Le Juge

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Limpide et émouvant, un film qui vaut d´abord pour ses prestations d’acteurs.

Le Juge a pour principale originalité de marier avec un naturel désarmant deux genres éminemment hollywoodiens : le film de procès et la chronique familiale – autrement dit, le suspense dramatique du huis-clos et la déflagration émotionnelle du refoulé (via l’habituelle dialectique passé/présent, amour/haine, dit/non-dit). De ce long métrage remarquablement écrit, filmé avec une limpidité eastwoodienne, on retient surtout la vibrante interprétation des deux acteurs principaux, couple père-fils comme aime nous en offrir le cinéma américain – d’autant plus hanté par la figure tutélaire du père et par la tradition, l’héritage, l’histoire, que celle-ci est courte, et (comme John Ford lui-même le rappelait) déjà aussi légendaire que mystifiée. Aux faux-semblants, rebondissements, révélations, l’attirail dramaturgique du procès à l’américaine offre un large champ d’application. D’où l’équilibre harmonieux qui s’instaure ici entre film judiciaire et histoire de famille.

Robert Duvall campe Joseph Palmer, un juge de province à qui sa droiture morale vaut depuis quarante ans l’estime de ses concitoyens. C’est un patriarche, une figure du père dans toute sa splendeur archétypale, voire œdipienne – même si l’Œdipe finit ici par s’inverser et le fils par essayer de sauver le père. On ne peut s’empêcher de penser aux mots de Roland Barthes : " S’il n’y a plus de Père, à quoi bon raconter des histoires? Tout récit ne se ramène-t-il pas à l’Œdipe? Raconter, n’est ce pas toujours […] dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine? " [1]. Pour faire vivre cette relation paradoxale, on retrouve dans le rôle du fils un des acteurs hollywoodiens les plus bankables du moment, Robert Downey Jr (alias "Iron Man"). Un choix de casting judicieux : porté par son cabotinage et une sensibilité à fleur de peau qui perce sous la tchatche, l’acteur offre une interprétation saisissante d’Hank Palmer, un avocat cynique, aussi insolemment brillant que dépourvu de scrupules moraux – mais c’est ignorer les fêlures qui travaillent l’homme, et que le film va progressivement dévoiler. Ainsi, son divorce est imminent, sa petite fille risque de lui être arrachée. Et c’est dans ce contexte que survient la mort subite de sa mère. Les funérailles ont lieu dans sa ville natale, bourgade reculée où est demeuré le reste de sa famille. L’occasion pour Hank de retrouver, outre son père – et comme autant de remords de jeunesse – une femme qu’il a aimée jadis, ainsi que ses deux frères, un ancien sportif réduit à vendre des pneus et un simple d’esprit sans cesse arrimé à sa caméra.

 

La relation volcanique d’amour et de haine entre Joseph et Hank, ce père et ce fils apparemment aux antipodes, constitue le fil rouge du film, à tel point que le procès à proprement parler, certes riche en joutes verbales et rebondissements, ne semble au fond qu’un prétexte à montrer de quelle manière, après tant d’années, les deux hommes se retrouvent, s’affrontent, s’aiment, se rejettent et se révèlent à eux-mêmes. Le procès présente pourtant des aspects singuliers, qui auraient suffi à en faire l’objet d’un film à part entière – mais un film tout autre, circonscrit par la lumière crue, à la fois sociologique et tragique, du fait divers. En effet, à la barre des accusés figure le juge Palmer en personne, soupçonné d’un homicide. Et pour le défendre, même si le vieil homme sollicitait un autre avocat, son propre fils Hank, qui ne peut se résigner à croire à la culpabilité de ce père (trop) exemplaire. En face, impressionnant, mais pas assez présent peut-être, le procureur joué par Billy Bob Thornton. Entre ce triangle de personnages, parmi lesquels viennent s’en adjoindre bien d’autres, le récit coule avec fluidité, même si quelques scories viennent perturber son flux – ainsi de quelques effets roublards et gags répétitifs, comme celui du vomissement. Presque dépourvu d’afféteries, le film enchaîne les plans élégants dont la photographie feutrée, chaude, un peu granuleuse, signée Janusz Kamiński, accuse le charme rétro. Si Le Juge évite avec bonheur l’écueil de la froideur ou de la parodie (distance trop grande avec les personnages, ironie cinglante mais asséchante : symptôme des frères Coen), il frôle par contre l’écueil des bons sentiments (distance trop faible avec les personnages, fausseté sirupeuse : symptôme de certains Spielberg). C’est finalement grâce à un scénario au cordeau et à des prestations d’acteurs vigoureuses et sensibles que le film échappe au lacrymal.

 

Cela dit, d’où vient que malgré l’émotion, le spectateur a l’impression que Le Juge est passé à deux doigts d’être bien plus profond, plus poignant ? Un détour par un autre film nous éclairera peut-être. Même si un tel parallèle a ses limites, La Nuit nous appartient (We Own the night, James Gray, 2007) – sorte de relecture inversée du Parrain (The Godfather, Francis Ford Coppola, 1972), avec le même Robert Duvall en patriarche, et Joachin Phoenix dans le personnage du fils – osait l’âpreté, les scènes-chocs, la mise en relief de cruelles déchirures familiales, sentimentales, morales. Par comparaison, Le Juge paraît bien tiède. Et pourtant, sur le papier, sa trame et ses enjeux ne sont pas en reste, brassant haines dostoïevskiennes, inceste involontaire, souffrance liée à l’incapacité d’aimer, vertige du temps perdu. Mais c’est justement à l’aune de ces thèmes – gouffres qui le cernent mais à l’abri desquels il se calfeutre – que le film paraît bien lisse, trop coulant. Peut-être ce défaut tient-il autant à des frilosités de scénario qu’à certains choix de mise en scène, tel que l’usage complaisant d’une musique standardisée, lénifiante, qui loin de creuser ou interroger les scènes, tamise leur écho tourmenté. Ainsi, le film renonce à bander son arc, le tendre sur la durée avant d’exploser, il préfère d’emblée lâcher du lest, arrondir les angles, rendre comestibles pour les spectateurs du monde entier cette histoire dont certains prolongements pourraient semer le trouble – mais en courant le risque de l’âpreté et du malaise, c’est également la voie d’une vraie catharsis qui aurait pu être ouverte. Voilà qui était certainement trop demander à ce film de studio consensuel et soigné. Même borné par sa prudence commerciale, Le Juge rayonne de la conviction de ses interprètes, et il serait injuste que sa dimension résolument sous-eastwoodienne affecte l’estime qu’il mérite.

[1] in Le Plaisir du texte (1975), à propos de L’Intruse (City Girl, 1930) de F. W. Murnau

Titre original : The Judge

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Durée : 141 mn


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