Comparons deux auteur·ices et deux époques à travers une même œuvre : Les Proies, mis en scène respectivement par Don Siegel (en 1971) et Sofia Coppola (en 2017). Alors que Coppola, au nom du féminisme, expurge son film de toute obscénité et transforme ses héroïnes en parangon de vertu, Siegel, lui, se plaît à nourrir les fantasmes des siennes, au point de confondre les habituelles distinctions genrées au sein d’un grand maelstrom de désirs.
Du mâle séducteur…
Qui sont « les proies » du titre ? Il serait bien tentant d’y voir les femmes de l’institution pour jeunes filles de Mme Martha (Geraldine Page), dans laquelle s’introduit, sous couvert d’une blessure de guerre, un redoutable prédateur : l’homme. John MacBurney (Clint Eastwood) correspond en tous points – du moins dans la première partie du film – à l’imagerie du mâle conquérant. Émane d’un Clint Eastwood alors au sommet de sa carrière une fascinante beauté virile, dont Don Siegel fait la matière même du film.
Sa blessure à la jambe maintenant paralysé le soldat nordiste, celui-ci n’a pour seul moyen de séduction que la parole ; et il sait s’en servir. Calme, posée, la voix d’Eastwood apporte aux oreilles de jeunes (et moins jeunes) filles la caresse d’une virilité élégante, bien éloignée des Sudistes brutaux qui n’arrivent pas à contenir leur désir bestial devant tant de femmes.
Pourtant, la voix – et, structurellement, la narration – amène la tromperie. Les flash-backs qui émaillent les récits de MacB démentent ses propos charmeurs : au lieu d’un brave soldat nordiste blessé en venant au secours d’un malheureux Sudiste se dévoile un tueur embusqué. Ce montage des contraires ne distille pas cependant une moraline fustigeant l’hypocrisie ; bien au contraire, Don Siegel et Clint Eastwood plongent tous deux dans la mélasse des désirs emmêlés, qui ne peuvent s’épancher qu’à travers la chaleur d’une voix et l’attraction d’un visage.
… aux femmes perverses
Aussi, dans ce grand tourbillon des fantasmes, celles que l’on croyait naïvement proies du mâle prédateur deviennent à leur tour prédatrices. L’irruption de MacB dans l’institution trouble ses locataires, non par la terreur de l’homme, mais par les fantasmes inavoués ou refoulés que sa présence réveille : des amours incestueuses de Martha à l’irrépressible nymphomanie de Carol (Jo Ann Harris), en passant par le rouge aux lèvres de la virginale Edwina (Elisabeth Hartman) et les câlins de la petite Amy (Pamelyn Ferdin), toutes se rappellent leur impureté, aussi cachée la gardaient-elles.
Dès lors, l’inconscient envahit l’écran. Typique des années 70, du Nouvel Hollywood et de l’affranchissement du Code Hayes, la mise en scène se fait psychédélique, n’hésitant pas à déformer le caractère lisse des images sous le poids de fantasmes remontés des profondeurs de la psyché humaine. Surimpressions, filtres, décadrages… : au contact de MacB, chaque pensionnaire trahit son être véritable, jusqu’alors masqué par les apparences et les bonnes manières.
Tel est pris qui croyait prendre ; la mouche MacB se pensait toute-puissante, et la voilà coincée dans la toile d’araignée. Dans ce huis-clos où pèse une lourde atmosphère féminine, homme et femmes, forcés de cohabiter, se montrent sous leur vrai visage : des créatures rongées par le désir, et qui ne trouveront de cesse de s’entre-déchirer qu’en extériorisant ces pulsions qui les dévorent.