Parce qu’elle avait « des choses à raconter » – se justifiant ainsi dans l’un des bonus du combo -, Jeanne Moreau est passée derrière la caméra à trois reprises. Car elle possédait une sensibilité rare, ces expériences sont des trésors d’émotion, d’intelligence et de sensualité. Comment a-t-on pu oublier cette courte période de la carrière de cette immense actrice ? Pourquoi Jeanne ne nous a t-elle pas ouverte d’autres portes de son cœur ? Au lieu de le regretter, profitons du bonheur de ces trois rééditions proposées par Carlotta Films.
Lumière (1976).
Pour sa première mise en scène, Jeanne Moreau met en lumière l’univers qu’elle connaît le mieux : le sien, celui du cinéma, dans lequel elle joue son propre rôle – sous le pseudonyme de Sarah. Si la star est la figure centrale de cette mise en abime, l’exercice veut autant nous exposer sa part de faiblesse que révéler la fragilité de son entourage. Dans la première scène où elle réunit son groupe d’amies comédiennes autour d’une table, sa caméra vient délicatement caresser chacun d’entre elles pour témoigner de son affection. Le film deviendra alors choral, mais son cours sera imprévisible, déstructuré et rythmé par le tourbillon de la vie, par les envies, les désillusions, les malheurs…. Les déséquilibres dans les relations hommes-femmes s’équilibrent dans l’impartialité d’un regard emphatique mais jamais complaisant. Comme dans Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda, 1962), le temps resserré du tableau – quelques jours cependant ici – accélère les décisions et amplifie leur écho. Le vieillissement, la maladie et la mort clignotent en régulièrement comme des avertisseurs, des injonctions à croquer la vie avec avidité. Le bonheur ne saurait se complaire dans l’attente et se vivre sans excès. Les ruptures amoureuses sont brutales – sans dissoudre les liens affectifs – pour se lancer dans des passions nouvelles. Jalousie, désir, tendresse ; les visages de l’amour sont distinctement dessinés, et verbalisés à l’envie – l’attachement de Sarah pour Grégoire, son vieil ami chercheur, est bouleversant de naturel et de simplicité : magnifique scène de repas entre les deux complices. Comme La nuit Américaine (François Truffaut, 1973), cette Lumière qui semble s’écrire devant nous éclaire les cœurs et les âmes avec douceur et amour.
L’adolescente (1979).
Durant son enfance Jeanne Moreau passa de nombreuses vacances à la campagne. Fin des années soixante-dix, alors qu’elle vit aux États-Unis, le désir de retrouver une partie ses racines la conduit vers ce deuxième projet cinématographique qui va prendre pour décors un petit village auvergnat, en plein été 1939. Le temps des cerises au féminin, le temps de l’insouciance ébréché par ce que le silence des adultes révèle. Les craintes liées à une mise place scolaire des enjeux se dissipent très rapidement : le gentil cordonnier, « la sorcière », la grand-mère acariâtre – Simone Signoret dans son jardin mais au jeu subtil – ; les stéréotypes fondent sous le soleil de plomb, pour laisser la place à des portraits tout en nuances. L’heure n’est pas aux leçons de morale prémâchées, mais à l’acceptation des élans des cœurs et des corps, quelles que soient leurs conséquences. Filmée à la hauteur de la lumineuse Marie (Edith Clever), la découverte de la sexualité est appréhendée sans tabous dans les mots des adultes et dans les miroirs tendus délicatement à la nudité de l’enfant devenue désirable. Comme dans Lumière, la mort s’invite en ce jardin, éden d’autant plus provisoire que l’Allemagne vient de déclarer la guerre à la France. Par sa capacité à capter les émotions dans les gestes les plus anodins, dans son aptitude à faire oublier sa présence, dans son rapport lumineux avec la nature ; la mise en scène de Jeanne Moreau nous enveloppe par son élégance. Jean-Francois Balmer, Francis Huster (déjà convié dans Lumière), Jacques Weber ainsi que Michel Blanc, dans un rôle mineur, font leur gamme avec un réel entrain. La partition de Philippe Sarde, un air de bal musette qui prend des accents lyriques, contribue à ce doux parfum nostalgique. Comme dans un Un été 42 (Richad Mulligan, 1971), ce passage de l’adolescence a rarement été aussi bien retranscrit en images.
LILLIAN GISH (1983)
Cette rencontre avec l’une des premières stars d’Hollywood relève autant du portrait que de l’hommage. À partir des images d’archives et des albums photos de Lillian Gish, Jeanne Moreau retrace les étapes de l’immense carrière d’une femme à la modestie exemplaire. Ne cessant de renier ses mérites pour mettre en exergue le talent de celui qui l’a révélée au public, D. W. Griffith, l’ainée des deux enfants prodiges des premiers temps des Studios met en exergue la chance, le bonheur d’avoir une mère exceptionnelle et rappelle les valeurs humaines qui devraient nous servir de boussole dans un monde sans cesse en guerre. La délicatesse de Jeanne, son immense respect créent une intimité sans fard. De par ses questions et ses réactions, la réalisatrice dévoile sa sensibilité autant que celle de son idole. « Quelle qualité est la plus importante à vos yeux? « demande Jeanne à Lillian , qui lui répond : » La curiosité ». Comme un compliment qui qualifie si bien notre Jeanne nationale. Amoureuse absolue du septième art et de ses maîtres, comme en témoigne avec autant de sincérité l’interview de Clint Eastwood, patiemment obtenu à Cannes et la rencontre avec Orson Welles dans le cadre de lémission Vive le cinéma ! Deux bonus associés au titre consacré à Lillian Gish.
Le coffret Jeanne Moreau, cinéaste est sorti chez Carlotta Films début décembre 2023.