Le Serpent aux Mille Coupures

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Eric Valette gagne encore en assurance et en efficacité, avec un mélange de polar et de western rural d’une maîtrise appréciable. Un vrai divertissement populaire, un travail d’artisan dans le sens le plus noble du terme.

Il y a un film formidable qui sort entre Boule et Bill 2 (Pascal Bourdiaux), Baby Boss (Tom McGrath) et Sage Femme (Martin Provost). C’est un polar sec, efficace, bien écrit, avec des personnages crédibles et marquants, des enjeux contenus, une mise en scène ample, sans ostentation, et un délicieux goût de western crépusculaire. Un film français, adapté d’un bouquin de DOA, auteur qui bénéficie tout de même d’une certaine hype, emballé par un réalisateur solide qui nous a donné quelques films allant de l’estimable au carrément enthousiasmant, qui a fait le seul Bee Movie entièrement valide (Maléfique, 2003) et nous avait laissés sur un thriller politique de haute volée et un polar excellent (respectivement Une Affaire d’Etat en 2009 et La Proie, en 2011). Toutes choses qui devraient, dans un monde logique, faire piaffer d’anticipation des armées d’amateurs de cinoche depuis des mois dans tout le pays. Ce film, pourtant, vous n’en entendrez parler que brièvement et par miracle, et ne pourrez le voir qu’en vous précipitant dans de rares multiplexes de quelques grandes villes, pour peu qu’il n’ait pas été déprogrammé entre votre départ de chez vous et votre arrivée dans la salle, au profit d’un mastodonte quelconque adoubé par les services de presse de grands groupes. Il convient donc de lui rendre justice avant qu’il reparte dans les cartons avec l’espoir de se rentabiliser en vidéo, comme tant d’autres. Mais bonne chance, vu l’interdiction aux moins de 16 ans dont a écopé, un peu au pifomètre, un film qui ne mérite pas un tel coup de bambou.
 

 

Humblement, sûrement, sans vraiment faire de bruit, Eric Valette continue son chemin en artisan. Il lui arrive bien entendu de trébucher, de se faire subvertir par des exécutifs sans goût, de jouer les utilités dans des exercices télévisuels pas indispensables. Comme tout le monde. Néanmoins le bonhomme perpétue, à son niveau et avec constance, une tradition considérée à tort comme désuète. Celle, héritée du roman-feuilleton et de la série noire, du divertissement populaire, adulte, respectueux de l’intelligence de son spectateur, exigeant sans être précieux. Avec quelques autres (Cavayé, Rocher, Boukhrief, Siri, Gans, Kounen, Laugier, etc.) il fait partie d’une sorte de secte de purs conteurs dont le but semble n’être que de raconter des histoires intéressantes aux gens. Une démarche qui met de côté les amphigouris de publications bien mises, ce rideau de fumée rhétorique d’un système qui organise sa propre illisibilité, pour cacher des crapuleries de classe. Une démarche, aussi, à mille lieues du cynisme mercantile "Hanouna Approved" refilant des pelletées de sous-produits toxiques à des masses supposées passives qu’on méprise avec leur propre assentiment. Un type qui aime faire des films, pour les films eux-mêmes, et a même la présence d’esprit de préférer signer des adaptations que des scénarii originaux, repoussant du pied le bénéfice symbolique très français du statut d’auteur. Bref, un illuminé.

Dans la campagne du Sud-Ouest se croisent plusieurs trajectoires hétéroclites : un couple de fermiers en butte aux attaques racistes de ses voisins, un homme d’action mystérieux avec un plan épervier rien que pour lui, des trafiquants de drogue en négociation transfrontalière. Le fugitif se retrouve à occire les trafiquants par pure défense et doit se réfugier chez le couple, qu’il séquestre sans états d’âme. Mais la mort des hommes déclenche l’arrivée d’un terrifiant homme de main venu nettoyer les traces du trafic, alors que les voisins indélicats et le chef de la gendarmerie convergent vers la ferme.
 

 

Pour qui s’attend au ron-ron compartimenté du tout-venant actuel, Le Serpent aux mille coupures aura de quoi décontenancer. Ce n’est pas plus une œuvre réflexive qu’un trip de fan-boy, son humilité réelle ne le pousse pas au misérabilisme et son désir de divertir ne l’entraine pas dans une débauche de cosmétique pyrotechnique ou stylistique. Le ton est rigoureux sans être âpre, épuré sans être dépouillé, frontal sans complaisance, allusif sans pudibonderie. Cet équilibre assez périlleux rend le film en lui-même peu séduisant au demeurant : de l’introduction aux plus gros développements bellicistes, l’optique est résolument anti-climatique. On sent bien que le désir de ne pas tomber dans le comic book involontaire pousse le film à un certain excès de circonspection, que des explosions de violence très graphique contrebalancent ponctuellement au risque de paraître flanquées là par caprice. Bref, à tant vouloir ne pas singer la démonstrativité d’un Canicule (Yves Boisset, 1983), le long métrage se présente comme austère, presque monacal, et s’aliène peut-être un public qui le trouvera, à tort, revêche. On peut déplorer cet apparent manque de générosité, c’est pourtant cette approche qui fait toute la valeur du projet.

