Alain-Michel Jourdat auteur de Le bonsaï qui cache la forêt, anthologie croisée de fleurons marquants du cinéma japonais de la tradition: OZU-MIZOGUCHI-NARUSE-KUROSAWA aux Éditions Jacques Flament (304 pages illustrées de photos de tournage et de reproductions d’affiches japonaises originales inédites. Lien pour commander l’opus : ici. Compte-rendu critique de l’ouvrage : ici
“Les cinéastes sont pareils à des prostituées sous un pont ; dissimulant leurs visages et racolant les michetons”(Yasujiro Ozu)
Deux drames familiaux poignants
Ozu mourut le jour de son anniversaire en 1963 à tout juste soixante ans. L’occasion de commémorer le soixantième anniversaire de sa disparition. Tandis qu’il se hissait au premier rang des réalisateurs les plus emblématiques de sa génération dans son pays, le “plus japonais des cinéastes japonais”, comme ses exégètes se sont plus à le qualifier, délaissa la Shochiku pour une courte durée, le temps de réaliser une poignée de films sous contrat avec la Shintoho (nouvelle Toho). Le style de ses films change alors radicalement avant qu’il aborde la dernière décade de sa maturité.
Au cours de la période d’occupation américaine entre août 1945 et avril 1952, le Japon est à genoux ; luttant pour regagner une dignité et une prospérité sous l’égide de la gouvernance du général Mac Arthur. Le mélodrame est alors résolument l’apanage de Kenji Mizoguchi qui excelle dans le drame shimpa, un genre théâtral contemporain en vogue depuis les années 20 et dépeignant des portraits de femmes sacrificielles soumises au joug de l’homme. Yasujiro Ozu répond à des commandes de la nouvelle Toho.
Il commence alors à instaurer une manière de distance respectueuse avec ses acteurs fétiche tenus de contenir
leurs émotions et leurs sentiments. Les films de la transition d’après-guerre retiennent ce climat de morosité dévastatrice en adoptant un ton volontairement poignant et émotionnel. A la même époque, Akira Kurosawa réalise l’Ange ivre (1948) & Chien enragé (1949) qui décrivent la fétidité nauséabonde du marigot, le marché noir et le chancre de la maladie qui sont autant de métastases du cancer de la guerre et de l’occupation.
Modernisation et lente dissolution de la famille
Toutefois, Ozu ne joue pas dans ce registre dostoïevskien, il est plus léger. De sa production ne sourd pas la désespérance mais une nostalgie morose qui pointe le veuvage, le divorce , la lente dissolution de la famille, l’occidentalisation et la modernisation du pays. Ozu observe de manière circonspecte ce passage obligé vers une nouvelle génération déchirée entre les traditions ancestrales et un désir irrépressible de les renverser.
Ozu adapte le romancier Jirô Osaragi qui n’est autre que l’auteur de Les 47 rônins, le récit épique le plus célèbre au Japon et le plus représenté. “Pour être franc, j’ai éprouvé la plus grande difficulté à tourner un film d’après un roman” confiera le réalisateur. “Pour se faire, vous êtes conduit à retravailler le fruit de l’imagination de l’auteur et par la suite, sélectionner l’acteur le plus à même d’incarner le rôle “.
Setsuko (Kinuyo Tanaka) visite l’ex-capitale Kyoto où elle apprend que son père veuf (Chishu Ryu) est atteint
d’un cancer de l’estomac irrémédiable. Femme japonaise de la tradition, elle prend un plaisir ineffable à visiter les temples de la ville au grand dam de sa soeur cadette Mariko (Hideko Takamine) à qui cela inspire le plus vif ennui. Imprégnée de culture moderne, Mariko est frustrée de la voie choisie par son aînée. Celle-ci supporte un mari au chômage, Mimura (So Yamamura) malgré son indéfectible infatuation de toujours pour une “vieille flamme”: Hiroshi (Ken Uehara). Creusant le vide existentiel entre lui et sa femme par son comportement auto-destructeur, le mari frustré finit par demander le divorce tout en la frappant dans un accès de rage impuissante. Le film prend brusquement un tour dramatique dans un climax artificiellement contraint où le mari est soudain frappé d’une crise cardiaque due à son incontinence alcoolique. Par crainte d’être hantée par son passé, la mort subite de Mimura renforce Setsuko dans sa décision de ne pas marier Hiroshi en secondes noces.
