La Grande Bellezza

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Artificiel, trop prémédité, « La Grande Bellezza » s’impose finalement comme un film délicat et touchant.

On ne commence pas impunément un film en citant l’exergue du Voyage au bout de la nuit (1932). L’invitation célinienne à un voyage « entièrement imaginaire », « de l’autre côté de la vie », pose d’emblée l’ambition, voire la prétention du sixième long métrage de Paolo Sorrentino, aspirant à nous plonger dans un trip à la fois hallucinatoire et burlesque. Les dialogues compilent avec insistance d’autres références littéraires, notamment Flaubert et son fantasme d’un livre sur le néant, qui tiendrait par la seule force du style. L’écueil du snobisme ne cesse donc jamais de menacer le film, mais le réalisateur en est conscient, citant Marcel Proust à tout bout de champ et aggravant son cas du même coup – sans doute une manière un peu naïve de déjouer les critiques en les anticipant, un peu comme dans 8 ½ (Federico Fellini, 1963), un des modèles évidents de Sorrentino. Notons que ce classique du cinéma italien, méditation intime et effervescente sur le désarroi créatif, devait à l’origine s’appeler "La Bella Confusione" : à cet égard, le choix du titre La Grande Bellezza a des airs de clin d’œil.
 

Une beauté trop calculée.

Au-delà de la farce caustique, aussi désespérée que jouissive, sur une jet-set romaine gangrenée par sa vanité, la « grande beauté » du titre oriente le film dans le sens d’une quête spirituelle, qui ne recule pas devant les bizarreries d’un imaginaire échevelé, fier d’étaler à l’écran son catalogue de saillies surréalistes. Le personnage central de La Grande Bellezza, autour duquel s’agence l’imaginaire foisonnant d’un film sans cesse menacé de dispersion, s’appelle Jep Gambardella. Toni Servillo campe ce chroniqueur mondain vieillissant, écrivain frustré qui souhaite renouer avec la création littéraire et se trouve submergé par ses rêves, ses frustrations, ses angoisses et ses souvenirs – la ville de Rome tenant lieu d’écrin hautement cinégénique à ce déferlement sensoriel et émotionnel.

 
Or, une réticence peut d’emblée s’emparer du spectateur : qu’est-ce donc que la beauté étalée ici, sinon un habile ramassis de clichés visuels, de joliesses éculées et trop voyantes ? C’est que le film débute plutôt mal. Sa splendeur ostentatoire, si elle flatte la rétine, repose sur une mise en scène publicitaire, tout en panoramiques aériens, travellings léchés, recadrages fluides sur les charmes d’une Rome résumée à des stéréotypes touristiques. Cette esthétique s’avère trop clinquante, trop calculée pour ne pas paraître suspecte à nos regards pollués par le trop-plein quotidien d’images et de sons (autre thème très fellinien, confère le dialogue final entre Guido et le critique dans 8 ½). Le trouble du spectateur est d’autant plus vif que cette joliesse affichée va jusqu’à se permettre la coquetterie de se mettre elle-même en abyme, lorsqu’un touriste japonais, manifestement victime du syndrome de Stendhal, défaille face à l’étalage de tant de beautés, et s’écroule inanimé sous le soleil romain.

 

Un hymne pudique à la création.

 
Il importe de prendre du recul face à une telle virtuosité, incontestable et presque agressive, pas loin de tourner à vide à force d’auto-contemplation béate. S’acheminant de la tentation onaniste vers la possibilité d’une vraie rencontre avec son spectateur, le film opère lentement sa mue. La mise en scène travaille les sens, le regard. Lorsque l’écran affiche à plusieurs reprises une enseigne Martini brillant dans la nuit romaine sur fond de fête alcoolisée, on s’irrite d’abord d’un tel placement publicitaire, puis on apprécie l’iridescence du néon, la précision ovale de sa forme, pur signifiant vidé de son signifié racoleur mais superficiel. Ainsi en va-t-il de quantités d’autres signes qui égrènent leur présence de scène en scène, pour finalement s’opacifier, se réduire à un certain hermétisme sensuel et énigmatique – comme si, à force de proliférer et s’agencer dans le cadre avec une précision mystérieusement maniaque, les choses et les êtres étaient ramenés à leur étrangeté première, en amont de tout jugement. Ne reste, à la fin du film, qu’une forme d’étonnement vis-à-vis de tous les signes peuplant l’écran, une vague anxiété mâtinée d’amusement, autant de sentiments enfantins élagués des préjugés sur lesquels le film, pourtant, s’était d’abord satiriquement construit. Ce mouvement culmine avec le personnage de la religieuse centenaire, créature improbable, édentée, mutique, sorte d’extraterrestre ou de sainte, qui se vide en fin de compte de tout ridicule pour devenir simplement fascinante. Cette mise à distance, cette sorte de respect moins apeuré qu’attendri affectent même le savoureux personnage du cardinal, qu’on croirait issu d’un film des Monty Python tant il dispense en toutes circonstances des conseils culinaires très profanes en lieu et place des éclairages spirituels attendus. Il y a quelque chose de fellinien dans ce qu’il faut bien reconnaître comme la manifestation d’un amour un peu enfantin des êtres, rendus à leur singularité et leur étrangeté insulaire.
Cette libération du regard, évacuant in fine amertume, ressentiments et cruauté, dessine la trajectoire du film et se présente comme une condition nécessaire à la création artistique, à l’approche d’une beauté authentique, bien souvent intime et secrète. La Grande Bellezza, pour peu qu’on suive jusqu’au bout le voyage proposé par Sorrentino, devient ainsi une sorte de film amoureux, capable de rendre palpable son attachement transi et organique à la ville de Rome. Une des preuves de cet amour que le film parvient à incarner au-delà de son artificialité et son souci d’épater, c’est qu’il refuse toute mesure, prodigue ses dons avec une générosité sans bornes. Il y a en effet de tout dans cet étourdissant kaléidoscope : des plans aériens et des travellings à ras du sol, du réel et de l’imaginaire, des femmes et des vieillards, des strip-teaseuses, des cardinaux, une naine, une girafe, des cigognes, des fantômes… La Grande Bellezza n’est jamais si beau que lorsqu’il se met à nu, dévoile ses ficelles, revendique d’être fait de trucs et de gimmicks. Une modestie inattendue, paradoxale, donne alors toute son ampleur à la petite musique orchestrée par le metteur en scène.

Sorrentino nous gratifie d’un véritable hymne à la création, d’un feu d’artifices, d’une fête des sens et de l’esprit, peut-être trop préméditée pour totalement éblouir, mais assez virtuose et inspirée pour séduire – au point même d’émouvoir dans ses silences ultimes, beaux comme une prière.

Titre original : La Grande Bellezza

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Durée : 142 mn


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