« Etre geisha, c’est être appréciée comme une oeuvre d’art vivante »
Un demi-monde en demi-teinte
Au tournant des années 50, Kenji Mizoguchi, souvent taxé de cinéaste réactionnaire pour le conservatisme de ses films, se désespère de l’extinction du monde flottant (Ukiyo-e) des geishas. Pénétré des manières de ces beautés évanescentes, il n’a de cesse de les réhabiliter dans leur fonction « décorative » à l’image de leurs parures ornementales. Il doit désormais sacrifier à l’évolution des mœurs. Impuissant, il assiste au dévoiement de leur statut dans l’immédiat après-guerre et les cerne sous un jour sombre et désenchanté dominé par le camaïeu gris de la photographie estompant les fards prononcés de leurs visages apprêtés et le faste diapré de leurs kimonos de cérémonie.
Même si elle recourt à des ressorts mélodramatiques éculés et caricaturaux et emprunte au shimpa qui est le genre de prédilection de Mizoguchi après le film d’époque (jidaï-geki), la peinture en demi-teinte que ce paysagiste de l’âme livre d’un demi-monde gangréné par le poison de la prostitution est particulièrement émouvante dans son triptyque Les Musiciens de Gion (1953), Une femme dont on parle (1954) pour atteindre son apogée avec La rue de la honte (1956).
L’intrigue des Musiciens de Gion -le titre français est étrangement décalé- est ancré dans ce quartier des plaisirs raffinés de Kyoto par opposition au quartier Toshiwara de Tokyo où vivent les geishas de basse extraction qui sont les jouets du désir brutal de l’homme. C’est à Gion qu’officient les geikos, ces geishas de luxe qui savent tenir leur rang ; entraînées à l’art du divertissement.
Poupées vivantes aux déambulations mécaniques, elles jouent le shamisen, cet instrument à trois cordes qui vient ponctuer les miaulements gutturaux du kabuki. Gracieusement ondoyantes, elles esquissent une chorégraphie tout en battant la mesure au tambourin. L’arrangement floral et la cérémonie du thé n’ont pas de secret pour elles. En hôtesses d’accueil accomplies, elles savent mener une conversation et verser à l’envi le saké chaud dans les coupelles de leurs clients émoustillés. Leurs coiffures ouvragées et « tirées à quatre épingles » et leurs corps graciles emmaillotés en strates multiples dans des étoffes richement adornées, les geikos trottinent d’un pas menu caractéristique, juchées sur leurs getas, ces socques de bois. Mizoguchi condense en quelques images intemporelles de geishas le trait constitutif de leur corporation et l’on se prend à regretter qu’elles ne soient pas en couleurs pour leur conférer cette présence « palpable ».
Un labyrinthe qui ne laisse aucune échappatoire dans sa trajectoire d’enfermement
Un panoramique circulaire inaugural vient circonscrire l’agglomération urbaine de Kyoto pour terminer sa course sur le quartier de Gion. Mizoguchi donne ainsi un tour d’écrou à l’action de son film qui ne laisse aucune échappatoire dans sa trajectoire d’enfermement.
Dans le dédale des venelles et des passages dérobés de Gion, Eiko (Wakao Ayako) erre comme une âme en détresse laissée à l’abandon depuis la mort prématurée de sa mère, ancienne geisha, entre un oncle lubrique et un père dénaturé dont le commerce autrefois florissant connaît la faillite. Elle débarque dans ce quartier ancestral de Kyoto avec toute l’ingénuité impulsive de ses 16 ans et implore instamment Miyoharu (Michiyo Kogure) , une geisha établie à son compte, de la former comme maiko (apprentie-geisha).Réticente de prime abord, Miyoharu entrevoit en elle la candeur désarmante de ses rêves de jeunesse et finit par la prendre dans son giron maternel.
