Une Femme dont on parle

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« Une femme dont on parle » est un petit bijou de splendeur formelle. Chantre de la femme opprimée, Mizoguchi s’insinue dans l’intimité de ces excommuniées que sont les geishas modernes ; accablées de plaisirs mais sevrées d’amour. En version restaurée.

« L’amour terrible, désolant et honteux, l’amour maladif des courtisanes » (Baudelaire)

Etre une geisha est tout sauf une partie de plaisir

Au crépuscule de la vie de Mizoguchi, la geisha connaît une singulière transmutation. D’objet de désir sacralisé, elle devient un objet de consommation du fait que la société japonaise se modernise et qu’elle rompt sous l’action érosive du temps les liens effilochés qui la rattachent encore à une certaine idée de la féodalité. 1957 verra l’interdiction pure et simple de la prostitution au Japon. L’icône de la geisha traditionnelle se délite comme un poisson à la cuisson.

A l’origine, le statut social de la geisha, littéralement « personne de l’art », est très codifié et encadré. Etre une geisha est tout sauf une partie de plaisir . Avant que sa fonction première ne s’abâtardisse et dégénère, elle se cantonne à un rôle de dame de compagnie. Sans être une vestale stricto sensu, elle est avant tout formée aux arts populaires comme à ceux du maintien et du savoir-vivre pour divertir. Elle sait tenir une conversation le cas échéant. De même, elle exerce son aptitude aux arts de la danse ou de la musique en s’accompagnant du shamisen qui égrène des sons incantatoires aux modulations étranges. Elle officie au cours de la cérémonie du thé tout en excellant dans l’arrangement floral.

Au fil des siècles, cette image d’épinal va peu à peu s’écorner et laisser la place à un vocable fantasmé, profondément dénaturé et détourné de sa fonction première. L’après-guerre va contribuer à radicalement façonner une conception moins virginale de la geisha. Celle-ci s’émancipe tout en prenant le virage de la modernité et devient alors une courtisane qui sert désormais le saké dans les coupes pour mieux endormir le désir exaspéré des hôtes de l’oki-ya , l’ancienne maison de geishas, commuée en maison close ou maison de plaisirs. Le saké de la bonne humeur est le dérivatif à l’amour charnel. Le client qui en a absorbé à profusion n’est plus en état d’attenter à la vertu des hôtesses.Les geishas n’hésitent pas à en servir à l’envi pour que les hôtes égrillards oublient le but ultime de leur visite et repartent fin soûls de leur zashiki, un banquet traditionnel qui se transforme couramment en beuverie.

 

 

Une fascination presque monomaniaque pour ces poupées vivantes

Jeune, Kenji Mizoguchi affichait un port altier et élégant. Il fréquentait assidûment toutes sortes de prostituées selon un rite initiatique et une approche ethnocentrique dans le même temps. Il y assouvissait certes une curiosité de jouvenceau portée par une attraction irrésistible pour le sexe opposé.

On peut légitimement penser qu’il trouvait en germe dans ce creuset microcosmique matière à appréhender la réalité de la condition féminine de son temps avec une pointe de cruauté sadomasochiste dans le raffinement qu’il paraît difficile de ne pas relever. Comme Toulouse Lautrec traînait ses guêtres dans les lieux de plaisir pour y fermenter son principal sujet d’inspiration de peintre ou d’affichiste.

Le « plus grand cinéaste du monde », comme il est gravé sur sa tombe en guise d’ épitaphe, a toujours éprouvé une empathie compassionnelle pour le sort réservé à ses protégées. L’explication de cette fascination presque monomaniaque réside pour partie dans un avatar de son existence de bohème ou il fut « bourreau des coeurs » avant de devenir ce « bourreau de travail » de la plus extrême intransigeance. Son adolescence est en soi une péripétie mélodramatique : le père ruiné et acculé à la pauvreté dut se résigner à vendre sa soeur Suzu comme geisha pour subvenir aux besoins de la famille Mizoguchi. Cela tend à expliquer son immersion, son imprégnation et son implication au point d’être considéré comme un spécialiste des mœurs de cette faune féminine.

C’est dans cet état d’esprit que la compagnie de production Daiei lui confia la réalisation de La femme dont on parle. Le titre français entretient l’ambiguïté. Plus approprié eût été « l’amante crucifiée » s’il n’avait été repris au pluriel dans le film d’époque consécutif selon une filiation trouble. Scénariste attitré depuis Les sœurs de Gion (1936) de Mizo-san -comme on le surnomme par déférence -Yoshikata Yoda évoque en substance dans son recueil de souvenirs son désintérêt manifeste pour le projet élaboré par son ami d’enfance et romancier Matsutaro Kawaguchi.

 

Femmes d’une génération sacrifiée

Dans La femme dont on parle, l’apparat des geishas dans leurs plus beaux atours n’est qu’une façade de fausse respectabilité. Et les geishas dont il est question n’en sont plus quand bien même elles continuent d’en arborer les attributs comme un puissant ses armoiries : le kimono de soie brodée, l’obi (ceinture) enroulée pour la geisha aguerrie et tombant pour la maiko, l’apprentie-geisha ; leurs visages poudrés d’un blanc de porcelaine et leurs traits fardés. Elles sont à présent dévoyées de ce qui fut jadis la noblesse de leur rôle insigne : divertir par la maîtrise des arts populaires japonais.

