Sur un film comme La Guerre est déclarée, second long-métrage de l’actrice Valérie Donzelli, il faudrait dire le moins possible. Rien en tout cas qui serait susceptible de fausser sa « réalité », l’émotion peu commune accompagnant sa découverte. Effectivement, comme il fut beaucoup dit à Cannes, le film laisse coi par l’intelligence avec laquelle il fait de son sujet l’antithèse d’un poids : le point de départ de tous les rêves, de toutes les échappées. Mais c’est surtout, au-delà de toutes ses qualités esthétiques, de sa réelle puissance en tant que film, l’évidence de sa nécessité qui, à la fin, nous achève.
Chaque mot, chaque détail de ce film à budget modeste – tourné, comme Road to nowhere de Monte Hellman, avec un appareil photo Canon 5D – respire la conviction, la foi en son existence et sa formulation, l’irrévocable de sa présence ici, maintenant, dans cette image. Plus clairement, d’un sujet lourd, où le drame de l’annonce de la maladie d’un enfant (équivalent fictif de celui que Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm ont eu ensemble, le film étant très ouvertement inspiré de leur expérience réelle) devrait logiquement être annonciateur de déni, de fléchissement, d’effondrement, la néo-cinéaste retire surtout le potentiel d’affirmation.
La Guerre est déclarée poursuit ce que déjà La Reine des pommes et son romanesque lo-fi amorçait avec malice : la proposition d’un cinéma d’autant plus tiré de la douleur, du vécu, « du nombril », pour reprendre un mot de Donzelli (une rupture, la mort possible d’un enfant) qu’il se refusera tout du long à lui accorder le dernier mot. Oui, ces personnages pleurent, souffrent, chutent, mais, parce que c’est du cinéma, et seulement pour cette raison, il ne peut leur être accordé le droit de renoncer à vivre, agir, imaginer, l’autorisation de se complaire dans le malheur.
Fleur au fusil
Le premier film, par le choix d’une fantaisie assumée (tous les hommes rencontrés par Adèle, l’héroïne, avaient le visage de son ex – soit, déjà, celui de Jérémie Elkaïm – et ce n’est que lorsqu’elle aura su épuiser toutes les potentialités de fantasme avec le même qu’elle découvrira le vrai visage de son nouvel amour), se voulait franchement burlesque, brut de décoffrage, toutes ficelles dehors et comme heureux de ses rafistolages express. Celui-ci, souvent drôle, donne à la hantise du pire un goût « pop », assez sucré, mais un peu amer quand même. Les scènes de consultation pédiatrique de la première demi-heure, sublimées par l’hilarante Béatrice de Staël, sont sans doute celles qui illustrent de la manière la plus subtile cette cohabitation du noir et du blanc : évidemment burlesque, le personnage du pédiatre se révèle malgré tout très précis dans ses indications, très pointu dans son regard, laissant progressivement comprendre, de notre côté comme de celui de Juliette, que quelque chose cloche sur le visage de l’enfant.
L’inquiétude n’est pas esquivée mais comme naturellement contrée par un certain entendement. Celui que de toute manière, même si effectivement ce que l’on redoute se révèle effectif, il n’est juste pas vraisemblable, juste pas possible de ne faire que subir. Roméo et Juliette (oui oui), couple star de La Guerre est déclarée, après un premier quart d’heure de coup de foudre, d’insouciance et de plénitude amoureuse, devront, pour être de réelles figures de cinéma, de véritables héros romantiques, à la fois voir cet amour mis à l’épreuve – par le sacrifice possible de son fruit – et déborder de lui-même – par le biais d’un partage de cette épreuve, avec la famille, les amis, peut-être le monde entier.
Permission
Manifestations de ce partage ? La séquence de l’annonce du drame à Juliette, puis Roméo, puis la mère de Roméo… En un montage parallèle presque trop simple mais plus que parlant, c’est bien la réalité d’un lien qui se dessine. Roméo et Juliette, malgré leur amour exclusif, restent deux individus d’extraction sociale et culturelle distincte. L’un et l’autre ne viennent pas de nulle part, ont su préserver une extériorité à leur couple, jamais aussi manifeste qu’à l’heure du partage de cette triste nouvelle.
Autre manifestation, vers la fin du film : lors d’une soirée, Roméo, pourtant pas encore assuré quant à l’avenir de son fils, se laisse prendre sans grande résistance au jeu de la séduction, embrassant avec fougue une jeune fille ne voyant que lui, avant que toute l’assemblée ne finisse par suivre leur exemple. Plus que jamais, dans l’union face à une situation de défaillance comme dans la généralisation du désir, l’encanaillement autorisé du groupe, c’est l’assurance d’un monde qui s’offre, et avec lui l’idée d’une histoire à la singularité toute relative. Partant d’un événement qui, dans la vraie vie, devait être sans nul doute leur seul souci, Elkaïm et Donzelli offrent avec La Guerre est déclarée une œuvre non pas d’aveuglement quant au mal, mais de consolation permanente.
Plutôt que de redoubler la douleur d’une expérience vécue, pourquoi ne pas profiter du cinéma, de ses innombrables fictions possibles, de l’excès et la gratuité qu’il autorise, pour, sinon la nier, au moins lui donner une forme digne de ce nom. Parce que Donzelli et Elkaïm ont su sortir « vainqueurs » de cette guerre, que désormais leur fils « [a] autant de chances que n’importe qui de développer un cancer », selon les derniers mots – paradoxalement – optimistes du docteur Sainte-Rose (Frédéric Pierrot, d’une sobriété toujours complice), pourquoi ne pas faire un film pour, tout bêtement, attester cette expérience ? Mais à la condition de ne surtout pas la laisser dévorer le destin des guerriers de leur fiction, Roméo, Juliette et Adam.
Armistice
Les derniers plans du film, les seuls tournés en 35 mm, sont d’une beauté minimale, presque banale. Après l’annonce de Sainte-Rose, lorsque le couple (en l’occurrence l’ancien couple, la voix off ayant précédemment indiqué que si l’épreuve a renforcé leur union, il ne leur était plus possible de redevenir le couple qu’ils étaient), accompagné de leur fils de huit ans (incarné par Gabriel Elkaïm, soit le vrai Adam) marche sur le plage, il n’est plus tellement question de dissocier les acteurs de leurs personnages, Jérémie-Valérie-Gabriel de Roméo-Juliette-Adam. A la fois plan de cinéma et pur document, cette image d’une entité unie, marchant vers la suite de sa vie, promise à d’autres fictions, ferme ce film tout en confirmant la naissance d’une cinéaste.