Herbes flottantes

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« Herbes flottantes » est un opus qui déroge aux films de la maturité d’Ozu. C’est une œuvre à la fois organique, cosmique et surtout atmosphérique qui condense sans complaisance le quotidien tragi-comique de la tournée théâtrale d’une troupe de kabuki et met au jour leurs dérisoires secrets de famille. Plongeons dans les coulisses de cette humanité itinérante…

Montrer le transitoire et les contingences de la vie au quotidien

Herbes flottantes » est sans doute l’oeuvre plastique la plus aboutie de Yasujiro Ozu. « Ukikasa » en japonais désigne ces plantes aquatiques envahissantes qui prolifèrent dans les eaux dormantes et s’agglomèrent avec la venue d’une chaleur accablante. Par extension, le terme qualifie ces acteurs parasites sur le déclin contraints de vivre en marge, de papillonner.

Livré aux querelles intestines et aux affres financiers de sa charge, le gérant d’une troupe d’acteurs de kabuki (Ganjuro Nakamura) est conduit par les événements à dissoudre sa compagnie. Tandis qu’il anticipe son détrônement, il est par ailleurs confronté à un dilemme familial qu’il se voit incapable d’assumer. Comment exercer son autorité paternelle sur un fils illégitime sans pour autant lui révéler sa véritable identité qu’il a tu jusqu’alors en se faisant passer pour son oncle ?

Ozu reprend le canevas narratif de Une histoire d’herbes flottantes (1934) pour lui insuffler une nouvelle mue efflorescente par l’adjonction de la couleur et du son.

L’intrigue est mizoguchienne qui traite par essence d’un drame « shimpa » et pourtant Ozu élude avec une méticulosité quasi obsessionnelle les temps forts du mélodrame pour n’en conserver que l’épure et le transitoire et s’attacher à l’insignifiance des petits riens du quotidien. En suspendant le temps dans son vol pour faire que le regard s’abîme dans la contemplation d’une nature morte, Ozu invite à  mieux appréhender l’impermanence des choses et ce temps qui glisse inexorablement sur les êtres comme l’éphémère goutte de rosée sur l’herbe.

Condamnés à une éternelle errance, les saltimbanques n’ont d’autre port d’attache que le prochain où ils feront escale. Tels des herbes flottantes, ils vont à la dérive ; ballottés et emportés  dans un va-et vient perpétuel par le courant limoneux d’une existence cyclique comme les saisons.

 

 

Rhapsodie en bleu et blanc : un phare au bout d’une jetée et une bouteille de saké 

Au bout d’un môle en ciment, sur un horizon de ciel d’un bleu délavé, se profile un phare blanc dressé comme un symbole phallique voisinant incongrûment avec, en amorce, une bouteille de saké noire ; à quelques encablures d’un hameau villageois péninsulaire du Japon septentrional.

Ce préambule en forme de rébus visuel interpelle par la sereine quiétude qu’il installe. Il y a quelque chose de l’ordre de l’ataraxie zen. Le phare est un fanal rassurant qui tranche sur ce ciel « aussi bleu qu’une tragédie » par sa récurrence dans l’arrière-plan. La bouteille de saké à l’avant-plan est un discordant symbole de réconfort dans lequel Ozu puise abondamment son inspiration.

On la retrouve en bonne place dans le dénuement de sa sépulture avec l’inscription « Mu » (néant) ornant le frontispice de la pierre tombale comme un ultime pied de nez à la postérité.

Par quelle ironie du sort cette bouteille trône-t-elle sur ce coin de plage ? Veut-elle signifier cette convivialité exubérante qui s’attache ordinairement au saké? On boit à profusion dans les films d’Ozu et particulièrement ses derniers où tout un chacun noie confusément ses désillusions et ses désenchantements dans les effluves de l’alcool de riz.

Après une coupe franche, la bouteille se dérobe à notre vue tandis que le phare se détachant toujours à l’horizon réapparaît obstinément sous un angle différent, promontoire incontournable,sur un appontement, dans une trouée ménagée au-travers d’embarcations de pêcheurs.

