Le Hobbit – Un voyage inattendu

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Film le plus attendu de l´année, « The Hobbit » n’enthousiasme pas autant qu’on l’espérait. Si le plaisir des retrouvailles est réel, on regrettera de ne pas voir Jackson aller plus loin que son postulat de base, posé il y a tout de même dix ans.

À lire la presse française depuis la projection unique de jeudi dernier (malheureusement en 24 images par seconde), il semble de bon ton de descendre en flammes le dernier projet de Peter Jackson, comme d’ailleurs il y a onze ans avec La Communauté de l’anneau (au bout de trois films et d’une pelletée de prix, le bonhomme avait mis tout le monde à l’amende, il est bon de le rappeler). Si le procédé agace autant qu’il ennuie (l’imaginaire reste l’épine dans le flanc de notre sphère culturelle), c’est pourtant plus par le petit corporatisme qui le sous-tend, que par l’impertinence de l’attaque elle-même. En bref, si nos sycophantes lancent leur habituel tir de barrage pour les pires raisons, ils tombent hélas parfois juste pour peu qu’on élague leurs excès. Car ce Bilbo soulève un certain nombre de problèmes, dont beaucoup tendent vers le constat que la personnalité même de Jackson semble brimée par son récent statut de nabab.

La carrière de Jackson est marquée par un constant mouvement en avant, hors de la zone de confort, vers des travaux d’une ambition délirante vis-à-vis du contexte qui les voit naître. C’est un saut constant en dehors de la boîte des habitudes, effectué pour se jeter dans le vide, avec sa bite et son couteau. Un couteau fait à la main à partir de la défense d’un mammouth qu’il a lui-même débusqué et tué à mains nues – un nouveau à chaque fois. D’un court amateur qui gonfle en long mondialement distribué, à une saga gigantesque de dix heures tournée hors Hollywood tout en montant un empire qui rivalise avec ILM en moins de cinq ans d’existence, Jackson a atteint un statut comparable, dans une certaine mesure, à celui d’un Orson Welles en son temps – se payant à l’occasion son propre canular réussi à l’échelle d’un pays entier avec Forgotten Silver (1995). Tout ça en fabriquant quasiment tout tout seul, dans une optique d’artisanat qui est la vraie marque de ce qu’on désigne par le terme impropre de cinéma "geek". Jusqu’à Lovely Bones (2010). Il semble en effet qu’une fois atteint un certain pinacle dans sa carrière et son art, Jackson (et avec lui ses alliés de longue date, Frances Walsh, Philippa Boyens, Richard Taylor…) ait bouclé la boucle en livrant sa version du film qui avait fondé sa vocation (King Kong, 2005), puis qu’il se soit retrouvé les bras ballants, sans challenge démesuré à relever à l’horizon. Il s’essaie alors à la production de films qu’il ne réalise pas (District 9 – Neill Blonkamp, 2009 ; le jeu vidéo Halo, Tintin – Steven Spielberg, 2011), avec, encore, une ambition patente. Pour ses projets personnels cependant, la machine apparaît sclérosée sur ses méthodes et/ou ses thématiques, la prochaine inaccessible étoile à conquérir n’ayant manifestement pas encore été repérée (le combat pour imposer le High frame rate, à l’instar de Cameron pour la 3D ?). Tout ce pouvoir, et si peu d’applications. Premier film rebutant de Jackson, Lovely Bones inquiétait par son itération d’Heavenly Creatures (1994), dont il semblait être un quasi-remake grossier et insincère, passant le rouleau compresseur sur l’ensemble de ses enjeux, travestis à coups de textures seventies criardes et de pedo-moustache.

Conscient peut-être de cet état de fait, il refusa longtemps de réaliser lui-même cette préquelle, en en laissant d’abord le soin à Guillermo Del Toro. Après que deux ans de circonvolutions financières (faillite de MGM en tête) et de divergences artistiques eurent poussé le Mexicain vers son prochain kaiju eiga, Jackson eut donc à prendre ses responsabilités vis-à-vis de son travail colossal d’adaptation. Les options de production que subit aujourd’hui Bilbo ne sont pas étrangères à celles qui ont façonné l’incroyable trilogie néo-zélandaise d’il y a dix ans. Ainsi de son souci principal, à savoir son état forcé de préquelle. Rappelons que The Hobbit était envisagé dès le milieu des années 90 comme un préalable à l’adaptation de Lord of the Rings (LOTR), projet initial qui devait donc préserver l’ordre chronologique des évènements en Terre du Milieu, mais périclita pour des affaires de droits. Il n’empêche que de fait, en 2012, cette prélogie tombe dans un contexte où la préquelle est devenue pour le meilleur et pour le pire un sous-genre en soi, générant des codes pour beaucoup aberrants, et de plus marqué au sceau du saccage par les efforts d’ un certain George Lucas. Ce qui est à l’origine un premier acte, voire un prologue, est posé en effet (de par la préexistence effective de l’adaptation de LOTR) comme une préquelle, sans pour autant que cette donne semble prise en compte dans sa narration. C’est là que la logique de fidélité maximale de l’adaptation voulue par Jackson, par ailleurs louable, fait se mordre la queue au projet.
 
