Un après-midi d’été. Un bel au bois dormant se réveille ; autour de lui, un pique-nique faste. Il s’enfuit, les mains pleines de saumon cru, dans une jungle d’où l’on ne peut sortir. S’en suit un road-movie étrange et malsain. Accompagné d’un amant militaire et solitaire en quête de son amour décédé, il explore la forêt du temps et s’y égare, s’y confronte, s’y transforme. Fabien l’amnésique lutte pour qu’advienne le passé, pour qu’il devienne présent et cesse de le hanter, de lui courir après.
Un malaise chaleureux
Si le malaise traverse le film, c’est un malaise consenti ; comme une mélodie rouillée lancinante qui nous plongerait dans un demi-sommeil. A moitié endormi, dans ce conte irréel et sauvage ; à moitié éveillé, et enfermé dans une réalité insaisissable, volatile, anachronique. Sans repères, on erre dans les zones obscures de ce film aux allures de rêverie vintage qui prend une tournure mélodramatique à mesure que le héros s’enf(o)uit dans son passé. Renouvelant la géographie – cette jungle à deux pas du RER a quelque chose d’absurde et d’inquiétant –, il renouvelle le genre, et bascule dans une quête cosmique du temps et de l’existence. On se balade dans le temps, on s’y endort, puis s’y réveille sans repères ; prisonniers du temps, nous marchons avec Fabien, ex-star de sitcom des années 90, à la recherche de son passé. Cette amnésie, ressort comique et dramatique phare du film, est à double tranchant ; si elle est l’occasion d’un gag de répétition absurde avec une jeune aventurière scatophile (Agathe Bonitzer), il est aussi le moyen de virginiser son héros. Il boit, mange, se terre, comme un animal féroce en survie ; mais sous cette apparence se cache puis se dévoile un être innocent, idiot, traumatisé. Chaque « bête blonde » est poursuivie : Fabien est hanté par un souvenir traumatique d’un amour passé mort tragiquement ; tandis que son acolyte militaire a volé la tête de son amant lui aussi décédé, et à ses trousses, la famille du défunt…
L’arbre qui cache la forêt
Dans cette forêt enchantée, c’est un désenchantement que l’on finit par trouver. Une humanité complexe, une absence de sens, de compréhension, des solitudes déchirées. L’imaginaire de Maxime Matray et Alexia Walther est pétri de références hétéroclites, comme un patchwork kitsch et inquiétant : comme des escapades dans des mondes variés, dans des espace-temps différents, jusqu’à en avoir le tournis. Comme un carnaval grotesque où le bellâtre Thomas Scimeca – hybridation entre un prince charmant et un ado attardé, dans la lignée d’un Dewaere chez Blier ou d’un Dujardin chez Hazanavicius – erre, mais dans une errance commode, flemmarde, contemplative. Son visage incarne à lui seul les paradoxes de ce film : tantôt clown désabusé, tantôt sauvage au cœur blessé. Dans cette jungle, sauvage et barbare, tout est pourri ; pas d’amour à l’horizon, juste corruption, perversions, rejet de l’être aimé. Les hommes se détestent, et la famille n’existe plus. Au milieu de cette terre hostile, Fabien tombe des nues ; il ne comprend rien, mais témoigne, assiste au déchirement d’une famille en deuil, à une cérémonie scatophile entre jeunes entrepreneurs.
Les vivants se détestent certes, mais le souvenir demeure, les morts sont là, touchés, serrés fort ; s’il y a une chose que nous apprend Les Bêtes Blondes, c’est que la vie est une déchirure autant que la mort. Le présent est l’indice d’un passé irrésolu, impossible à comprendre. Tous, personnages comme spectateurs cherchent un fil autour duquel tisser le récit, leurs fantasmes, leurs questions ; quelque chose de tangible, qui tienne, qui ne lâche pas. L’amour est ce fil rouge. L’amour seul crée et unit, il vient tisser entre eux les formes, les motifs, les variations autour de l’absence, du souvenir, de la perte. La répétition d’occurrences comme le visage, le regard, la tête – celle, métonymique, que l’on trimballe dans un sac, ou celle que l’on perd par défaut de mémoire.
La vie est un songe
Dans la réalité concrète peinte par le langage – les références au RER ou à la route nationale font bondir tant elles sont inadéquates –, les images et les sons jouent avec un exotisme – pas raciste mais plutôt cosmique, comme une nouvelle planète, réinventée dans ses associations, ses lois, son environnement. On est à Fontainebleau près des tours mais on entend des iguanes et des crapauds, on se retrouve dans une serre en plein paris, toujours dans la téléportation. Même Paris n’est pas montré explicitement ; tout est suggéré sans que l’on s’y aventure, et l’errance de Fabien dans son présent et son passé n’en devient que plus labyrinthique, kaléidoscopique. Dans le rôle de ce grand dadet naïf – à la manière de son cousin éloigné Diamantino – Scimeca excelle : un être inadapté qui se lie avec tous, que ce soit cette enfant morbide et ingrate à l’enterrement, ou la jeune serveuse entrepreneuse. Sans aucune suspicion ou doute, il s’aventure dans son passé, sa mémoire, lui-même, en même temps qu’il découvre le monde, ce qu’il recèle d’occulte ou de souvenirs tus.
“La vida es un sueño, y los sueños sueños son” écrivait Calderón ; dans ce monde où tout n’est qu’illusion, où un simple sommeil remet à zéro les compteurs, les visages, les existences ; à qui faire confiance ? Si ce n’est au présent, celui de l’évocation, de l’errance, de la rencontre, du sentiment. En retrouvant son passé et en redessinant dans son souvenir celle qu’il a aimée et probablement tuée, Fabien peut s’endormir ; ce récit est un serpent qui se mord la queue, doux et cruel, une répétition avant la représentation.