Crépuscule à Tokyo

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Avec « Crépuscule à Tokyo », Yasujiro Ozu observe sans jugement mais avec un prisme japonais la lente corrosion d’une famille jusqu’à son éclatement intergénérationnel. Bouleversant et atypique dans la production ozuesque. En version restaurée.

« La mélancolie se compose d’une suite de semblables oscillations morales dont la première touche au désespoir et la dernière au plaisir : dans la jeunesse est le crépuscule du matin, dans la vieillesse celui du soir » (Honoré de Balzac)

Le crépuscule qu’évoque Ozu dans ce film est le crépuscule des générations qui entrent insensiblement en conflit ; d’autant plus dans le contexte d’après-guerre des grandes mutations sociales que traverse l’archipel nippon. Les titres de ses films pourraient faire songer à des haikus dans leur forme concise qui se référent toujours à une aurore ou à un crépuscule, un début ou une fin. Le passage d’une saison prélude à une autre comme un train en cache un autre dans un incessant recommencement.

 

Crépuscule à Tokyo : une œuvre bouleversante à la tonalité froide et désespérante

C’est l’hiver à Tokyo. Une saison morne aiguisée par un froid glacial qu’on ne voit pour ainsi dire jamais dans les films d’Ozu car il est par-dessus tout un cinéaste solaire, de la radiance et de la luminosité ; un cinéaste de la chaleur lumineuse.

Crépuscule à Tokyo se présente donc à-priori comme un film atypique par sa tonalité désespérante et sa dimension tragique.

L’indéfinition des couleurs crépusculaires et leur texture terne et cendreuse reflètent l’instabilité même des sentiments familiaux.

Les néons artificiels de la nuit s’allument bien avant la fin du jour selon le rituel de la famille nippone où règne la minutie qu’Ozu reproduit dans sa méticulosité maniaque où chaque chose a sa place et une fonction déterminées. Où les objets les plus triviaux d’apparence recèlent une âme qui leur est propre au même titre que l’urne contenant les cendres d’un défunt trônant sur l’autel du recueillement.

Tout concourt ici à un engourdissement, une frilosité des sentiments dans lesquels s’engoncent une pléiade d’acteurs familiers qu’on retrouve reproduisant les sempiternels mêmes gestes au milieu de l’inamovible décor de la maisonnée ou sur leurs lieux de travail ou encore dans les cafés-restaurants, les salons de pachinko ou de mah-jong.

Ces accessoires de plateaux et les décors qui vont avec sont recyclés d’un « shomingeki » à l’autre. Ozu contribuera d’ailleurs largement à faire évoluer le genre qui mutera avec le retour à l’expansion économique et au consumérisme de l’immédiat après-guerre pour s’intéresser aux « cols blancs ». A l’origine et dans les années « 30 », ce terme désignait un genre de comédie burlesque et facétieuse déclinant les moeurs d’un lumpen prolétariat.

 

 

Ozu rebat les mêmes cartes d’un jeu des 7 familles

Les personnages figurent invariablement le père : patriarche de la famille, sa sœur, la tante marieuse invétérée, l’aînée traditionnellement placide et la cadette difficile et rebelle. Ozu rebat les mêmes cartes d’un jeu des sept familles.

Les fumées s’échappent toujours des cheminées qu’elles proviennent d’usines ou de péniches comme ici. Les enseignes de jour comme de nuit affichent leurs idéogrammes et les pendules les heures du jour et de la nuit. S’ajoutent d’autres champs vides plus ou moins déchiffrables qui meublent les temps morts et justifient les allées et venues incessantes des protagonistes entre domicile, lieu de travail et lieux de loisirs peuplant leur quotidien.

Un microcosme est un monde en réduction et c’est flagrant chez Ozu par l’effet d’accommodement de son parti-pris de mise en scène qui s’élève à plusieurs dizaines de centimètres du tatami et doit pourtant figurer en pied ses acteurs. Raison pour laquelle on les appréhende le plus souvent assis en tailleur, posture la plus couramment usitée par le Japonais.

Toute cette petite société se révèle dans la manière d’incarner comme un gant leurs personnages d’un film l’autre et au fil du temps les traits de chaque acteur portent sur eux la patine des années qui s’écoulent sans interruption et que rythme le cycle saisonnier de sorte qu’ils ne peuvent qu’affiner leurs personnages pour parvenir à une maturité de composition. Et la composition est le propre de la mise en scène ozuesque.

Les films d’Ozu forment une saga familiale en devenir où les acteurs énoncent les mêmes paroles, les mêmes banalités  selon un protocole infaillible et dans une routine quotidienne que rien ne vient jamais interrompre comme le cours du temps circadien de l’horloge selon le sacro-saint postulat que la vie serait un long fleuve tranquille.

 

 

Tout le fourniment de bibelots indétrônables

Chaque chose est immuablement à sa place : la bouilloire sur le réchaud, le linge sur son étendage, les bouteilles de saké bien en évidence comme un symbole ostentatoire de convivialité .Tout l’attirail, le fourniment et le bazar domestique de bibelots indétrônables s’aligne dans un agencement rassurant. Rien en apparence ne peut venir troubler cet ordre des choses et tout est contenu dans un cadre d’où rien ne doit dépasser et qui circonscrit la famille, leurs proches et leurs collègues de travail.

