La Forteresse cachée

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Premier film japonais en cinémascope, la forteresse cachée est un pur divertissement qui résiste à toute classification de genres : jidaï-geki, chambara, comédie truculente et iconoclaste. Il est tout cela à la fois et un film précurseur abondamment plagié. Sa ressortie en version restaurée impose de le (re)voir séance tenante.

« La caméra doit être comme l’oeil dans la tête d’un poète » Orson Welles

Farce épique, conte picaresque et pochade débridée

La Forteresse cachée apparaît comme un film hybride et atypique dans la production kurosawienne. C’est avant tout une farce épique empruntant à plusieurs genres qui en font sa singularité. Kurosawa reprend l’argument circonstanciel de Qui marche sur la queue du tigre (1945) qu’il développe sur un mode narratif iconoclaste. Le réalisateur nippon le plus occidental a bâti sa réputation sur le jidaï-geki, son cheval de bataille, qui lui valut d’emporter les suffrages unanimes de tous les publics. L’image équestre sied décidément bien au propos du cinéaste : un cheval de bataille qui ne serait déjà plus en ordre de bataille auquel il aurait volontairement lâché la bride au lieu de la serrer et qui piafferait sans frein.

« Mon intention était de réaliser un film à grand spectacle décapant » confiera en substance le chantre de l’humanité nippone déchue, aède de ses tribulations.

Akira Kurosawa donne un tour westernien à ce conte picaresque qui n’a rien de vertueux. Il le fait à la manière de son cinéaste américain référent : John Ford. Il livre ici une pochade débridée. Le titre générique du film donne déjà le ton qu’on pourrait traduire librement par : « trois canailles dans une forteresse cachée ». En cela, Kurosawa devance les westerns spaghettis de Sergio Leone qui aurait pu faire sienne la phrase célèbre de Giraudoux tout en l’ attribuant à l’art cinématographique : « le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue ». Jamais à court de novations, Kurosawa aura inauguré le western-soja avec la forteresse cachée avant même Yojimbo (1962) qui en sera le parangon.

 

L’écran large du cinémascope noir et blanc dynamise l’action

En cinéaste précurseur et visionnaire, celui qu’on surnommera tenno -avec toute la déférence que recouvre ce titre hautement honorifique -expérimente pour la première fois l’écran large du cinémascope rebaptisé « tohoscope » pour la circonstance. L’anamorphose se prête comme un gant à ses digressions angulaires qui partent de l’immensité du paysage pour ramener au sujet humain par l’utilisation du télé-objectif et des raccords intempérants à 90 ou 180 degrés qui sont la signature stylistique du maître. L’écran large et distendu incite aux déplacements latéraux dans toute la perspective frontale de l’image. Kurosawa recourt le plus souvent à des pano-travellings pour calquer les mouvements désordonnés de ses protagonistes tandis que le volet latéral dont il a fait sa ponctuation spatio-temporelle par excellence chasse une séquence pour une autre. La Forteresse cachée sera aussi abondamment plagié pour ses outrances formelles.

Avec ce divertissement amplement parodique, Akira Kurosawa met fin au contrat de production qui le liait jusqu’ici avec la Toho. Et le format de l’écran large semble lui ouvrir de nouvelles perspectives ; lui donner des ailes et le vent en poupe.


Un road-movie des plus mouvementés au cœur du XVIéme siècle nippon

L’argument du film se résume à sa plus simple expression. A travers le prisme de deux sujets de moquerie, Kurosawa nous conte une fable qui n’a rien d’édifiant. Il déroule l’histoire d’une princesse déchue et de ses affidés et serviteurs qui cherchent à transporter l’or de leur clan dissimulé dans des branches évidées. Cette escorte improvisée projette, pour rejoindre son territoire pacifié, le fief Akizuki, de contourner les clans ennemis Yamana et Hayakawa en trompant la vigilance des gardes-frontières. Garde du corps (yojimbo) de la princesse Yuki (Misa Uehara), le général Rokurata Kabaté (Toshiro Mifune ), léonin en diable, décide contre toute attente de recruter deux soudards pour faire diversion.

