« Dieu ne le sait pas, mais moi oui. »
Pensé par Sokourov depuis longtemps, le film était réellement attendu. D’abord parce qu’une adaptation du mythique texte de Goethe n’est jamais innocente et que de l’opéra de Gounod à la version cinématographique qu’en a donné Murnau, Faust donne lieu à des projets qui répondent à la démesure du mythe. Ensuite par son inscription dans le mouvement d’une œuvre : le film vient ainsi clore et teinter d’un sens nouveau une tétralogie dédiée au pouvoir et à ses dérives qui de films en films apparaît aussi comme une mise en scène de l’orgueil humain. Après Moloch (1999), Taurus (2001) et Le Soleil (2005), respectivement consacrés à Hitler, Lénine, et Hirohito – soit des personnages bien réels, même si la dimension historique se trouvait singulièrement rejetée des films – Sokourov semble ainsi remonter aux origines mythiques de l’hubris humaine, inscrivant les trois grands dirigeants dans une perspective mythologique. Les trois puissants du XXe siècle choisis par le réalisateur sont ainsi à envisager à travers le prisme de celui qui vendit son âme au diable dans sa dérisoire folie de parvenir à la connaissance universelle : Hitler, Lénine et Hirohito rencontrent la démesure de celui qui s’est voulu l’égal de Dieu.
Au-delà de son sujet, Faust apparaît comme la cristallisation de tout ce qui pouvait faire l’attrait du cinéma de Sokourov. À commencer par la construction du film comme une balade. Le spectateur saisit un Faust constamment en mouvement : bouillonnant dans son atelier puis traversant la ville. Cette notion de balade est, comme souvent chez le Russe, inscrite au cœur même du film, de sa mise en scène : la longue scène de la forêt entre Marguerite et Faust ou encore l’incroyable final dans de plus hautes sphères. Le spectateur n’est plus seulement le témoin des scènes, mais le compagnon des personnages qu’il suit dans leurs déplacements de la quête d’Alexandra (2007), la précédente fiction du réalisateur, à l’avancée dans les espaces et le temps de l’Ermitage dans L’Arche russe (2002), le film n’étant constitué que d’un « simple » plan séquence à travers le musée pétersbourgeois.
« La vie a perdu de la valeur, mais la mort encore plus. »
Pourtant, quelque chose semble manquer à ce Faust comparé aux trois autres moments de la tétralogie. Dans sa majeure partie, le film paraît bloqué, accablé par sa trop grande composition, comme dans l’impossibilité de se développer. On retrouve cet extrême soin apporté à l’image propre aux films du réalisateur russe – le travail du directeur de la photographie Bruno Delbonnel, en charge récemment du Dark Shadows de Burton, est impressionnant. Faust adopte une coloration terreuse, de poussière, comme si les teintes verdâtres de Moloch et Taurus s’étaient mêlées à l’or si particulier du Soleil. Mais c’est comme si ces couleurs imbibaient trop le film. Sokourov place de façon manifeste son Faust sous le signe de la peinture. Le plan d’ouverture – qui sera répété une seconde fois plus tard dans le film –, s’il peut évoquer le film de Murnau, est avant tout une citation directe de La Bataille d’Alexandre (vers 1528-29) d’Albrecht Altdorfer. Comme chez le peintre allemand, on retrouve cette vue de la ville et de la vie humaine depuis les cieux avec ce même rejet de l’anecdote (1) au profit de la seule puissance visuelle. Le film est ainsi placé sous l’égide des écoles du Nord, et c’est toute la peinture de Rembrandt, Brueghel et d’autres qui semble défiler sous nos yeux : du Bœuf écorché à Bethsabée au bain, en passant par la précision des scènes d’intérieurs. Sokourov convoque aussi le souvenir des anamorphoses du XVIe siècle dans quelques plans qui se déforment ostensiblement, rappelant la dimension de vanité de cette peinture.
Le film est en effet beau comme un tableau. Mais malgré le déplacement constant des personnages et de la caméra, il reste aussi excessivement figé (là où la peinture développe le mouvement et la narration au sein même du cadre fixe). Faust se perd dans une reconstitution minutieuse, dans son excellence des décors et des costumes. Son exactitude devient un poids qui le confine et le sclérose. D’une manière similaire à la stylisation mi-divine mi-ludique du Soleil, cette veine pictorialiste épouse les contours de son personnage, lui aussi perclus et contraint par les limitations de son âme humaine. Mais elle pèse trop sur le film et bascule vite dans un maniérisme ampoulé que ne possédait pas jusqu’alors le travail de Sokourov, même s’il en apparaît comme un risque légitime.
Au commencement…
Reste que Faust se déploie dans sa dernière partie. Si l’essentiel du film s’attache à une rationalisation du mythe faustien – le film est effectivement placé sous le signe de la chair – son dernier quart se laisse aller à la démesure et l’élévation adoptant ainsi le point de vue de la toile d’Altdorfer citée au début. Ce n’est pas la bête qui est lâchée, mais l’homme véritable. Si les trois premiers films de la tétralogie mettent en scène des hommes destitués d’un statut quasi divin – voire totalement divin pour Hirohito –, Faust montre au contraire les origines du mal ou comment l’homme bon, dans son orgueil et sa folie, s’est vu naître comme Dieu, se voyant ainsi maître de la nature et de la création. Relai de cette démesure, le final du film est époustouflant de beauté et de violence. C’est justement dans cet envol lyrique et dramatique, dans son éloignement de la reconstitution trop précieuse, que le film peut trouver sa pleine signification au sein de la tétralogie et un écho parfaitement direct avec notre monde contemporain. Par ces quelques minutes, Sokourov atteint des sommets : un dernier moment sublime – le mot n’est pas galvaudé – qui apparaît comme l’acte de naissance de la tétralogie l’inscrivant dans un mouvement cyclique continu qu’on n’a pas fini de penser.
(1) Dans La Bataille d’Alexandre, la bataille est absolument inidentifiable, si ce n’est l’inscription qui vient contextualiser la scène.
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