La Rue de la honte

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Film choral, « la rue de la honte » lève un voile cynique sur les rapports sociaux entre ces travailleuses du sexe formant une micro-société qui serait la métastase d’une société nippone gangrenée par la misère de l’après-guerre préludant à sa reconstruction. Une œuvre testamentaire corrosive et virulente en version restaurée.

« Fermer les maisons closes, c’est plus qu’un crime, c’est un pléonasme » Arletty

Dans La rue de la honte, Kenji Mizoguchi aborde crûment la prostitution comme un phénomène de société régi par une économie de marché et suspendu aux décisions velléitaires d’un gouvernement fantoche amplement décrié et dénoncé pour son hypocrisie et sa franche incompétence. La question brûlante d’interdire la prostitution est sur toutes les lèvres et débattue  au parlement japonais. Le décret d’interdiction sera d’ailleurs promulgué peu de temps après la sortie du film comme si sa portée sociologique avait fait jurisprudence.

La maison close : un « samu social » pour femmes à la dérive

Le commerce lucratif de la prostitution  apparaît caricaturalement sous un jour idyllique comme une activité de salut public ; voire, dans ce contexte particulier de l’après-guerre, de salubrité publique. Le lupanar devient un « samu social» pour femmes à la dérive.

La maison de passes du film est d’ailleurs dénommée de manière affriolante « Dreamland » qu’on pourrait traduire par « îlot de rêves » par euphémisme pour masquer une industrie du sexe qui, contre toute attente, sait s’adapter à l’air du temps.

Pour contourner les interdits de la loi anti-prostitution du 26 mai 1956,les proxénètes ne sont jamais à court d’imagination. D’autres établissements « spécialisés » aux appellations savoureuses et aux pratiques sophistiquées verront le jour par la suite telles les « Soapland »maquillant une prostitution active mais à vertu « prophylactique » pour prévenir les maladies vénériennes.

 

La prostitution : un mal nécessaire qu‘il convient de restreindre, proscrire et, pour finir, interdire

En 1948, avec Femmes de la nuit, Mizoguchi dénonçait déjà une prostitution institutionnalisée dans un registre néo-réaliste où la violence sexuelle faite à ces esclaves du sexe les vouait à une spirale d’existence auto-destructrice. La rue était alors le lieu de propagation de la syphilis et ces femmes de la nuit en portaient les stigmates.

Dix ans après, le cancer de la prostitution s’est métastasé ; gagnant en légitimité comme un mal nécessaire qu’on doit restreindre, proscrire et, pour finir, interdire. Le film, dans sa progression, laisse deviner cette inéluctabilité sous-jacente.

Dans Une femme dont on parle (1954), Mizoguchi observait avec amertume le lent processus de détérioration du statut de la geisha en tant que « dame de compagnie » pratiquant les arts traditionnels du divertissement. Ce film s’intéressait à la vie des pensionnaires d’une « okiya », maison de geishas, laissant deviner en filigrane ce glissement progressif vers une prostitution de bas étage.

La rue de la honte ne fait qu’entériner cet état de faits et ne laisse plus aucune ambiguïté sur la nature des activités pratiqués dans les bordels. Par opposition aux »femmes de la nuit » qui dénonce une prostitution sauvage et rampante ravalée par l’exercice de la « rue », « la rue de la honte » ouvre des perspectives en se focalisant sur les destins liés de plusieurs prostituées.

 

 

Mieux vaut encore l’enfer du lupanar que l’enfer de la rue

Semble suggérer la morale sous-jacente du film. Et la maison close tient ici lieu de havre et d’hospice pour femmes maltraitées. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes.

En montrant « sans fards » cette prostitution« institutionnalisée, Mizoguchi en donne à voir une description  naturaliste à la manière d’un Zola ou d’un Balzac.  Comme Zola décrivant le « ventre de Paris », Mizoguchi éclaire avec la même acuité d’observation les « entrailles » d’une maison de plaisirs  dont il explore tous les rouages.

« Une petite entreprise qui ne connaît pas la crise »

Au sommet de la hiérarchie, le souteneur et sa femme  sont de véritables chefs d’entreprise dont le fonds de commerce est la prostitution considérée comme un commerce légalisé et comparable à n’importe quel autre. Tous les commerces avoisinants profitent par essaimage de l’activité des plaisirs tarifés.