L’édifice se découpe, de loin en loin, cette fois depuis le rouge flashy d’une boite à lettres comme une touche discordante nous rapprochant du littoral et donc de la civilisation et son humanité ordinaire.

D’un faux raccord l’autre, le phare semble jouer à cache-cache pour créer un hiatus visuel dans l’espace comme si l’image était soudain prise d’ébriété. C’est le second film en couleurs d’Ozu et les tonalités chromatiques expressives jouent sur une palette apaisante et détachée du monde qu’on retrouve dans la marqueterie des carreaux bleu blanc rouge du lupanar où chez le coiffeur du village.

 

 

Un art minimaliste de la nature morte

Tout l’art consommé de composition minimaliste d’Ozu est à l’oeuvre dans Herbes flottantes qui nous donne à voir plus que de nature ces plans-tampons énigmatiques qui distendent  et assourdissent  les intempérances du récit.

Ce prologue visuel est une stance lyrique contemplative où s’affirme un ordonnancement pictural qui s’affranchit allègrement des lois de la perspective.

Ozu s’interdit tout mouvement d’appareil, tout artifice comme le fondu-enchaîné ou le fondu au noir et se focalise uniquement sur le cadre quintessencié et sa profondeur de champ, le plus petit commun dénominateur de sa mise en scène.

D’où ces ponctuations de champs vides qui interviennent de façon répétée pour sortir de l’assujettissement au contexte « familial » et à son confinement obligé.

La séquence  d’ouverture est strictement décorative qui déroule un paysage balnéaire stylisé dans un technicolor de carte postale sublimé par la photographie du chef-opérateur Kazuo Miyagawa qui éclaira Rashomon neuf ans plus tôt.

 

 

Dans le cinéma d’Ozu, les digressions nous ramènent à l’essentiel

Le village côtier est assoupi dans une torpeur suffocante et ses habitants sont comme frappés d’une indolente léthargie à l’appel du soleil. Les autochtones commentent trivialement l’événement du jour : l’arrivée d’une troupe itinérante de kabuki. Les gens du pays vont se confronter aux gens du voyage.

Recrue de fatigue et défaite par sa longue pérégrination en ferry, la compagnie théâtrale fait halte pour une courte tournée. L’allegro du générique accompagne la parade déambulatoire dans le village où les acteurs faussement enjoués de la troupe distribuent des flyers de leur spectacle dans une alacrité burlesque. Une ribambelle d’enfants les suivent à travers les ruelles tortueuses du hameau comme ils suivraient le joueur de flûte d’Hamelin.

Au fil des représentations de la troupe, l’audience s’amenuise et les bateleurs accomplissent sans grande conviction leur tâche alimentaire. Ils font acte de présence devant un public clairsemé;davantage préoccupés semble-t-il par leur badinage que par leur cabotinage. Mais comme le traduit bien le mot d’Oscar Wilde : « Aucun artiste ne trouve intérêt à rencontrer le public. Le public, quant à lui, à très envie de rencontrer l’artiste ». A condition que l’acteur tienne sa place.

 

 

Les intrications d’un récit atmosphérique

La mise en scène de Ozu musarde, s’étire en longueur, prend des chemins de traverse obliques pour épouser les intrications d’un récit atmosphérique.

Ozu tente de pimenter le trait conventionnel de l’intrigue avec  une approche progressive des retrouvailles extra-maritales entre Komajuro (Ganjuro Nakamura) et sa concubine Oyoshi (Hamiko Sugimura) qui sont à la confluence du film. Mais la radiance climatique de la bourgade balnéaire amortit les intempérances du mélodrame.

L’intrigue par ses circonvolutions sinueuses est très mizoguchienne à la lettre. Komajuro est un chef de troupe vieillissant et fatigué de ses tournées incessantes qui le ramènent toujours à la case départ . Son ego dévoyé et son aplomb tyrannique n’ont d’égal que sa cruauté misogyne et un penchant veule qui en font un personnage sournois à l’esprit pervers dans le même temps.

