Les yakuzas : l’ombre portée d’une société engluée dans le chaos de l’après-guerre
L’immédiat après-guerre voit proliférer des bandes criminelles au Japon comme un cancer qui métastase. Ces organisations font leur terreau de la situation calamiteuse du pays. Affamés, la majeure partie des Japonais sont acculés au marché noir et au rationnement pour subsister.
A l’issue de la seconde guerre mondiale, un système mafieux tentaculaire se met en place : les yakuzas. Ce réseau clanique de gangs essaime alors dans les centres-villes ou près des ports ; se revendiquant de l’antique modèle féodal des rônins. Au même titre que le code d’honneur du bushido pour les samouraïs, les yakuzas ,extrêmement ramifiés, sont soumis à un code d’ obligation (Ninkyodo : la voie chevaleresque ) qui établit un lien de vassalité entre parrain, chef de clan et homme de main par mimétisme avec la mafia italienne.
Le terme générique « yakuza » désigne, à l’origine, une martingale perdante dans un jeu de cartes. Et par extension des « bons à rien », des perdants. Ces derniers se recrutent parmi les exclus de la société. Dans cette époque transitionnelle, le Milieu japonais a la main mise sur le marché noir des denrées dans les échoppes, le contrôle des jeux dans les tripots, la contrebande de l’alcool dans les bars, l’extorsion et le chantage ; aussi bien que la prostitution et la drogue. Autant d’activités interlopes qui corrompent la société de l’intérieur. Aucun trafic ne semble pouvoir échapper au monde souterrain du crime organisé, ce mal incurable comme les yakusas.
Confrontées à la guerre froide, les forces d’occupation américaine ,dans leur paranoïa anti-communiste, loin de redoubler de vigilance à leur égard, ferment les yeux sur le racket de ces organisations hiérarchisées qui servent leur dessein politique. C’est le chaos généralisé qui a enfanté ce « continent noir » ainsi dénommé des gangs yakuza qui sont la caution trouble, l’ombre portée d’une société gangrenée.
Le bas-fond fangeux : reflet miroitant d’une société en décomposition
En réalisant L’Ange ivre, Akira Kurosawa se révèle en tant qu’auteur à part entière. L’atmosphère glauque de film noir emprunte à l’exotisme sulfureux d’un Sternberg débarrassé du kitsch hollywoodien sinon dans la séquence « jungle ». Celle-ci en est un pur décalque pour mieux caricaturer une américanisation infectieuse et envahissante à l’instar des moustiques ou des maladies en suspension.
Dans son autobiographie, le réalisateur narre par le menu détail la gestation laborieuse du scénario du film avec son co-scénariste et ami d’enfance Kinosuke Uekusa. C’est en découvrant l’épave émergente d’un cargo de l’industrie navale construit peu avant la défaite et échoué dans une mer huileuse à quelques encablures du littoral qu’il eut la révélation de son film. La mare putride devint le reflet miroitant d’une société en décomposition. Autour de cette vase bouillonnante gravite une pègre qui vit de rapines et fait son lit du marché noir, du racket, des jeux et de la prostitution.
L’idée germe prend corps et se ramifie. Assuré de son décor-pivot du marigot, Kurosawa récupère celui d’une rue commerçante qui a déjà servi à dépeindre la prolifération du marché noir dans un film de son maître formateur Kajiro Yamamoto dont il fut l’assistant-réalisateur. « Je voulais prendre un scalpel et disséquer l’univers des yakusas ».
Corruption auto-destructrice et humanitarisme obstiné
Ce scalpel, il va le mettre entre les mains du docteur Sanada, son alter ego humanitaire à l’écran. Ce dernier remâche un humanisme teinté d’un cynisme viscéral. L’Ange ivre ausculte ce fléau d’une humanité grouillante telle la vermine qui transporte les bacilles de la tuberculose et de la typhoïde. Ces maladies infectieuses sont par métonymie les maux fécondés par la société de 1945. Le cloaque central en constitue la plaie suppurante à sa surface. A la corruption auto-destructrice de Mutsanaga, le gangster impénitent, et sa lente déchéance tuberculeuse, le cinéaste oppose l’humanitarisme obstiné du Dr Sanada ; littéralement mithridatisé par l’absorption d’alcool.
Le décor-pivot est une enclave
Dix ans avant l’adaptation de Les Bas fonds de Gorki (1957) concentrant une frange de déclassés dans une décharge publique et vingt deux ans avant Dodeskaden (1970) convoquant l’onirisme dans le terrain vague d’un bidonville, Kurosawa nous plonge littéralement, dès le long plan-séquence préliminaire, dans le bouillon de culture visqueux et pestilentiel d’un bassin d’épandage.