 

 

 
En premier lieu, l’évidence veut que l’épopée implique le péril. Or dans le cas d’une préquelle, le sentiment de péril est rendu caduque par définition, dans la mesure où la perte ou la destruction présumée d’un objet, ou encore la mise en danger d’un personnage, se trouve d’emblée infirmée par des éléments « de l’original » (ici LOTR) qui attestent de leur présence ultérieure. En clair, et même en évacuant le fait qu’on a bien entendu déjà lu les livres, on ne tremble jamais pour Bilbo, Gandalf, ou les elfes présents à Rivendell puisqu’on les sait bel et bien vivants 60 ans plus tard. Restent les nains, « nouveaux venus » dans la mythologie cinématographique, qu’on n’a malheureusement pas le temps de suffisamment différencier pour s’inquiéter réellement de leur sort (nous y reviendrons). Le même mouvement se retrouve pour les diverses némésis dont on se doute bien, n’en entendant plus parler dans LOTR, qu’elles seront promptement défaites (au moins provisoirement, dans le cas du nécromancien de Dol Guldur…). Plus gênante est la teinte que prend de fait la caractérisation des personnages déjà connus du spectateur, du fait d’acquis encore une fois préalablement posés : lors du conseil d’Elrond auquel il participe, impossible de voir en Saruman le magicien blanc et pas le traître inféodé à Sauron qu’il n’est pas encore à ce moment. De même, lors de la séquence-clé de la bataille de devinettes avec Bilbo (LE point de basculement du Tiers-Âge), Gollum apparaît auréolé de son statut de hobbit, d’interlocuteur, qu’il n’acquerra qu’à partir de la seconde moitié de la saga déjà existante. Dans cette séquence on ne voit pas une présence menaçante, cachée dans l’obscurité et dont on ne connait que les yeux, alors que c’est pourtant la manière dont il apparaît dans la Moria, lors de La Communauté de l’anneau. Le découpage même de cette séquence déçoit dans sa manière de rationnaliser Gollum qui, malgré ses effets d’annonces constants, ne véhicule jamais une menace tangible. Il ne passe, au mieux, que pour un pauvre hère qui se parle à lui-même, le Paul Préboist amaigri et pas si méchant que ça qu’il semble être durant les trois quarts de Les Deux tours (2002). On fantasme une séquence mettant, peut-être, moins en avant la personnalité de Andy Serkis, iconisant plus Gollum en tant que créature des cavernes, ne montrant pas comme ici la seule figure de Smeagol. Plus loin, un regard lourd de soupçon de Gandalf à Bilbo laisse à penser qu’il se doute de sa possession de l’anneau (ou d’un des anneaux de pouvoir), ce qui constitue pour le moment un contresens malvenu dans l’économie du récit global.

Rançon du délirant succès artistique de LOTR, The Hobbit se retrouve ainsi écrasé par contraste avec un modèle qui devrait lui servir de tremplin. Car il est impossible de faire abstraction de l’illustre modèle. Principale conséquence de ce souci, l’attente que suscite le projet le rend d’autant plus sujet à déceptions, ce que pourtant le film est très loin de mériter. La stratégie employée pour circonvenir à cela semble avoir été de jouer la cohérence à tout crin, soit à coups de clins-d’œil à la trilogie existante via l’évocation pas toujours utile de lieux ou de visages connus, soit en en calquant des motifs mémorables. Smaug apparaît à la manière des Nazgul, Gandalf casse un roc de son sceptre ou fait grandir son ombre chez Bilbo… Le procédé gêne souvent plus qu’il ne plaît, à la manière de l’appel aux aigles : la séquence paraît étrangement grossière, expéditive, alors que sa contrepartie dans La Communauté de l’anneau. est d’une évidence et d’une poésie gracile totalement désarmantes. De même pour beaucoup de séquences-miroirs de LOTR, qui souffrent de la comparaison, moins fluides, plus forcées.
 
