Ce style de Marguerite Duras, qui s’essayait à tant de formes, et notamment à un cinéma très écrit (India Song, 1975), filet de plume comme un opaque et subtil équilibre entre l’expression de l’intériorité pure, d’un mécanisme de conscience, et un soliloque plus ou moins mis en scène, pluriel, se dédouble dans le film, s’éclatant en deux voix, une voix off venant en chasser ou en convoquer une autre, dans un enchevêtrement de ruminations intérieures confondues aux monologues, de superpositions d’images aussi, suivant une caméra toujours focalisée sur le personnage de Marguerite, vaquant de son visage à l’intérieur de son appartement (davantage ressenti ici comme le territoire psychologique du personnage que comme son lieu de vie), dans lequel la jeune femme confine sa douleur et son attente. Le climat extérieur pesant, des jours ensoleillés suffocants du Paris de juin 1944 marqué par l’Occupation, vient souligner encore davantage cette sensation d’emprisonnement que vit le personnage et la bulle de flou, comme une bulle stérile et vivante à la fois, qui la sépare du reste du monde.
Du personnage de Rabier aux limites du représentable
Ce dispositif de mise en scène réussit à développer de tenaillantes sensations, alors même que le film ne résiste pas à un certain formalisme, à travers une reconstitution d’époque sans accroc. C’est donc un magma presque invisible à l’œil nu, nourri de façon souterraine, de sonorités lancinantes, de cette expérience d’une individualité communiquée, avec ses boursouflures, son narcissisme, ses mensonges, sa théâtralité, ses touches obscènes ou complaisantes parfois, « A qui êtes vous la plus attachée, à votre douleur ou à Robert Antelme », lui demandera D. (Benjamin Biolay). Cet homme que se mettra à aimer Marguerite Duras (et pour qui elle quittera Robert Antelme quelques années plus tard), relation dont on sent toute la latence dans le film, apparaît pourtant en périphérie dans le film, tandis que le lien développé avec l’agent de la Gestapo Rabier, auquel est d’ailleurs consacrée une partie entière dans le livre de Duras, retient l’attention du réalisateur. Benoît Magimel instille une ambiguité larvée déroutante, renvoyant le personnage de Marguerite à son monde intérieur, tout en la marquant de son propre jeu. Une ronde pernicieuse qui marque l’ensemble du film, sceau historique et sceau intime, mais trouve ses limites au moment du retour des camps de Robert Antelme, jusqu’alors maintenu hors champ, dans un flou d’image qui balaye, de l’irreprésentable tragédie qu’il porte, le flou intérieur individuel et psychologique perçu jusqu’alors et sa caméra subjective, laissant logée dans son plan une douloureuse gêne à laquelle la fiction se heurte toujours.