Les geishas, ces vaporeuses réminiscences des courtisanes du Japon féodal
Mizoguchi décrit minutieusement la faune interlope autour de laquelle gravitent ces dames de compagnie, vaporeuses réminiscences des courtisanes du Japon féodal, que sont les geishas. Telles des fleurs déhiscentes, elles disparaissent à la nuit tombante aussi furtivement qu’elles apparaissent ; à la merci de clients éméchés de passage. Le cinéaste confond les menées douteuses de Kasuda, un brasseur d’affaires véreux, qui gère plusieurs maisons de rencontres (maschiaei) camouflées en maisons de thé. Ce dernier fraye avec l’entremetteuse Okimi, matrone influente, figure dominatrice de la dame patronnesse et « mama-san » pour ses protégées.
Intrigante pourvoyeuse d’une provende d’hôtesses à vendre, elle entend tirer le meilleur profit de ces proies faciles pour mener à bien ses lucratives affaires. Telle une mante religieuse cruelle envers la gente féminine cette fois, elle vendra Eiko au peu scrupuleux Kasuda pour payer la caution de son fourniment, son trousseau de geisha fraîche émoulue du sérail.
Toute une économie souterraine de la sensualité se met en place pour servir les intérêts d’un microcosme affairiste hypocrite et passablement corrompu.
Eiko prend naïvement à cœur son apprentissage de geiko et les préceptes qui en découlent. Cette image d’ Epinal invariablement reconduite à l’usage des touristes en goguette ne correspond en rien à l’implacable réalité de son quotidien. Sous la conduite diligente de l’administration militaire d’occupation du général Mac Arthur en charge de démocratiser l’archipel, la geisha est vantée comme une véritable institution,« une œuvre d’art vivante » aussi essentielle que la cérémonie du thé, le théâtre Nô ou le mont Fujiyama. En écaillant le vernis de cette carte postale « iconique », elle n’est plus dans le film qu’une marchandise d’échange aussi impersonnelle qu’un réfrigérateur.
Quand une geisha défait son obi
Eiko décontenance l’une de ses formatrices en l’interpellant sur son droit de recours en justice si elle vient à être forcée par les avances d’un client malveillant. Celle-ci lui rétorque évasiment « qu’en théorie elle a le droit pour elle et seulement en théorie ». Alors que son « protecteur » qu’elle se refuse à être son « souteneur » tente d’abuser d’elle en l’embrassant de force, Eiko le mord jusqu’au sang au point de l’envoyer à l’hôpital. Contrite, Eiko expose Miyoharu qui est contrainte en retour de coucher avec un client pour conclure une affaire juteuse.
Mizoguchi dénonce cette implacable hiérarchie de compromissions dont la geisha constitue le maillon le plus vulnérable. L’instant d’après, réduite à n’être plus qu’un simple objet de froide concupiscence, Miyoharu défait pudiquement son obi dans l’antichambre de l’okiya (maison de plaisir) sous le regard de satisfaction narquoise du client qu’elle avait jusque-là éconduit. Si ailleurs la geisha est respectée et servie voire même traitée avec dignité, dans l’intimité de la chambre, on attend d’elle qu’elle soit servilement dévouée au plaisir de l’homme.
Mizoguchi prolonge le postulat des Sœurs de Gion (1936) qui opposait la geisha de la tradition à la geisha jusqu’au-bout-iste mais dans un contexte autrement plus complaisant. L’après-guerre est une période de reconstruction qui laisse entrevoir une timide émancipation de la femme face à l’écrasante suprématie de l’homme et l’oppression qu’il exerce sur elle . L’impétuosité de Eiko et son amour-propre indéfectible la met en butte à l’ostracisme des clients qui se refusent à envisager la geisha comme une simple dispensatrice des arts de divertissement. Sans protecteur ou sans mécène, la geisha est la proie facile de toutes les exactions.
Au terme de leur refus commun de céder au désir brutal de l’homme, Eiko et Miyoharu retrouvent une dignité de leur métier et la volonté de se battre pour perpétuer leur idéal d’une geisha « ritualisé » . Le film se clôt sur leur trottinement de conserve dans la rue qui laisse augurer d’un avenir meilleur.
Distributeur : Capricci/les bookmakers