La caméra sonde les abords indistincts de ce tout à l’égout aux eaux croupissantes jonchées de rebuts en tous genres. Trois hôtesses de bar s’étirent dans la touffeur nocturne pour laisser la place à un guitariste qui rompt le silence pesant d’ une mélopée monocorde. La caméra effectue un raccord dans l’axe pour s’en rapprocher par un léger recadrage et amorce aussitôt un mouvement à la dolly qui parcourt le marigot stagnant en sens inverse. Sur la rive opposée, deux hommes font le pied de grue devant le centre médical du docteur Sanada (Takashi Shimura).
L’enclos marécageux péri-urbain délimite un quartier de Tokyo. En marge de ce bourbier où pullulent les moustiques vit une faune de malfrats. Une figure trouble s’en détache,celle de Mutsanaga (Toshiro Mifune), incorrigible fier-à-bras, qui tient le quartier en coupe réglée.Lors d’une interview accordée à Positif, Mifune justifiera son aversion envers les yakusas : « Je détestais comme je déteste de manière générale les yakuzas. Je les méprisais en les voyant déambuler dans la rue avec cette façon caractéristique de rouler des mécaniques. J’avais envie de les prendre au collet ; car à mes yeux, ils étaient des antipatriotes insignifiants. »
Toshiro Mifune : éclosion d’une star
Dans L’Ange ivre, Toshiro Mifune occupe une place centrale qui ne lui était à priori pas destinée. Dans son autobiographie, Kurosawa évoque comme un électrochoc sa rencontre fortuite en 1946 avec l’acteur à l’issue d’une audition. Fasciné par le personnage, il prend inconditionnellement sa défense face à l’arbitrage hostile des syndicats et de la production de la Toho en grève. Ceux-ci semblent avoir interprété le jeu affûté comme un sabre japonais de l’acteur pour une marque d’ arrogance à leur égard.
C’est à travers le « matériau brut » de l’impétueuse vitalité de Mifune, que le plus dostoïevskien des cinéastes va « évaluer la pierre précieuse » qu’il pourra tirer de son acteur-phare sans en émousser les angles. Avant que ses fanfaronnades d’histrion et de bravache ne scellent définitivement sa renommée dans Les 7 samouraïs (1954), Toshiro Mifune tranche avec le commun des acteurs japonais par un masque d’expressivité inspiré du théâtre kabuki. Il condense autant de mimiques d’intempérances, de foucades, de sautes d’humeur, de raffinement cruel ; autorisant les écarts angulaires les plus violents qui constituent la marque de fabrique de l’esthétique kurosawienne.
Dans les films de la décade suivante et jusqu’à Barberousse (Akahige, 1965), leur ultime collaboration, Mifune crèvera l’écran kurosawien par sa présence cinématique indomptable. Il semble distiller ses expressions de matamore tout en tensions contenues comme un alambic le ferait de l’alcool jusqu’à un point d’ébullition extrême. Il incarne des personnages à la fois torturés, excessifs, outranciers, déchirés par des forces (auto-) destructrices ou souffrant d’une dualité schizophrénique;d’une grandeur d’âme où d’une noirceur incommensurables. Il est semblable à du vif-argent entre les mains de son réalisateur.
Le duel silencieux de l’ange salvateur et l’ange exterminateur
En confrontant deux fortes personnalités en présence : Sanada et Matsunaga, Kurosawa les met aux prises. Leurs différences font leurs similitudes. Tous les deux sont des faux durs au grand cœur mais l’un s’est totalement fourvoyé tandis que l’autre noie son cynisme dans l’alcool. Bien et mal sont réversibles et interchangeables. Comme un envers a son endroit, tout bien comporte nécessairement un mal et ce mal nécessaire se veut au service du bien semble signifier le cinéaste dans un manichéisme dialectique trop démonstratif dans ses épanchements.
L’Ange ivre décrit un monde schizophrène qui a perdu ses repères. Un monde déstabilisé qui chavire sur lui-même. Matsunaga ,miné par la maladie ,arpente sans but les rues d’un territoire dont il se retrouve dépossédé par Okada,son rival, de retour de prison et fraîchement intronisé par l’oyabun (le parrain). Il titube tel un zombie et la caméra induit cette descente aux enfers en multipliant les cadrages obliques. La perspective vacille autour de lui comme pour singer la démarche d’un homme ivre. L’ange salvateur et l’ange exterminateur se superposent dans une ivresse qui contamine jusqu’aux images marquées du sceau de la mort imminente de Matsunaga. L’acmé de la maladie vient coïncider avec l’acmé du film dans la scène cathartique du combat à mort entre Okada et Mutsanaga. L’image de Mifune en ange exterminateur est réfractée et démultipliée comme autant de doubles dévastateurs. Prisonnier de son passé de yakusa, il est cerné par le présent de l’action qui l’accule à la mort. Le film est dans une impasse que borne la mare dévastatrice. Les déchets qui y sont déversés quotidiennement ne sont pas seulement organiques mais humains trop humains. Le film se clôt sur une pâle lueur d’espérance : « la volonté guérit les maux de l’humanité ».