L’Elégie d’Osaka

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« L’élégie d’Osaka », plus connu comme l’élégie de Naniwa qui est l’ancien nom d’Osaka, condense une brève saga aux intonations cruellement pathétiques. La mise en scène dilatoire porte ce mélodrame shimpa à son paroxysme. Magistral. En version restaurée.

La modernisation du Japon en marche

En 1936, le Japon offre un visage contrasté. D’un côté, l’invasion de la Mandchourie en 1931 et le putsch militaire du 26 février 1936 ont exacerbé la fibre patriotique. Un climat larvé de loi martiale et de guerre civile s’installe insidieusement sous le joug militariste. L’ultranationalisme est un cancer aux métastases multiples qui ronge le pays de l’intérieur. L’archipel nippon noue alors des alliances douteuses avec le parti national-socialiste allemand en pleine ascension ; favorisant la répression et la censure du régime factieux en place.

D’un autre côté, les mentalités s’occidentalisent dans les grandes villes avec l’essor industriel et la modernisation des infrastructures et, par voie de conséquence, du paysage urbain. Le Japon rural, garant des traditions ancestrales, se délite alors même qu’il vit un cruel démembrement. Désormais, l’esprit de modernité est en marche prêt à irriguer un Japon immémorial.

Le mélodrame se fond en une funeste grisaille

C’est dans ce contexte que Mizoguchi rompt avec les meiji-monos, ces intrigues du quotidien nippon de l’ère Meiji (1868-1912), qui sont la marque de fabrique de la Nikkatsu et qu’il abandonne au crédit du réalisateur Yasujiro Ozu, maître incontesté du genre filmique.

Désormais sous contrat avec la Daiechi Eiga, il échafaude avec Yoshikata Yoda, qui deviendra son scénariste attitré pendant deux décennies, le récit implacable d’une jeune réceptionniste sacrifiant sa dignité sur l’autel des vilenies masculines afin de préserver l’intégrité financière de sa famille. La toile de fond est l’atmosphère embrumée de la cité industrielle cosmopolite d’Osaka. La photographie du film signée Minoru Miki où tout semble se fondre dans une grisaille glauque et poisseuse donne d’emblée la tonalité de l’oeuvre.

L’élégie du titre se focalise sur les contradictions auxquelles doit faire face Ayako dans la situation où elle se retrouve. En porte à faux et prise en otage entre l’obligation morale qui lui est faite de secourir son père malveillant et son aspiration à s’émanciper du carcan familial dans un conflit intérieur permanent. Ce dilemme de filiation traduit bien l’inéluctable démantèlement de la famille traditionnelle face à la modernisation du Japon.

Le vecteur d’unité familial est l’argent. Dès qu’il vient à manquer, l’éclatement menace. Et même si, en principe, l’argent n’a pas d’odeur, le sordide des situations vient toujours fausser la donne. Acculée à la dernière extrémité, la jeune standardiste n’a que peu de contrôle sur sa destinée et cède à contre coeur aux sirènes de l’argent facile.


Mizoguchi fait acte de résilience dans ce récit ténébreux

La trame de l’histoire est mizoguchienne jusque dans son extrême noirceur. Elle tente d’exorciser cette hantise coupable qui hante le cinéaste résilient. En filigrane de l’intrigue, il transpose sa propre histoire intime dont il rebat les cartes. Il se remémore la lente dissolution familiale et la faillite du père du fait de son impéritie qui précipite dans un engrenage fatal le sacrifice de sa sœur cadette vendue comme geisha pour subvenir aux besoins de la famille Mizoguchi. C’est dans un réalisme ténébreux que ce peintre des tribulations féminines puise son inspiration. Et de cette gangue sort une obsidienne aussi précieuse qu’un objet de parure. Les apparences sont parfois trompeuses mais c’est dans l’artéfact que jaillit la vérité.

Nous sommes plongés dans un mélodrame contemporain (shimpa) marqué de la patine terne et blafarde d’un jour crépusculaire qui ne quittera pas le film jusqu’à son terme. L’oeuvre en son entier est nimbée de cette épaisse brume élégiaque qui justifie son titre.

