Héritier, réincarnation du cinéma fordien, Le Dernier des Mohicans est également très redevable à des formes d’autres pays.
« Au-delà du formidable roman d’aventures, Le Dernier des Mohicans […] pose le problème des relations entre humains dans le Nouveau Monde, et, dans une vision qui précède celle de Joseph Conrad […], celui des rapports entre civilisation et barbarie. Et c’est à travers le regard de Nathaniel, ‘un magnifique hermaphrodite moral, né de l’état sauvage et de la civilisation’ selon Balzac, que Cooper va amener le lecteur à se poser ces questions essentielles. »
Rien de plus et rien de moins. Adaptant le livre populaire de James Fenimore Cooper, texte américain comme pas deux et essentiel pour comprendre jusqu’à l’âme de ce pays, Michael Mann se lance donc un véritable défi. Comment s’y prend le cinéaste pour donner forme filmique à un récit qui vante les hybridations spirituelles et qui honore les unions impossibles ? La réponse est simple : Mann emprunte à d’autres philosophies artistiques.
Pour la journaliste Nadine Smith, Le Dernier des Mohicans, version Mann, est en effet un american wuxia, soit une œuvre qui fait la part belle à la chevalerie errante et protectrice des faibles, à des combats magistraux qui ont des airs d’envolées lyriques, et à un rapport étroit avec le Passé avec un grand P, c’est-à-dire celui des douleurs et des rédemptions générationnelles. Pour moi, Le Dernier des Mohicans est, en plus de cela, un blockbuster épique qui ressemble aux actionners hongkongais : C’est un film où chaque personnage trouve prolongement dans les autres. C’est un film où chaque individu est lié au collectif par des thèmes ; ceux de l’infiltration, de la dualité, du reflet et du miroir. Ces derniers, chers à Mann, explique aussi l’intérêt de ce spécialiste des films de crime urbain pour ce peplum pré-indépendance. Ainsi, l’admirable héros Nathaniel Poe (Daniel Day-Lewis) est à la fois européen de naissance et mohican d’adoption. Il ressemble à son ennemi, le sanguinaire mais méthodique Magua (Wes Studi), lui aussi orphelin ; tout comme son père Chingachgook (Russell Means) ressemble à un équivalent blanc, le Colonel Munro (Maurice Roëves). L’un est le « dernier des Mohicans » éponyme, l’autre est le dernier rempart d’une faction d’anglais contre des attaques françaises. L’un a deux fils, l’autre est le père des deux filles qui vont former des couples fusionnels, silencieux et immatériels avec ces premiers. La multiplicité de chaque personnage du film est résumée par la multiplicité du héros. Et cette multiplicité du protagoniste est racontée par son nombre important de surnoms : « Hawkeye », « Leatherstocking », « Long Rifle ».
Au sujet de ce dernier alias, Nathaniel l’obtient en se montrant particulièrement agile en tir à la carabine. Mais dans ce film, les coups de feu ne sont pas des mises à mort de western – Ce sont des nécessités. Après la chasse, dans la scène d’ouverture, Nathaniel, son père et son frère rendent hommage à ce cerf qu’ils ont abattu pour se nourrir. Et si cette notion d’hommage n’est plus verbalisée par la suite, elle reste bien présente dans les gunfights de l’œuvre. L’orchestration grandiose et aérienne de Trevor Jones nous le confirme, il n’y est pas question de traque violente de l’adversaire mais de sauvegarde réfléchie de sa propre survie et de sa liberté. Par ailleurs, l’un des tirs les plus experts de « Long Rifle » sera un coup donné par respect, pour abréger les souffrances d’un allié.
Un film sur la toile invisible qui lie chaque âme à toutes les autres, donc. Le scénario n’en est pas naïf pour autant : Il est même étonnement dense, politique, avec des conflits qui opposent, au gré d’alliances et de traités, les français aux britanniques, aux hurons, aux mohicans, aux algonquins. À vrai dire, les colons britanniques qui se sont construits une vie civile sur le territoire ont déjà des désaccords avec les militaires au service de la couronne. Unifiant, le film l’est sans s’en cacher. Mais il ne l’est pas par bêtise. Il l’est par conviction, par philosophie. Et il utilise non pas une éventuelle simplicité pour le communiquer aux spectateurs, mais des outils de cinéma : Dans une scène notable, Nathaniel (qui parle anglais et mohawk), Magua (qui parle français et cherokee) et le Major Heyward (rival amoureux du héros, interprété par Steven Waddington, et parlant anglais et français) négocient avec un sachem, c’est-à-dire un chef. Les trois hommes se répondent, se traduisent entre eux, se regardent, créent un agencement fiévreux de mots et de langues qui a pour effet, à l’aide d’un montage frénétique, de nous faire oublier qui parle à quel moment. Un bloc antagoniste de vocabulaires distincts, néanmoins rendu possible seulement par cette rencontre entre trois personnages.
Même lors du combat final en bord de falaise, les chutes des corps sont identiques, indistinctement de leurs allégeances.
Magnifié par une version 4K qui sort sans faute et sans reproches ce mercredi 19 juillet, Le Dernier des Mohicans est donc une œuvre qui se fait bastion de la conjonction. Cette clé de compréhension, ainsi que d’autres, seront explicités dans le Blu-Ray par une intervention de François Guérif, spécialiste de J.F. Cooper, et dont la post-face pour une traduction récente du Dernier des Mohicans a, par ailleurs, donné la citation en début de texte, et la suivante :
« Nous pouvons, aujourd’hui, […] mieux comprendre les implications d’un roman fondateur de la littérature américaine, et partager l’avis de Michael Mann, responsable de la dernière adaptation cinématographique : ‘Je n’ai pas voulu prendre une histoire datant de 1757 et la transposer en 1991 pour en faire une métaphore de l’époque actuelle. C’est tout le contraire : utiliser notre compréhension des cultures et utiliser une perspective contemporaine pour nous faire revivre plus intensément la réalité complexe de cet univers.’ » Cette intention de réalisation, très palpable, soustrait le film à une analyse trop simple, qui serait basée sur la question de si l’œuvre est progressiste (la représentation vertueuse, chaleureuse faite de Chingachgook) ou régressiste (la représentation vile et parfois servile faite de Magua). Cette intention ne démérite pas au sein de tout un corpus de films traitant des questions natives-américaines qu’on peut faire de ce début de décennie : Outre Le Dernier des Mohicans, on pense à Danse avec les loups en 90, Cœur de tonnerre en 92, Geronimo en 93, ou même Pocahontas en 95. 30 ans plus tard, où en sommes-nous ? Peut-être à l’aune d’une nouvelle série de productions sur le sujet. Avec semi-facétie, on peut évoquer Sang froid, 2019, où, entre deux scènes avec Liam Neeson, un groupe de gangsters Utes constatent avec tristesse la commercialisation de leur culture. Par semi-provoc’, on pourrait parler de Prey, 2022, dans lequel une guerrière comanche devient une combattante aussi ciné-américaine que Schwarzy en affrontant un Predator. Enfin, bien entendu, on attendra avec impatience le Killers of the Flower Moon de Scorcese, dans lequel jouera entre autre autres… Tatanka Means, le fils de Russell, soit le véritable héritier du dernier des Mohicans.