Il s’agit en l’occurrence de deux paysans de la pire engeance , apparemment des conscrits en cavale, Tahei (Minoru Chiaki) et Mataschichi (Kamatari Fujiwara) qui forment une paire hétéroclite dans ce qui s’annonce d’entrée de jeu comme un « road movie » des plus mouvementés. Toujours en bisbille et dépenaillés, les deux larrons ont piètre allure. Kurosawa les dépeint comme des malandrins sournois aux gesticulations simiesques jacassant , vociférant et s’invectivant à tout va. Chemin faisant, les gueux tombent sur un ouvrage de fortification , sorte de fortin qui tient lieu de retraite forcée à la princesse et au général. Avides, ils n’auront de cesse de vouloir faire main basse sur le trésor destiné à recomposer le clan. De guerre lasse, ils se rallieront à leur cause et en seront récompensés.

Kurosawa rebat les cartes de son jeu et tire les valets bouffons plutôt que le roi-tyran comme protagonistes et atouts-maîtres de son film d’action. Ceux-ci sont grotesques, ridicules , peu reluisants à souhait. La toile de fond est le 16 éme siècle : sa période historique de prédilection qu’il dit être le seul réalisateur japonais à avoir reconstitué au-travers de gestes guerrières telles le château de l’araignée, les Sept samouraïs ou Ran.

 

L’ère Sengoku pour toile de fond historique

Le metteur en scène est littéralement fasciné par cette ère Sengoku (pays en guerre) qui précède la période Tokugawa moins chevaleresque et moins marquée par les faits d’armes où les samouraïs se muent en simples administrateurs de leurs biens.

Cette période belligérante et interminable de turbulences voit sévir une guerre civile et clanique séculaire où les daymios, ces suzerains propriétaires terriens sont contestés par leurs vassaux : des samouraïs auto-proclamés ou rônins. Où s’engagent des batailles homériques pleines de bruit et de fureur. Les villageois se libèrent de l’emprise des seigneurs féodaux et s’allient aux samouraïs mercenaires, sans maîtres attitrés, que sont les rônins pour se liguer contre les feudataires qui les pressurisent .

Au cours de ces guerres civiles, les paysans étaient des conscrits d’office et nombre de samouraïs de petits propriétaires terriens qui parvenaient uniquement à subsister grâce à leur fermage. Ces faits sont illustrés avec force coups d’éclats spectaculaires et morceaux de bravoure dans le premier grand film du genre chambara par son exemplarité : Les Sept samouraïs (1954). Dans La Forteresse cachée, Kurosawa exhibe l’envers du décor. Il dévoile les rapines, les compromissions auxquelles se livrent les uns et les autres.

L’humble vainc le puissant

L’action du long métrage reprend avec un ton frondeur et dans un mélange des genres entre western et chambara – qui serait un avatar oriental de nos films de cape et d’épée- ce thème de la jacquerie des paysans et des roturiers conduits à la dernière extrémité pour retrouver leur indépendance avec l’aide contrainte de la petite noblesse déchue et celle des rônins embarqués dans la même galère.

L’empathie kurosawienne s’opère toujours dans le sens des miséreux fussent-ils pathétiquement roublards comme ici. Le dérisoire des situations désamorce l’humanisme pleurnichard du film comme un pétard de feu d’artifice. Le rire fait ici office de détonateur. Les paysans déploient une énergie frénétique pour renvoyer au spectateur l’inanité de leurs efforts guidés par leur seule rapacité. Pas seulement pour l’or qu’ils guignent mais pour la princesse qui représente un butin qu’ils voudraient posséder.

Les pitreries et les fanfaronnades sont l’apanage du faible, du bouffon. Les paysans ratent systématiquement tout ce qu’ils entreprennent dès lors qu’ils ne sont motivés que par l’esprit de lucre. Kurosawa les montrent empêtrés dans leurs pitoyables contradictions comme des clowns beckettiens. Les voleurs qu’ils sont volent aussi la vedette à Mifune engoncé dans une loyauté indéfectible, un orgueil sacrificiel de garde rapprochée et un héroïsme vain qui confinent à l’inhumanité. C’est la revanche de l’humble sur le puissant. Le réalisateur inverse le code d’honneur dans sa hiérarchie : l’humain trop humain prend le pas sur le surhomme et montre qu’il peut se réformer. « Tout n’est qu’illusion ici-bas comme dans l’au-delà » fait dire le metteur en scène par la bouche de la princesse qui est restée volontairement muette durant la dernière partie du film pour donner le change aux gardes-frontières.

En avril 1959, Akira Kurosawa crée les productions Kurosawa. La Forteresse cachée s’avéra un succès sans précédent au box office japonais ; générant des profits substantiels à la Toho. Le film jouit d’un regain de popularité peu après la sortie de Star Wars de Georges Lucas (1977) qui s’en inspira.

Titre original : Kakushi toride no san akunin

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Durée : 122 mn


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