De l’écriture à la direction d’acteurs, Valette voit bien qu’ayant des situations et des personnages difficiles à crédibiliser dans leur agencement, il lui faut redoubler de retenue pour conférer le réalisme qui sied à son récit. Le dernier acte diffère par exemple sensiblement de celui du roman, plus grandiloquent, et certains contextes sont judicieusement laissés dans l’ombre. Ainsi de l’identité du fugitif (Tomer Sisley laisse enfin au placard ses sourires en coin d’affiche Dreamworks et c’est tant mieux) ne sera jamais évoquée en dehors d’une salutation sibylline en toute fin de métrage, les beaufards racistes ne dissertent pas entre eux sur leur beauferie raciste, et les divers jeux de pistes et d’influences s’entrecroisent avec une économie de dialogue pertinente. C’est une approche très casse-gueule pourtant, en ce sens qu’elle demande une certaine éducation au spectateur, envisagé non comme un post-ado ne devant réagir qu’à des stimuli simples et appliquer des grilles de lecture inculquées, mais comme un adulte, doté d’une expérience de l’existence suffisante pour admettre la part d’arbitraire et d’illisibilité du monde, l’absence même de résolution des évènements, bref la condition humaine dans toute son impuissance face aux hasards de l’abjection.
 

 

Car le réalisme dont certains refuseront de gratifier l’effort de Valette est précisément celui-ci. Les situations qui s’imbriquent sont hétéroclites, toutes les justifications narratives ne font pas l’objet de payoff (notamment l’arrière-plan politique qu’on devine derrière le plan épervier lancé à l’encontre du protagoniste, recherché fallacieusement pour djihadisme), les rencontres sont parfois carrément arbitraires, la violence s’abat sur les justes comme sur les injustes et rien n’est vraiment résolu à la fin. On n’est pas dans un Hercule Poirot ici : la solution au mystère ne sera pas apportée pour revenir à un statu quo de départ, laisser tout un chacun dans l’illusion rassurante d’un ordre, d’un apollinien qu’on pourrait restaurer, d’un dionysiaque qu’on peut ranger dans un compartiment étanche une fois le mot "fin" atteint. Le polar moderne baguenaude plus volontiers dans le monde de l’omniprésence du mal, de sa banalité, de son inéluctabilité. Il n’y a d’ailleurs plus vraiment de mystère à résoudre, pas vraiment de héros à suivre : Valette met sur le même plan, en parallèle, les enquêtes du gendarme et de son homologue espagnol (avec un Pascal Gregorry impeccable  en mode Nid de Guêpes – Florent Emilio-Siri, 2002) et celle menée par le tueur à la solde des trafiquants boliviens. Chacun obtient une sorte de fin mot, mais l’ordre attendu n’est finalement qu’une vague contention du problème loin des civils, dont on doit bien accepter que certains se trouveront parmi les dommages collatéraux. Du point de vue de l’écriture de fiction, on voit bien ce que cette approche brise comme règles, le flou entretenu sur les motivations ou les contextes ne permettant pas de vraiment boucler le récit. Valette lui-même trébuche et ne résiste pas par moments à rentrer dans les clous en donnant des informations pas forcément utiles (les deux mentions de l’affaire Alègre, le monologue du flic espagnol, deux échanges avec la mère de famille et la fillette), sans toutefois que ça réduise l’impact du film qui semble ne nous dire qu’une chose : shit happens. Cette sécheresse de ton, loin d’être un effet pervers de la démarche, est bien le constituant assumé d’une mise en scène de l’arbitraire, qui de coups de malchance en explosions de violence pose un univers extrêmement palpable, réaliste dans sa peinture d’un monde rural triste comme un dimanche après-midi d’hiver. Par moments, on pense un peu au travail similaire qu’accomplissait l’incroyable Green Room de Saulnier (2015).

 

 

Mais alors de quelle manière. On a peut-être sous les yeux le meilleur film de Valette, le plus mature en termes de propos et de forme en tous cas, précisément dans son optique antispectaculaire. Justement, il ressemble étrangement à un mélange organique  entre Une Affaire d’Etat et La Proie. Le même regard à la fois ample et clinique, appuyé par une mise en scène qui met systématiquement sa recherche esthétique au profit de son récit (l’école du western et de la série B dont Valette s’est toujours réclamé), le même goût pour les dialogues arides, un arrière-plan politique omniprésent mais de façon irrémédiablement occulte, et surtout, la figure d’un ex-barbouze/tueur à gages absolument iconisé, qui porte le film sur ses épaules intimidantes au risque d’éclipser les autres personnages (Valette parvient d’ailleurs à l’exploit de faire exister les autres personnages au même niveau). C’était jadis le Fernandez joué par le gigantesque Thierry Frémont. C’est cette fois un autre acteur injustement condamné à jouer les quatrièmes couteaux qui démontre définitivement sa valeur à ceux qui ne l’auraient pas encore remarquée : Terrence Yin dans le rôle de Tod. Dans ce Serpent aux mille coupures (du nom d’une charmante méthode traditionnelle chinoise de torture et d’exécution), il est LE clou du spectacle, un mix sino-germanique terrifiant, aussi posé que sadique, aussi calme que parfaitement psychopathe, qui n’a besoin que d’arriver dans le plan pour le voler à son profit de la manière la plus inconfortable qui soit. Même en mettant de côté le discours discret mais salubre sur le racisme ordinaire, les implications macroéconomiques de la consommation de drogues dites récréatives, les personnages multidimensionnels et l’élégance d’une mise en scène opératique ET humble, la seule peinture de cette espèce de Mads Mikkelsen extrême-oriental entièrement dévoué à l’horreur ordinaire justifie de se précipiter en salles. Maintenant. Pour soutenir un artisanat cinématographique de qualité.

Titre original : Le Serpent aux mille coupures

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Durée : 106 mn


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