Il fait nuit en Amérique

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La vision des bêtes

Cernées

Quelque part au Brésil : une ville, un zoo, l’énigmatique regard de ses animaux. C’est sur la base de ce résumé pouvant tenir sur timbre-poste qu’Anna Vaz structure le récit de son œuvre expérimental. Tout le film se base ainsi sur une alternance entre des plans de la ville, larges et mettant l’accent sur le vide de l’espace bétonné, souvent de nuit, en nuit américaine ou dans une ambiance crépusculaire, et des gros plans ou de très gros plans, évoquant le style de Cassavetes, d’animaux regardants souvent droits dans l’objectif pour prendre le spectateur à partie. Le tout est enrobé d’ambiances sonores constituées des multiples sons de la ville qui agissent ici comme un fluide. Ce faisant, l’auteure place le spectateur du point de vue des multiples bêtes qu’elle filme dans un espace certes vert, mais des bêtes qui sont entourées et emprisonnées par la ville sans avoir nulle part où fuir. Une ville dont l’anonymat et la présence sonore hors champ sont pesants, menaçants et hostiles pour chacun des êtres présents à l’écran, tant les bruits entendus sont antinomiques de leurs images.

Du géant à la fourmi

De plus, si cette antinomie permet de donner corps à une menace aussi suffocante qu’elle est omniprésente, l’alternance des gros plans d’animaux avec les plans généraux de la cité permet, elle, en montrant deux mondes parallèles et distincts, qui ne se croisent pas, mais dont l’un contamine l’autre, d’amener le spectateur à se questionner sur le rapport qu’il entretient avec la nature. D’autant plus que si les humains sont parfois présents dans les plans des animaux, représentés comme des géants débordant du cadre, lorsqu’ils apparaissent dans les images de la cité, chacun d’eux n’est, au mieux qu’une fourmi esseulée, au pire qu’une ombre fantomatique. Au fond, le film montre que nous enfermons ces êtres comme nous nous enfermons nous-mêmes, que nous projetons sur eux une violence que nous nous appliquons à nous même. L’auteure, au travers du regard des bêtes, tend ainsi un efficace miroir au public, pour qu’il s’interroge sur la condition humaine.

 

L’organique

Plastiquement parlant, l’auteure recoure à diverses pellicules 16 mm pour filmer son œuvre. Des pellicules au grain visible, où les défauts visuels, comme les surexpositions et les sous-expositions lorsque les plans s’enchaînent, ou la recherche de mise au point durant l’utilisation d’une très longue focale, sont utiles à donner une forme de vie organique et biologique à l’image. Une image qui entre alors en osmose avec la vie des animaux filmés, ce qui permet d’ancrer et d’immerger d’autant plus le spectateur au point de vue des bêtes et de faire transparaître leurs sentiments et leur âme avec une efficacité redoublée. Ce faisant, le spectateur partage avec efficience tout le stress et les angoisses que les animaux endurent à cause du monde qui les pièges et les encage.

Le littéral

Enfin, et notamment par son recours à une musique extradiégétique frappante, par la durée allongée de certains plans et séquences (contribuant elle-même à montrer l’âme des bêtes) Il fait nuit en Amérique dispose d’une dimension lyrique et métaphorique. Comme les images d’interminables chutes d’eau qui, par leur mouvement, explicitent symboliquement la chute de la civilisation. L’usage du filtre bleu qui crée la nuit américaine en ouverture du film symbolise, elle, la nuit artificielle et hostile dans laquelle s’est plongée une humanité exclusivement citadine. Ou encore l’emploi du verlan par une voix radiophonique qui témoigne d’un monde « marchant à l’envers ». Claire et limpide, cette dimension, qui accentue l’aspect poétique du film, est aussi utile pour guider le spectateur au travers d’une œuvre dépourvue de tout didactisme : il n’y a pas de carton-titres, de voix off, ou d’autre artifice du genre.

La croisée des mondes

Cette rencontre entre le régime sensoriel et lyrique, qui parvient à combiner l’émotion avec une interprétation littérale de l’image et du son, fait d‘Il fait nuit en Amérique une œuvre à la croisée des chemins. Elle se trouve entre documentaires de création, film expérimental et œuvre militante écologique. Par son approche expérimentale, le film évoque du David Lynch. Son rapport à la vie animale, vue comme des êtres égaux aux humains (ni inférieurs ni supérieurs, justes égaux) fait, lui, penser au superbe EO de Jerzy Skolimowski. Tandis que l’aspect réflexif concernant l’homme lorsqu’il se pense au sein de la nature, évoque la Panthère des neiges de Sylvain Tesson. L’osmose qui règne entre ces trois pôles au sein duquel le film se place donne ainsi vie à ce que l’on pourrait qualifier d’écosystème esthétique.

Militant, mais intelligent

Ce faisant, plus qu’une dénonciation militante ou qu’un point de vue politique, le film pense et fait ressentir l’écologie au travers de son système esthétique. Et c’est là la raison pour laquelle il est une œuvre si vivante, intelligente et puissante. Il en est ainsi là ou d’autres objets audiovisuels franchement engagés et politisés, mais qui ne cherchent jamais à transcender leur message par des choix artistiques fort, se vautrent dans de vulgaires leçons de morale et sonnent ainsi profondément sentencieux et arrogants. Le discernement et la subtilité d’Il fait nuit en Amérique en font un film virtuose, un grand film, que l’on n’oubliera pas de si tôt et dont la courte durée est compensée par la richesse et l’ampleur du parti pris esthétique.

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Durée : 66 mn


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