La Porte du paradis

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Trente ans de la vie d´un homme et une Amérique déchirée. Le classique de Michael Cimino ressort en salles.

« – D’où elles viennent toutes tes cicatrices ?
– De la guerre, en Corée
. »

Au détour d’une discussion, Thunderbolt évoque son passé dans l’armée américaine, les cicatrices qui ont marqué son corps – peut être autant que son âme – et qui font de lui ce qu’il est devenu, petit malfrat en marge de la société. Si cet échange tiré de Thunderbolt and Lightfoot (1974) pourrait être anecdotique, il prend du sens au regard de la filmographie future du cinéaste. Dès son premier film, c’est un être blessé qu’il met en scène, marqué par une histoire qui s’est jouée à des milliers de kilomètres de chez lui. Danger de l’Autre et horreur de la guerre, il approfondi cette thématique dans son film suivant, Voyage au bout de l’enfer (1978). Cimino nous y montre le Viêt Nam, pas tant la guerre en elle-même que son avant et son après, encore des cicatrices donc. De cette violence qui meurtrit l’Homme, on ne revient pas ou jamais que partiellement : on y laisse ses jambes et nos pensées y retournent sans cesse. À la toute fin du film, c’est avec une certaine ironie que les personnages entonnent God Bless America, chant patriotique américain qui commence ainsi :

 

"While the storm clouds gather far across the sea
Let us swear allegiance to a land that’s free
Let us all be grateful for a land so fair"

Dans La Porte du paradis (1980), troisième film de Michael Cimino, trouver refuge derrière « une patrie si juste » n’est plus possible. En relatant le massacre d’immigrants dans le Wyoming à la fin du XIXe siècle, c’est sur le sol américain qu’il fait désormais couler le sang, ce sont les cicatrices de son propre pays qu’il ausculte.

Des cicatrices, le film en a aussi connu avant de ressortir sur nos écrans en 2013. Quand il sort en 1980, c’est une telle catastrophe commerciale et critique que le film est retiré des salles au bout d’une semaine. Cimino propose même au studio de remonter son film en une version de 149 minutes (contre les 216 minutes initiales), celle que l’on trouvait jusqu’à présent en DVD. Soyons clairs, le film qui ressort aujourd’hui n’a rien à voir avec cette pâle version. Libéré de sa voix off, proposant un montage plus fluide, le film s’étoffe, retrouvant dans ses 216 minutes tout le gigantisme rêvé par Cimino. Véritable fiasco à sa sortie, le film serait l’incarnation des dérives d’un auteur mégalomane et antipatriote, à l’origine d’une œuvre trop longue et trop coûteuse sur un épisode peu glorieux qu’il eut mieux fallu taire. Pourtant, parler d’antipatriotisme, c’est passer à côté du propos du film, ne pas voir ce que le cinéaste a voulu filmer. Il suffit de revoir le très beau prologue pour comprendre comment procède le cinéaste. Nous sommes à Harvard en 1870, les étudiants diplômés savourent leur réussite le temps d’une parade dans la rue et d’un ultime discours. On court, on gueule, on danse. C’est l’euphorie. Pourtant Cimino n’a d’yeux que pour James Averill (Kris Kristofferson), Billy Irvine (John Hurt) et ces jeunes femmes à qui ils se donnent en spectacle. Par une succession de champs/contrechamps, il confronte ces regards, les détachant d’ une masse qui semble n’avoir aucune emprise sur eux. Telle pourrait-être la « méthode Cimino » : de la même manière qu’il extirpe des visages d’une foule, il isole des personnages pour en faire plus tard des acteurs de l’Histoire. Cette primauté du singulier sur le pluriel et de la petite histoire sur la grande qui faisaient déjà de Voyage au bout de l’enfer bien plus qu’un film sur le Viêt Nam, donne à La Porte du paradis une ampleur qui transcende la seule guerre que le film est censé mettre en scène.
 

 
 
Nous arrivons dans le Wyoming aux côtés de James Averill, désormais sheriff du comté de Johnson. Comme toujours chez Cimino, l’ellipse est brutale. Vingt ans ont passés depuis son départ d’Harvard, vingt années dont on ne sait rien si ce n’est qu’elles l’ont marqué, lui donnant ce regard las, le faisant boire toujours plus. Il découvre rapidement ce qui se trame dans son état : devant l’immigration croissante venant de l’est, l’association des éleveurs de bétail vient de dresser une liste de 125 immigrants à abattre pour protéger leur terre de ces « voleurs et ces anarchistes ». Le pire se prépare mais James s’offre du répit, pour un temps il peut encore fermer les yeux. Il se réfugie auprès d’Ella (Isabelle Huppert), prostituée française qui gère un petit bordel aux abords de la ville. C’est une femme convoitée qui a lié des relations privilégiées avec deux de ses clients, James d’un côté et Nate Champion (Christopher Walken) de l’autre, tueur à gages au service de l’association. Schéma classique : tout oppose les deux hommes si ce n’est l’amour d’une même femme.