 

Caractérisation et pessimisme foncier

L’amorce du film déroule la graphie du générique sur un clignotement de lucioles symbolisant l’évanescence de l’éclat d’une vie qui fait aussitôt place au scintillement alternatif des néons d’une enseigne lumineuse d’un café, épicentre des rares échanges amoureux du récit. Plusieurs musiques de jazz en fond sonore accréditent une influence occidentale manifeste. Les néons s’éteignent et un jour de camaïeu gris succède qui situe le même établissement par un matin blême et sans éclat sur une rive de la ville.

On ne peut s’empêcher de faire un parallèle sur la forme avec le réalisme poétique d’un Marcel Carné et sur le fond se demander légitimement si Kenji Mizoguchi a pu être influencé par certains films hollywoodiens d’avant le pré-code Hayes (1934) ; en particulier: Amour défendu de Frank Capra (1932) qui fait partager la même photogénie mimétique de « garçonne » à Barbara Stanwyk et Isuzu Yamada, actrices fétiches l’une comme l’autre, tout en mettant leur ingénuité intrinsèque à l’épreuve du cynisme et de la perfidie au masculin.

Dans L’élégie d’Osaka, Ayako, l’héroïne déchue, détone en regard du canon de la femme au foyer soumise et dévouée que tente d’imposer le pouvoir militaire en place. Pour ces raisons, la censure tentera d’interdire le film en 1940 ; le jugeant « décadent ». L’autorité patriarcale aussi bien morale qu’économique est ici battue en brèche par l’éclosion d’une classe bourgeoise citadine. Ce fait de société explique les dissensions père-fille. Ayako doit venir à la rescousse d’un père manipulateur qui a détourné 300 yens à son employeur. Ce dernier l’enjoint de payer sa dette sous peine de « l’envoyer au trou » comme il est dit explicitement dans le film. C’est ce même père indigne qui détournera à son profit les 200 yens nécessaires à financer les études de son fils Hiroshi.

Le pessimisme foncier du film est en conformité avec l’oeuvre de Mizoguchi de cette période qui livre à eux-mêmes des individus embourbés dans le besoin et ne trouvant aucun réconfort dans le giron familial pas plus que dans les institutions gouvernementales. Mizoguchi caractérise outrancièrement ses acteurs dans la tradition du mélodrame shimpa. Ils sont soit faibles et inconsistants, timorés et fuyants comme Nishimura (Kensaku Hara), collègue de travail et soupirant d’Ayako qui par sa couardise et pour garder son travail, se désolidarisera de son sort.


Les relations humaines sont régulées par un rapport marchand comptable

Soit veules, égoïstes comme le père d’Ayako (Seiichi Takegawa). Soit calculateurs, cupides et libidineux comme Asai (Benkei Shiganoya), le patron de la société où travaille Asako et son associé Funijo(Eitaro Shindo). L’ordre social est bâti sur des relations de duplicité où l’affection n’a pas sa place. La modernisation du Japon en marche accélère l’effritement de l’institution du mariage. Ainsi du couple Asai/Sumiko (Yoko Umemura) qui ne tient que pour les convenances et sauver les apparences. L’autorité d’Asai n’est qu’une façade car il doit son rang social et sa position à la famille de Sumiko qu’il a mariée. Leurs dissentiments et la stérilité affective du couple qu’ils forment à hue et à dia sont révélés au grand jour dans un écheveau de compromissions complotistes, de trahisons et de tromperies.

Le père d’Ayako, quant à lui ,dépend entièrement de ses enfants pour nourrir la famille et lui trouver un travail. Etant l’aînée, Ayako doit subvenir aux besoins de ses membres ; ce qui précipitera sa victimisation dans un premier temps et son bannissement final.Les membres des familles disloquées sont uniquement guidés par l’intérêt personnel avidement dissimulé depuis le détournement de fonds du père d’Asako aux relations adultérines d’Asai et de Funijo. Face à cette corruption morale invasive, les sentiments amoureux et familial pèsent de peu de poids pour sauver Asako de son triste sort.