Certains fournisseurs sont parfois payés « en nature » par les prostituées qui ne peuvent honorer les ardoises qu’elles leur laissent.

 

L’argent sale de  la prostitution irrigue une  véritable économie de marché

L’argent  « sale » de la prostitution circule en permanence pour « faire tourner » le commerce et la « machine sociale » et irriguer une économie parallèle en circuit fermé. Ainsi du fournisseur de literie et de tissus, à peine a-t-il- été réglé des factures qu’on lui doit  qu’il réinjecte son pécule dans la consommation des courtisanes de bas étage dont il devient le micheton.

Un brin paternaliste, le proxénète se comporte comme un « responsable des ressources humaines »(DRH) tandis que sa femme tient la caisse et houspille gentiment ses protégées. Le couple exhorte sans cesse leur main d’oeuvre à être de bonnes « gagneuses » productivistes et méritantes pour améliorer leurs moyens de subsistance.

Tout le monde sans exception au sein de ce quartier des plaisirs Toshiwara de Tokyo semble trouver son compte dans l’exploitation éhontée qui est faite de ces femmes ; autrement  livrées à  elles-mêmes et à leur sort peu enviable. Tous les commerces avoisinants profitent par essaimage de l’activité des plaisirs tarifés.

 

 

Deux paternalismes s’opposent : celui de la permissivité et celui de l’interdiction

La maison close reproduit à tous ses étages une hiérarchie de la « débrouille » et un système D de la vénalité que facilite cette volatilité de l’argent facile. Peu scrupuleux,les tenanciers de la maison de passes, sous couvert de protection sociale envers leurs employées de la gagne , ont quelque peine à  dissimuler une cupidité servile.Ils font de leurs protégées les victimes d’un esclavagisme sexuel en employant la ruse et en leur laissant présager des fins de mois difficiles si elles ne « mettent pas les bouchées doubles ».

Leurs exhortations au travail sonnent curieusement comme les prédications familières d’un prêtre à ses ouailles pour inciter à la dévotion. Sauf qu’en l’occurrence, il est question d’incitation à la débauche à laquelle la loi portera un coup d’arrêt décisif.

Les  représentants des forces de l’ordre tempèrent , quant à eux, les ardeurs de ces femmes vénales en leur promettant que le gouvernement leur trouvera de l’embauche dans la perspective  de leur prochaine reconversion après l’adoption de la loi anti-prostitution.

Pour se convaincre de l’utilité « sociale »de son business, la matrone comptable du bordel (Sadako Bawamura) interpelle le policier avec l’aplomb d’une mère maquerelle: « Cela fait 300 ans que le quartier des plaisirs de Yoshiwara existe. Une affaire aussi lucrative pourrait-elle durer aussi longtemps si elle n’était d’utilité publique? »

A plusieurs reprises dans le film, son époux, Mr Taya (Eitaro Shindô), stimule ces femmes comme un chef d’entreprise le ferait avec son personnel : « nous sommes des travailleurs sociaux. Et ce sont nous les propriétaires de cet établissement qui vous protégeons et non le gouvernement qui votent ces lois ridicules. Sous notre égide, vous ne mourrez pas de faim et ne commettrez pas de suicide. Nous pallions largement les insuffisances de la politique de santé de ce gouvernement. »

Même si les prostituées ne sont pas dupes de ce discours abusivement paternaliste, elles se rangent du côté du patron car la perspective de la loi anti-prostitution ne leur laisse que peu d’espoir de pouvoir encore exercer leur activité.

Dans son film choral, Mizoguchi balaie tout l’éventail possible des cas sociaux de prostituées en présence et entrecroise leurs destins de vie. La corporation en son entier est menacée . Sans pressentir qu’il tire là sa dernière révérence cinématographique, le cinéaste tourne des images de racolage des prostituées  sur la voie publique.

La relève s’annonce difficile : une jeune prostituée outrageusement maquillée tente désespérément d’attirer le regard du chaland sans y parvenir et se dérobe à notre voyeurisme de spectateur. Le flash est dérangeant et procure de l’inconfort car il interroge en dernier ressort le spectateur et, derrière lui, le client potentiel de la prostituée qu’il convient également de criminaliser.

 

Distributeur : Capricci/les bookmakers

 

Titre original : Akasen shitai

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Durée : 87 mn


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