C’est ainsi qu’il peut s’accommoder d’une vie de compromissions écartelée entre une maîtresse licencieuse Sumiko (Machiko Kyo) et sa concubine qui tient un bar à saké pour subvenir aux besoins de leur fils. Ozu exsude toute l’humanité ou l’inhumanité de ses acteurs.

Tandis que la troupe patauge lamentablement sans parvenir à rencontrer son public, Komajuro renoue des liens avec la femme qu’il a délaissé pour se rapprocher de son fils illégitime Kiyoshi (Hiroshi Kawagushi) qui ne le reconnaît que comme son oncle. Mais c’est compter sans le courroux de sa maîtresse qui est devenue l’égérie de la troupe. Dévorée par une jalousie possessive, Sumiko soudoie la jeune actrice de la troupe faussement ingénue (Ayako Wakao) pour qu’elle joue l’ entremetteuse et séduise le mal dégrossi Kiyoshi. Les tourtereaux s’amourachent pour de bon sans roucoulades ni préliminaires. Aigri par cette situation qui le conforte dans une forme d’impuissance de sa condition et le prive du droit à la paternité, Komajuro s’en prend violemment aux deux conspiratrices et, contraint par les événements, accepte, de guerre lasse, de reprendre sa vie de bohème cahotante avec son alter ego en infortune.

 

 

Le temps glisse inexorablement sur les êtres comme l’éphémère goutte de rosée sur l’herbe

Contrairement à un Mizoguchi, Ozu est, à l’évidence, davantage concerné par les alliances électives et les affinités affectives que par la passion dévorante et les affrontements cathartiques qui s’ensuivent et qui, le plus souvent, s’éteignent dans l’ oeuf pour laisser la place à la quiétude ordinaire.  Quand les personnages mizoguchiens conservent leurs masques théâtraux comme dans une représentation de Noh, ils le tombent chez Ozu.

Cela se retrouve dans sa manière unique de confronter symétriquement ses acteurs dans des apartés dont la violence verbale retombe  d’elle-même de manière trompeuse.

Il partage cette intimité climatique avec ses personnages un peu à la manière émotionnelle de Mikio Naruse.

« Rien n’est constant sous le soleil » et pourtant…

A l’instar de Naruse, Ozu capture le bercement naturel du train-train quotidien avec une touche de bienveillante commisération pour ses acteurs qui transparaît y compris dans leurs débordements. Ici, les clashs émotionnels sont tamisés par la déflagration des éléments atmosphériques. La moiteur chaude et humide du  temps déclenche un « orage narusien »  qui vient paradoxalement étouffer les éclats d’altercation entre Komajuro et Sumiko sous une pluie diluvienne qui rend presque inaudible la bordée d’invectives dont ils s’arrosent copieusement.

A l’épilogue du film, le couple mal assorti et dépareillé que forment Komajuro et Sumiko se rabiboche sans péroraison ni conciliabule mais avec une connivente et ironique délicatesse de notation.

Esseulé après avoir dû rengorger ses rodomontades et congédier la troupe, Komajuro semble exténué, au bout du rouleau. Il a tout laissé en plan et se dispose à reprendre sa route brinquebalante semée d’embûches et non d’étoiles quand il tombe sur Sumiko en rade à la gare. Leurs regards dessillés  se croisent. Komajuro tâtonne à trouver une allumette  pour sa cigarette dans les replis de son kimono . Sumiko tâtonne à la lui allumer de force et tout est dit dans le non-dit du geste attentionné.

Dans Herbes flottantes, l’épanchement des émotions contient l’étanchement de la soif. Ozu métamorphose sereinement les peines de la vie par son infaillible confiance en l’humanité de l’homme qu’il annoblit au lieu de l’avilir. Même un personnage détestable semble trouver grâce à ses yeux : cette grâce de la rédemption. Aucun réalisateur n’est plus japonaisement orienté qu’Ozu. Pour lui, l’essentiel réside dans ce dont on ne parle jamais. Dans le superflu, l’écorce comme l’écume des choses.

Distributeur : Carlotta

Crédits photos : HERBES FLOTTANTES © 1959 KADOKAWA. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

Lire aussi : Cycle Ozu ou le goût de la monotonie

Titre original : Ukikusa

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