La quatrième réalisation du déjà grand Alejandro Gonzalez Inarritu est un film superbe, sombre et lumineux à la fois, porté par l’immense Xavier Bardem, auteur d’une interprétation époustouflante.
Plan rapproché sur deux mains qui s’enlacent dans un clair-obscur. L’une passe une bague au doigt de l’autre. Hors-champ, une conversation chuchotée. Puis un rêve, une conversation entre deux hommes, un père et son fils, dans une forêt enneigée. Ces scènes sont les balises du dernier film d’Alejandro Gonzàlez Inarritu, Biutiful, à son commencement et à son terme. Entre temps, le réalisateur mexicain relate l’existence d’Uxbal, interprété par le colossal Xavier Bardem.
Il fallait bien un interprète de cette trempe, une gueule et un corps qui crèvent l’écran pour habiter un tel rôle. D’ailleurs Inarritu, dès l’écriture du film, avait choisi Bardem, le seul pouvant selon lui incarner le personnage auquel il donnait naissance sur le papier. De l’aveu des deux hommes, la facilité n’est pas vraiment leur truc et Biutiful en est une preuve éclatante. Il faut relever notamment le choix d’Inarritu d’associer au rôle à la fois très intérieur et extraverti, tourné vers la vie, en un mot au quotidien « complexe » d’Uxbal des acteurs non-professionnels et des enfants pour les seconds rôles.
Uxbal vit avec ses deux enfants dans le quartier de Santa Coloma, à Barcelone. Il corrompt la police pour pouvoir exploiter les vendeurs à la sauvette et couvrir des ateliers clandestins. En plus, il a un don pour communiquer avec l’au-delà et veille les morts contre espèces sonnantes et trébuchantes. Il est divorcé de Marambra (Maricel Alvarez), maniaco-dépressive et apprend qu’il est atteint d’un cancer.
Cette fois, le réalisateur mexicain abandonne le style de narration choral qui avait prévalu dans ses trois films précédents, Amours chiennes, 21 grammes et Babel, se concentrant ici sur un seul personnage, une seule ville, une seule famille. Revenons quelques instants au rôle dévolu à Xavier Bardem pour analyser l’évolution du cinéma d’Inarritu. En effet, si l’on reconnaît facilement le style et la signature du metteur en scène dans Biutiful, transparaît dans ce film, en comparaison aux précédents, un travail plus important. Ce film est un véritable morceau de bravoure, exprimant la vie intérieure du personnage central, ses émotions, le chemin qu’il parcourt pour résoudre ses conflits, puis sa résolution à se battre pour les siens et pour son père, mort jeune, dont le souvenir le hante. De la stature massive de Bardem émane l’équilibre fragile d’un individu qui doit continuer à vivre en sachant que ses jours sont comptés. D’avoir confié le rôle à Bardem est de ce point de vue est une double réussite car, d’une part, ce contraste est saisissant par son résultat et que d’autre part, cette disproportion revient à donner à l’écran une traduction de la complexité de la nature humaine. Rien que ça. D’ailleurs, signalons ici sans plus attendre l’incroyable prestation de Maricel Alvarez, comédienne de théâtre dont c’est le premier rôle au cinéma et à qui le film doit aussi beaucoup.
Si, comme toujours, Inarritu s’intéresse à l’intériorité, il n’en oublie pas moins de se pencher sur le monde, son bruit et sa fureur, et toujours dans cette alternance entre l’intime et l’extérieur, le film ne manquant de cadence à aucun moment.
Dans Biutiful, le réalisateur mexicain s’attache tout particulièrement à montrer l’environnement dans lequel évolue ses personnages. C’est le cosmopolite quartier de Santa Coloma à Barcelone qui sert de décor. Au début, nous croyons être dans une capitale sud-américaine ou Dieu sait où ailleurs sur le globe. Puis un plan aérien de la ville nous éclaire : nous sommes bien à Barcelone ! Inarritu filme un Babel (Santa Coloma) où cohabitent des Sénégalais, des Chinois, des Pakistanais, des bohémiens et des Roumains en bonne intelligence, chacun parlant pourtant sa propre langue. Un rêve ? Oui, mais pas toujours. La ville, phare puissant de la prospérité occidentale, attire les déshérités de tous les pays dans des ateliers clandestins où ils sont mis en esclavage. Parfois – c’est l’occasion d’un plan très violent –, ils sont rejetés sur une plage par la mer. Il y a même une séquence soudaine et stupéfiante montrant une descente de police sur les Ramblas destinée à arrêter des jeunes vendeurs à la sauvette venus d’Afrique noire.
Et puis, il y a cet homme sur lequel la caméra est presque aimantée. Un chêne et un roseau. Un salaud et un homme bon. Un homme sur le chemin de Damas et un être qui va mourir. La dimension christique chez Uxbal est évidente car c’est bel et bien à son calvaire auquel nous assistons. Certaines scènes font naître une grande émotion avec rien, comme les repas familiaux dans l’humble cuisine (qui reviennent souvent chez Inarritu), moments de violences ou de joie. Ou lorsque l’enfant demande à son père de lui écrire « beautiful »sur un dessin et ce dernier de s’exécuter : Biutiful, c’est bien plus joli, non ?