Le poison de l’argent gangrène cette société en voie d’industrialisation. Il est au cœur de toutes les intrigues et le moyen de suborner ceux à qui il fait cruellement défaut. Dès les premiers plans du film, Asai tempête avec la dernière mesquinerie contre son personnel. A son lever, il invoque Bouddah pour qu’il lui apporte santé et richesse. L’élégie d’Osaka dénonce un monde vénal et mercantile où tout s’échange. L’argent circule sous toutes ses formes comme monnaie d’échange des plaisirs coupables mais pas seulement.

Le dilemme de filiation d’Ayako : de la jeune fille effacée à la femme émancipée

Alors que le film progresse, la physionomie d’Ayako se transforme du tout au tout. De la jeune fille quasi nubile, effacée qu’elle incarne au début du film , elle se glisse insensiblement dans la peau d’ une moga ; c’est à dire une jeune femme nippone moderne émancipée, qui se veut forte et indépendante et se défend d’être soumise comme la femme japonaise traditionnelle. Elle affirme son identité en se vêtant à l’occidentale. Sa physionomie change à mesure que les ressorts psychologiques d’affirmation de soi s’expriment. En succombant aux avances de ses supérieurs, elle est contrainte par un faisceau d’obligations croisées. Tous ses actes sont motivés par l’obligation morale (giri) au sein du noyau familial. Le seul rapport marchand tend à déshumaniser les relations humaines et empêche l’échange d’affects.

Les mogas faisaient figure de sexes-symboles dans les années 1920 au Japon ; un mythe à la mode qui les faisait s’accoutrer à l’occidentale en contraste avec le modèle féminin de la femme traditionnelle japonaise. Influencée par la moralité occidentale égocentrique, La moga s’affiche, se farde, fume, boit occasionnellement. Le cliché de la femme garçonne perdurera encore quelque temps pour finir par s’estomper.

Dans la continuité filmique, la métamorphose physique ne cesse pas d’être troublante et atteint son paroxysme lors de la séquence finale du film où Ayako quitte le domicile familial ostracisée pour de bon. Comme si, dans un brusque élan d’acceptation tacite,elle mettait un point d’honneur à renforcer la thèse familiale selon laquelle elle serait devenue une femme à vendre, une femme dépravée dépourvue de dignité . Avant de s’éclipser, elle s’inflige encore le calvaire d’ endurer l’opprobre familiale en tant que victime expiatoire.

Une mise en scène « gigogne » qui anticipe les coups de théâtre

La mise en scène dilatoire de Mizoguchi délimite un espace-gigogne à claire-voies surtout grâce à l’agencement en shojis, ces panneaux coulissants japonais qui forment une mince cloison dans les foyers japonais Mizoguchi filme au grand-angle et donc à distance respectueuse en exploitant au maximum les potentialités de la profondeur de champ..Les protagonistes évoluent dans des lieux identifiables compartimentés: le bureau, le café, le théâtre de marionnettes Bunraku, le métro.Les personnages sont contingents par rapport aux décors dans lesquels ils vont et viennent.Ils font irruption avec la même soudaineté qu’ils disparaissent dans un escamotage incessant .Minimiser la psychologie des acteurs pour magnifier le décor semble servir les dess(e)ins du réalisateur pour mieux ancrer son récit filmique.

Animé par un pessimisme d’airain et une vision viscéralement noire réfractée par cette période désenchantée de mutations de l’ère Showa (1921-1989), Kenji Mizoguchi ramasse en une courte saga le chemin de croix d’un de ses modèles de femme sacrifiée. Il décrit « un monde sombre et vaporeux, pauvre et avide, impitoyable et aride, un microcosme plongé dans le clair-obscur de l’enfer ». C’est ainsi que Yoshikata Yoda qualifie ce style apprêté qui confond lumières et jeux d’ombres dans les nébulosités d’une mise en scène insinuante propre à subjuguer les esprits.

Titre original : Naniwa ereji

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Durée : 90 mn


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