Un Japon en voie d’occidentalisation
Sa vie durant, Ozu avoua se désintéresser de la romance. Dans Les sœurs Munakata, c’est patent. Hideko Takamine incarne un garçon manqué porté par un penchant espiègle à faire la grimace ou à tirer la langue. Adoptant le ton décalé des benshis, ces récitants bonimenteurs doublant de leurs voix gutturales les acteurs du muet dans leurs commentaires, elle se livre à un numéro inénarrable de fausse profondeur théâtrale pour caricaturer les comportements des adultes qu’elle singe. Elle est un pur produit dérivé d’un Japon occidentalisé. A la base, les sœurs Munakata traitent de l’incompatibilité d’humeur et de modes de vie entre les deux protagonistes. Quand Setsuko porte des kimonos, Mariko arpente les pièces en se pavanant dans des tenues occidentales. Quand l’aînée se plaît à
flâner aux abords des temples de Kyôto, la seconde affectionne la fréquentation des villes cosmopolites telles Kobe et Tokyo. L’inconfort d’Ozu et la frustration qu’il engendre vient de ce que l’irruption du mélodrame subvertit ici son style autrement ludique pour le cantonner au drame au point de parasiter la continuité narrative.
Une femme dans le vent : la flétrissure de l’affrontement
A travers la disgrâce d’une femme ordinaire contrainte de se livrer occasionnellement à la prostitution pour sauver la vie de son fils en l’absence de son mari encore au front, l’on peut lire en filigrane une métaphore grossière du déficit d’honneur du Japon fracassé par l’expérience de la seconde guerre mondiale.
L’abnégation et la résignation de la femme sacrificielle est le thème de prédilection de Mizoguchi. Ozu, quant à
lui, développe une aversion pour ce film. En cause, sa description outrée de l’austérité d’après-guerre. Le cinéaste filme d’immenses monolithes industriels déshumanisés qui éclipsent un habitat sordide. On est loin du réalisme fétide et des miasmes de l’ange ivre. Mais le mastodonte industriel écrase irrémédiablement le paysage délabré de sa présence incongrue, faisant entendre sourdement les palpitations d’un cœur d’acier qui laisse augurer paradoxalement d’un pays en voie de renaissance.
Tokiko (Kinuyo Tanaka) a pris pension chez une famille compatissante le temps que son mari revienne de la guerre. Couturière, Tokiko lutte pour exister. Sans grand revenu, l’absence du mari se fait sentir durement. Confrontée au catarrhe du côlon de son fils Hiroshi et ayant vendu son dernier kimono, elle se retrouve sans ressources pour payer les soins d’hospitalisation. En désespoir de cause, elle doit se résoudre à l’inacceptable et parvient à débloquer les fonds en consentant à une passe nocturne dans une maison de tolérance. Sur ces entrefaites, Suichi (Shuji Sano), son
mari, rentre du front. La joie des retrouvailles familiales tourne court lorsque Tokiko lui avoue l’incartade..
Transgression et dégradation
Le mélodrame vise symboliquement à élucider le tribut à payer pour ce pays exsangue à perdre la guerre en même temps que sa pureté d’âme. Poignante d’émotion diffuse, Kinuyo Tanaka incarne magistralement cette mère courage de la nation. La violence de Shuichi envers sa femme traduit la perte d’humanité durant les années de combat et la négation du dessein noble à justifier cette guerre. La transgression de Tokiko et sa profanation obsèdent Shuichi dans sa masculinité. Tokiko est le symbole d’un Japon dégradé, avili par la violence masculine que représente le militarisme. Elle vend la seule chose qui lui reste à vendre: son corps et y perd son âme en retour. Le mari n’est pas revenu indemne de la guerre. Il porte en lui les séquelles traumatiques qu’il projette sur sa femme masochiste. La
rédemption de Tokiko et sans doute celle de la nation dépend de la faculté de pardonner de Shuichi plus que de la reconnaissance de son irréprochabilité.
Réconciliation et rédemption
Le message sous-jacent du film est d’oublier les rancœurs passées et présentes dans la réconciliation. La souillure de l’affrontement, c’est la perte de la pureté nationale et personnelle qui expose à une vie inaccomplie dans la haine de soi. Lorsque le couple s’étreint pudiquement dans le climax du film, Ozu semble vouloir signifier que le Japon doit prendre à bras le corps cette résolution intérieure de faire corps pour oublier les errements passés et faire face à l’adversité sans la même pureté d’âme mais, au moins, animés d’une attente et d’une espérance réalistes.
Ozu n’appréciait pas particulièrement son film qu’il considéra comme un échec imputable à l’intrigue outrancièrement mélodramatique et au défaut d’incarnation du mari, inapte à percer la contradiction morale dans son attitude répréhensible. “La perception humaine est toujours égoïste tandis que le regard neutre sur les objets de la nature est authentique, dénué de parti-pris autre qu’esthétique.” (Yasujiro Ozu)
Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).