C’est autour d’Ella que se tissent les plus belles scènes du film. Naviguant entre les deux hommes, partageant quelques moment d’intimité avec chacun d’entres eux, c’est dans ces scènes en apparence détachées de tout contexte extérieur que Cimino démontre son talent pour filmer la tendresse amoureuse. L’amour se passe de grands discours, d’ailleurs, aucun des hommes n’arrive à en parler. Ella reproche à James de trop penser, et le rictus de Nate, cette bouche qui s’ouvre péniblement, sans qu’un seul mot ne puisse en sortir, en dit long sur sa gêne et sa volonté de bien faire devant Ella. Ne pouvant parler d’amour, ils le cherchent ailleurs. L’enjeu est simpliste : « Que va t-il penser de ma tarte ? », « Va t-elle aimer ma nouvelle tapisserie ? », mais Cimino construit une merveilleuse tension autour de ces interrogations. Multipliant les champs/contrechamps, il fait de l’attente de l’approbation par l’être aimé un moment de suspens puis d’espoir, cette adhésion devenant le plus merveilleux signe de son amour. Dans cette confrontation, chacun s’épanouit à travers le regard que l’autre porte sur lui – être vu et compris, c’est exister. Attaché à de simples détails, cet équilibre amoureux est instable, il dure le temps d’une évasion, de quelques rires ou d’une magnifique danse. En réalité, ces scènes dissimulent mal un présage tragique, le même qu’incarnait cette petite goutte de vin tachant la robe de la mariée au début de Voyage au bout de l’enfer. Il y a toujours une sorte d’urgence car les personnages ne pourront fuir éternellement cette guerre qui se prépare, et Ella doit choisir entre Nate, qui lui demande sa main ; et James, qui aimerait la savoir à l’abri loin d’ici.
   
 

 
L’Histoire rattrape les personnages et pour cause, elle les concerne tous directement. James car il est sheriff, Nate en tant qu’ancien employé de l’association, et Ella dont la tête est mise à prix. Menacés de mort, c’est alors qu’entrent vraiment en scène ces immigrants. Jusqu’à présent nous les avions vus par intermittence, traînant leur misère le long des routes du pays ou s’agglutinant dans un tripot. Éléments de décor dans un premier temps, ils incarnaient surtout ce contexte si terrible faisant d’autant plus ressortir la tendresse des scènes amoureuses. Quand ils arrivent sur le devant de la scène, on ne sait ni qui ils sont, ni d’où ils viennent. Leur langage nous est inconnu, Cimino n’a pas jugé bon de nous le sous-titrer. Les immigrants, ce sont ces 125 hommes dont la tête est mise à prix, rien de plus. Dès lors que l’un d’entre eux existe en dehors du groupe qu’il représente, c’est menacé, mort, battu ou insulté. Cimino n’a en aucun cas la volonté de les isoler de la masse ni de leur donner ce contrechamp salvateur. Si c’est à travers le regard d’Ella que Nate évolue, s’humanise à en devenir attachant, personne ne saura les regarder correctement, eux. Au final, notre sympathie penche évidemment de leur côté mais elle découle surtout de ce que le spectateur juge moralement acceptable ou non et de sa propre conception de l’injustice.

Cette empathie est naturelle et n’apparaît pas provenir d’un travail sur leur représentation, laquelle reste caricaturale. Là où un seul mot suffit à faire taire un amphithéâtre bondé d’étudiants à Harvard, il faut tirer en l’air pour obtenir un semblant de silence au milieu d’une petite centaine de ces immigrants. La comparaison est risquée, peut-être extrapolée puisque le contexte des deux scènes est tout à fait différent, mais l’on se demande si au delà du contexte, ce n’est pas le public qui change. Les notions de classe et de civilisation sont questionnées à plusieurs reprises et au bout du compte on ne sait plus trop où l’on en est, tant Cimino se montre maladroit dans la mise en scène des groupes. La barbarie est-elle du côté des immigrants ou de l’association ? Quel rapport existe t-il entre cette barbarie et la violence des jeunes diplômés que l’on voit poindre à la fin du prologue ? Ces questions se posent au regard de cette danse tragique orchestrée par les deux camps – les immigrants tournant autour des membres de l’association -, scène miroir, rappelant le rituel étudiant vu en ouverture du film, lorsque les jeunes diplômés jouaient des coudes et des poings pour attraper un bouquet de fleurs. 
 
 

Difficile de ne pas noter le déséquilibre dont souffre le film, sa seconde partie n’étant pas la plus réussie. Cimino ayant concentré l’intensité dramatique du récit dans son triangle amoureux, on peut même penser que ce n’est pas la guerre qui lui tenait le plus à coeur. Fustigé pour avoir montré ce massacre, telle n’était pourtant pas sa volonté première, à la fois plus modeste et plus ambitieuse. Plus modeste car il ne porte vraiment de regard que sur quelques personnages de cet épisode historique ; plus ambitieuse car à travers eux, c’est la nature de l’existence qu’il questionne, ses trajectoires, depuis les espoirs juvéniles jusqu’aux regrets éternels, ceux de n’avoir pas su faire les bons choix quand il le fallait. Treize ans plus tard, on retrouve James au bord de son bateau. En bout de route, il jette un regard sur sa vie. Songe t-il aux visages de ces innocents massacrés ? Peut-être, encore qu’il ne les a jamais vraiment regardés. Il est plus sûr qu’il revoit le sourire d’Ella, en repensant à tout ce qu’il n’a jamais su lui dire.

Titre original : Heaven's Gate

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Durée : 216 mn


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