En hiver, le saké très chaud est un précieux reconstituant et réconfortant que l’on  boit plus que de nature pour entretenir cette chaleur corporelle comme on met du charbon de bois dans le réchaud pour une meilleure combustion.

Dans Crépuscule à Tokyo, la famille Sugiyama est l’épicentre d’un « séisme d’amplitude sur l’échelle de Richter des émotions » . C’est en quoi ce film diffère de ceux qui suivirent la fin de la tutelle administrative américaine et qui commencent avec l’emblématique Voyage à Tokyo (1953). Difficile de l’imaginer autrement qu’en noir et blanc et il sera le dernier d’Ozu dans ce standard avant sa conversion à la couleur attendue par les producteurs de la Shoshiku.

Shushiki Sugiyama (Chishu Ryû) est commissaire aux comptes dans un établissement bancaire. Il a deux filles : Takako Sumata (Setsuko Hara) , son aînée mariée à un lettré aussi égocentrique qu’ alcoolisé avec lequel elle est en rupture après avoir eu une fille de 2 ans Michiko  et Akiko Sugiyama(Ineko Arima), sa cadette, qui prend des cours de sténo anglaise. Il a perdu un fils dans un accident de montagne. Son ex , Kisako Soma, (Isuzu Yamada) a abandonné le domicile conjugal 18 ans auparavant pour refaire sa vie, plantant sa famille .

Le nœud gordien d’une intrigue tragique

Fonctionnaire modèle, Shushiki est toujours d’humeur égale et adopte une attitude détachée, semble-t-il, des contingences familiales. A ses heures perdues, il s’adonne à son passe-temps favori : le pachinko. Takako connaît, quant à elle, une crise conjugale devant l’abus d’autorité exercé par son époux sous l’emprise de l’alcool ; motivant son retour au bercail paternel. Kisako, la mère, réapparaît comme la mouche du coche dans une « photo de famille » déjà amplement amputée. Elle tient désormais un salon de mah-jong dans un quartier avoisinant de Tokyo. Takako la rejette aussitôt en lui défendant de révéler son identité à Akiko. Celle-ci ne s’appartenant plus, s’enferme dans un mutisme obstiné et se retrouve à la dérive alors qu’elle cherche à avorter suite à sa relation avec Kenji, un étudiant inconséquent qui refuse d’assumer ses responsabilités. En grand désarroi, elle traîne ses guêtres dans des bars mal famés et un salon de mah-jong . Avec l’acharnement du désespoir qui guide sa quête d’appartenance identitaire, elle est faussement assimilée à une délinquante, une « zubeko » (traînée) et se retrouve arrêtée par la police sur un soupçon de vagabondage. En rupture de ban familial puisque son père fait mine de la rejeter, elle finit par se jeter sous un train.

 

 

Une aussi longue absence

L’absence de la mère est le nœud gordien de l’intrigue tragique qui ne peut que se dénouer de façon irrémédiable ; endeuillant davantage la famille Sugiyama. Quand la réapparition de la mère est relayée par la rumeur publique, c’est seulement en négatif pour rappeler à chacun les conséquences dévastatrices de sa longue absence.

Elle choisira de s’éclipser à nouveau du champ familial mais cette fois à tout jamais. Tandis qu’elle entend s’établir pour de bon à Hokkaïdo avec son dernier compagnon, son départ précipité par la mort impromptue d’Akiko rétablit une absence qui est devenue nécessaire par la tournure qu’ont pris les événements.

Cette absence est la cause de la tragédie qui condense le climax du film aussi bien que la possibilité de restaurer un semblant de retour à la quiétude au sein de la famille.

Comme les perles de culture, les enfants ont besoin d’un environnement propice pour leur permettre de croître naturellement

Un enfant a besoin de ses deux parents. C’est pourquoi Takako se rabiboche avec son mari et regagne le foyer familial avec sa fille Michiko. La mort tragique de Akiko recompose le paysage familial singulièrement dévasté de la même façon que la mort subite de la mère dans Voyage à Tokyo. La mort d’un enfant en âge de se marier vient se substituer à celle d’un parent âgé dans l’occurrence des avatars de l’existence. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, Shukishi, le patriarche, est laissé à sa solitude avec un jouet oublié par sa petite fille pour se remémorer sa famille.

Insensiblement, les films d’Ozu ,pourtant ancrés profondément dans une japonité , atteignent à l’universel et rétablissent un ordre naturel immuable, celui du flux ininterrompu des naissances, des mariages et des morts qui régit l’ordinaire du quotidien familial.

A lire aussi : La chronique de Les Herbes flottantes de Yasujiro Ozu

 

Distributeur : Carlotta

©  Shochiku Co., Ltd.

Titre original : Tokyo Boshoku

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Durée : 140 mn


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