La femme dont on parle est la femme d’une génération sacrifiée. Le film est le deuxième chaînon d’une trilogie qui commence avec Les Musiciens de Gion ou La fête à Gion (1954) pour s’achever avec La rue de la honte (1956), ultime opus du maître qui disparaîtra en août de la même année emporté par la leucémie qu’il avait insidieusement contracté.

Le récit filmique emprunte à la fois au gidai-geki donc à la chronique contemporaine ,au mélodrame bourgeois et au shomin-geki , genre auquel se sont entièrement consacrés Ozu et Naruse pour lui donner ses lettres de noblesse. Ici, la figure de la demi -geisha ou de la demi -prostituée selon l’appréciation portée par le spectateur devient la variable d’ajustement et le point de focalisation de ce paysagiste de l’âme féminine qu’est Mizoguchi. La dénonciation sous-jacente de la lente mais progressive dégradation des conditions de vie des geishas culminera en 1956 avec La rue de la honte, film précocement testamentaire du maître.

 

 

La maison des geisha : épicentre des plaisirs illicites et caisse de résonance des passions amoureuses

Dans la continuité des Musiciens de Gion (1953), l’action du film se déroule entièrement dans une maison de geishas qui est l’épicentre des plaisirs illicites et le réceptacle d’un affrontement passionnel mère-fille. L’opposition tradition contre modernité trouve une nouvelle déclinaison dans le ressassement d’un leitmotiv obsédant.

Le mélodrame est triangulaire. Hatsuko, tenancière d’une okiya,maison de geisha,est incarnée par l’actrice Kinuyo Tanaka, égérie de Mizoguchi et poignante d’émotion contenue et refoulée dans le rôle. Sous sa houlette protectrice, la maison devient maisonnée. Sa fille Yukiko (Yoshiko Kuga) est encore commotionnée des suites d’une tentative de suicide avortée. Apprenant l’activité inavouable de sa mère, son soupirant a décidé de mettre un terme à leur relation. Depuis l’incident, Yukiko a contracté un ressentiment persistant envers sa mère et un dégoût prononcé pour sa profession. Hatsuko recueille donc sa fille convalescente dans son havre de plaisirs afin qu’elle se remette sur pied grâce à l’entremise du docteur Kenzo qui n’est autre que son prétendant pour lequel elle est prête à hypothéquer son établissement afin de financer son projet de clinique et ainsi s’attirer ses faveurs et cimenter -du moins le pense-t-elle -leur union. C’est compter sans l’infatuation de Yukiko pour le docteur de la même génération qu’elle. Le cynisme, la veulerie, la lubricité et la rapacité de la gente masculine mettront à bas ces espoirs infondés d’unions et effaceront les rancoeurs entre la mère et la fille.Dans un inversement des situations , la fille est vêtue à l’occidentale au début du film pour manifester son appartenance culturelle et son rejet de la caste des geishas. Comme pour sceller leur réconciliation,elle secondera sa mère à la tête de la maison, vêtue d’un kimono.

Splendeurs et misères des courtisanes

En jouant délibérément sur les contrastes, Mizoguchi vilipende de façon flagrante une société intrinsèquement machiste qui maintient la gente féminine dans l’assujettissement. Stéréotypées, les situations verseraient dans le mélodrame sirkien ou le soap opéra en noir et blanc n’était la virtuosité formelle de la réalisation. Par un dévoiement incessant de la caméra, sa rétention à distance, l’intention s’exhibe;jamais l’acte. Ainsi du long plan-séquence où Hatsuko,toute retournée, surprend la liaison orageuse de sa fille et du jeune docteur Kenzo désireux de faire leur vie à Tokyo à son insu jusqu’à ce qu’elle s’interpose, impérieuse d’aplomb,entre les deux amants prêts à s’entre-déchirer.

Auparavant, dans une charge bouffonne, le spectacle de Nô se fait le relais dérisoire sur scène de la forfaiture qui se joue dans la coulisse de la vie réelle . Une femme âgée est moquée pour sa quête amoureuse. Dans une juxtaposition cruelle, l’identification s’opère avec Hatsuko. Bruissante de l’effleurement soyeux de son kimono, l’héroïne de Mizoguchi poursuit des songes éveillés pour embrasser des ombres. C’est cette minceur immatérielle que le cinéaste noue comme à distance respectueuse , distend puis relâche insensiblement pour déjouer les mystères de la pudeur.

Avec ces bouquets de femmes aux efflorescences sulfureuses, il semble donner vie aux estampes d’un Utamaro. Ainsi portraiture-t-il ces femmes bafouées dans leur honneur ;brûlant de toute l’ardeur de la passion mais tenues en lisière par leur sujétion à l’homme.

Femmes à vendre , les geishas ne sont qu’ornementations suspendues au bon plaisir de clients lubriques. Des frôlements soyeux tels des bruissements d’ailes s’exhalent de leurs corps aux formes ondoyantes momifiées dans le drapé du kimono;cultivant le désir en couches superposées. Parangon de petite vertu, la geisha mizoguchienne est certes une maîtresse,fatalement une femme entretenue mais en aucun cas une épouse. Telle une poupée vivante à remontoir, elle accomplit sa tâche mécaniquement selon un rite ordalique. Elle n’est que le fantôme de sa vie de plaisirs. « Quand cessera-t-on d’avoir besoin de filles comme nous ? » s’interroge avec perplexité une geisha apprêtée pour se rendre à un banquet dans les dernières images du film. « Cela existera toujours » lui répond sa collègue avec fatalisme tout en lui emboîtant le pas.

 

Distributeur : Capricci/ Les Bookmakers

Titre original : Uwasa no onna

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Durée : 85 mn


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