquis “déloger” seuls les nids d’infanterie allemande.

“Albertone” ou “le grand Albert », comme le surnomment familièrement les Italiens, incarne cette veulerie roublarde qui s’exprime ici dans un pathos tragi-comique où le rire vient sciemment désamorcer l’amertume des situations qui est la “signature “ des comédies à l’italienne de Dino Risi.

 

 

Les compromissions du “boom” économique

Ce que la guerre a uni de bric et de broc, la paix s’ingénie à le défaire sous la houlette du “boom économique” que connaît l’Italie d’après-guerre. En 1967, Vittorio de Sica épinglera à son tour, dans il boom, l’unique satire sociale qu’il ait jamais tournée, les travers de cet expansionnisme galopant. La croissance soudaine du pays est censée profiter à tous ceux qui acceptent son ruissellement. Or, il génère une société individualiste qui creuse les disparités entre les classes laborieuses et la bourgeoisie enrichie et corrompue par l’ère de domination fasciste.

Silvio est journaliste-écrivain autodidacte. Farouchement fidèle à ses convictions communistes, il refuse obstinément toute compromission à ses idéaux qu’il va devoir renier sous la pression d’Elena et de sa marâtre de mère.

Une vie difficile dénote d’un ton à la fois mordant et amer. Magnozzi paie le prix fort de son héroïsme vain. La performance de Sordi embrasse de multiples facettes dans la manière proprement sidérante dont il portraiture la bouffonnerie pathétique de ce personnage falot, happé par des événements sur lesquels il n’a aucune prise. Sa lâcheté est significativement touchante et renvoie à une vision sous-jacente très sombre sans être néo-réaliste pour
autant de l’Italie de la reconstruction. L’anti-héros se montre inapte à s’ajuster à un modèle de vie bourgeoise. Il entre totalement dans la peau de ce loser idéaliste ballotté de toutes parts dans une société au matérialisme rampant; de plus en plus amorale et entièrement régie par l’appât du gain effréné et le désir de promotion sociale. Il finira par tout perdre : femme, argent, reconnaissance et même sa liberté pour diffamation.

 

Le néo-réalisme ne fait plus recette

L’existence de Silvio n’est émaillée que de désillusions. La satire mordante emboîte le pas à la trajectoire accidentée de l’Italie depuis ses heures héroïques de résistance mâtinées de franche bouffonnerie jusqu’à dénoncer les privilèges de classe d’une bourgeoisie “parvenue” héritée du fascisme. L’Italie renaissante amorce ses trente glorieuses.

Silvio Magnozzi caresse le rêve illusoire d’un futur alternatif au capitalisme sauvage et aux inégalités qu’il engendre. Son éthique morale et ses convictions politiques lui interdisent toute compromission. Une scène poignante du film le voit revenir au village où, alors maquisard, il rencontra sa future femme qui lui sauva la vie par la loufoquerie d’un concours de circonstance hasardeux. Clown triste sans cesse éconduit par sa femme mais qui réapparaît toujours à
la surface , jouet des circonstances, Sordi s’ingénie à croiser son chemin. Plastronnant au volant d’une luxueuse limousine décapotable pour mieux la reconquérir vers la fin du film, il fend un cortège funéraire. Elena ne tarde pas à découvrir qu’il a loué ces oripeaux à son patron rustre et despotique (Claudio Gora), un multi-millionnaire parvenu dont il a dénoncé les agissements quelque temps auparavant et dont il est devenu le larbin en désespoir de cause et
pour complaire à l’amour de sa vie.

Outre la gifle libératrice du final qui n’est pas celle au président Macron même si elle y ressemble fortement, une séquence condense à elle seule le propos caricatural du film. Fauché, le jeune couple échoue parmi les commensaux d’un dîner à l’initiative d’une famille aristocratique à l’occasion des élections de 1948. Silvio et Héléna jouent les trouble-fêtes dans une ambiance compassée. La scène exhibe une galerie de personnages attablés tous plus grotesques les uns que les autres. Les plats arrivent et le couple oublie ses bonnes manières pour se servir
abondamment au mépris des convenances les plus élémentaires. Les résultats de l’élection tombent et
la victoire de la république vient sonner définitivement le glas aux velléités monarchiques. Dépités et furieux, les monarchistes quittent la table et le champagne est servi au seul couple “prolétaire” par le maître d’hôtel dans un silence cérémonieusement compassé.

 

La classe ouvrière ira au paradis

Risi appuie là où ça fait mal en montrant le “porte-à-faux” existentiel de notre anti-héros et les ratages pitoyables que son décentrement provoque en chaîne.

Risi “essentialise” cet italien moyen qui refuse farouchement la promotion sociale en faveur de ses idéaux qui le poussent à devenir un journaliste -écrivain. Il semble voué à rater tout ce qu’il entreprend et le récit monocorde de son existence avortée n’émeut pas davantage l’éditeur par son vérisme peu vendeur. Il finit par échouer sur un
plateau de Cinecitta où il force le passage auprès du cinéaste Blasetti tournant Barabbas avec Vittorio Gassman et Sylviana Mangano. Son intrusion intempestive sème la zizanie sur le plateau. Même le néo-réalisme ne fait plus recette.

Distribué en salles depuis le 16 juin en version restaurée 4K par les Acacias.

Titre original : Una vita difficile

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Durée : 120 mn


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