 

 

 
 
Plus généralement, l’écriture séquentielle et certaines options de réalisation et de production apparaissent étranges, voire contre-productives. Lancé à contrecœur dans sa réalisation, Jackson semble régulièrement rechigner à la tâche, se confine à l’occasion dans la redite pure et simple, voire dans la dérision de l’univers qu’il sert, via des répliques irrespectueuses de leur contexte. À ce titre, le Roi Gobelin s’avère carrément embarrassant, notamment lors d’une punchline parfaitement incongrue qui lénifie l’ensemble de la séquence des grottes. Son goitre glougloutant, associé à son design entièrement virtuel et à la configuration générale des lieux, finit alors par évoquer la cité Gungan de Star Wars : Episode I – La Menace fantôme (George Lucas, 1999)… L’option du tout-CGI (Computer-generated imagery) pour lui comme pour Azog paraît en effet aberrante, notamment comparée aux maquillages prosthétiques qui confèrent à d’autres ennemis illustres de la saga (Lurtz, Gothmog) leur physicalité, leur dangerosité, et une bonne part de leur charisme, ici, même dans de très beaux moments comme les attaques des wargs. Les voilà réduits à des ennemis génériques en images de synthèse, à l’instar de la forme initiale du nécromancien toute droit sortie d’un générique de série HBO sous After Effects. De même pour Smaug qui semble un dragon parfaitement générique (on se souvient des options proposées par Del Toro, autrement excitantes), ou pour certains nains dont les looks confinent à la boufonnerie.

Par ailleurs, le rythme du film apparaît moins maîtrisé, plus haché selon un découpage de jeu de rôles (un lieu, une tâche, un obstacle), notamment en ce qui concerne le récit de Radagast : alors que la narration aurait gagné à se faire d’une traite lorsqu’il rencontre Gandalf, voilà l’épisode artificiellement coupé en deux pour ménager un montage parallèle, censé accélérer le récit. C’est que l’adaptation tire à la ligne, trilogie oblige. Ainsi nous voilà devant 2h40 de premier acte, sans réelles confrontations, guerrières ou dialoguées, à part des amuse-bouches (les trolls, l’évocation de batailles passées). L’option de faire une trilogie d’au moins 9 heures à partir d’un livre pour enfants de 300 pages renvoie bien entendu à ces stratagèmes, là où, encore, la concision et la rigueur d’adaptation d’un texte de la touffeur de LOTR forçait le respect. Est-ce pour ménager une place importante à la bataille des cinq armées et à d’autres épisodes du livre à l’épisme, lui, échevelé ? Espérons. Car beaucoup de lourdeurs du récit sont imputables à l’écriture de Tolkien lui-même, ne l’oublions pas, surtout au moment de l’écriture de Bilbo (1937) où son style et son sens de l’unité n’étaient pas encore rôdés.
 
 

 

Insistons sur ce point : si l’on enrage sur les défauts réels de The Hobbit, ils sont somme toute mineurs et ne dérangent que parce qu’on en attend plus de la part de Peter Jackson. À la manière dont les derniers films de Miyazaki (avec qui Jackson entretient bien des rapports thématiques et esthétiques) s’avéraient décevants venant de Miyazaki mais abattaient à plate couture 90% de la production animée mondiale pour encore quelques années. De même qu’il n’est pas facile de passer après Princesse Mononoke (1997) et Chihiro (2001), l’ombre de LOTR et de King Kong est terrifiante, elle implique des attentes presque intenables. The Hobbit n’en reste pas moins l’un des meilleurs films de fantasy depuis au moins cinq ans. C’est une chanson de geste d’une richesse indiscutable, souvent magnifique, peuplée de morceaux de bravoure que bien des cinéastes devraient étudier, dont l’univers dépeint sonne presque constamment juste. L’interprétation y est en tous points exemplaire (chez les nouveaux venus, Freeman EST Bilbo, et Armitage confère une noblesse gigantesque à Thorin). La voix du conteur reste prégnante, et fait passer les plus improbables chimères pour des évidences. Jackson n’est sans doute pas au sommet de son art (encore qu’il faudra voir la trilogie dans son entier pour se prononcer à ce sujet), mais même la tête ailleurs, il atteint des sommets que bien d’autres ne verront jamais fût-ce de loin. The Hobbit exalte, émeut, amuse et terrifie, parfois les quatre à la fois. Parvenir par exemple à faire passer autant de sentiment d’aventure dans le récit du sauvetage d’un hérisson par un vieil homme lunaire couvert de fientes d’oiseaux est rien moins qu’un exploit. Radagast, personnage casse-gueule par excellence, s’avère ainsi d’une légèreté incroyable, alors que certaines séquences touchent carrément au sublime comme celle des géants (sans doute un concept hérité de Del Toro tant la scène fait penser à l’élémentaire de Hellboy II, 2008), la dernière attaque des wargs ou la bataille de la Moria, qui semble avoir été arrachée telle quelle de l’imaginaire même de Frazetta.

Bien entendu que ce film est indispensable. La principale déception devant ses quelques scories, c’est de devoir attendre deux ans pour se voir prouver qu’on a sans doute tort de douter. En attendant, on savourera les retrouvailles en espérant que Jackson retrouve vite l’inertie et la rage d’il y a dix ans.

Titre original : The Hobbit: An Unexpected Journey

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Durée : 165 mn


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