Un Goût de miel (A Taste of honey – Tony Richardson, 1961)

Article écrit par

« Un Goût de miel » est un << town movie >> qui déroule une errance ponctuée de désamours : l’émouvante dérive d’une poignée de marginaux que les hasards de l’existence font se rencontrer tels des épaves échouées en mal d’affection. Une déambulation urbaine dans le Manchester fuligineux de l’industrialisation. Irrésistiblement attachant.

« Elle a l’élégance du hérisson : à l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur,elle est aussi simplement raffinée que les hérissons qui sont de petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantesL’élégance du hérisson (Muriel Barbery)


Un goût de miel qui a un fort goût d’amertume

Si la vie est une fleur, l’amour en est le nectar. Donc le miel qu’on cueille à même le bitume . Voilà un aphorisme improvisé qui pourrait contenir en préambule le propos de ce film unique en son genre qu’on ne saurait trop recommander.

Avec Un Goût de miel Tony Richardson s’émancipe de la pièce éponyme de Shelagh Delaney dont il rompt les codes conventionnels de la théâtralité. Il en bouscule les lignes et en retourne les paramètres à son gré. Ce goût de miel est tout sauf douceâtre. Il est pimenté d’une amertume sarcastique qui parcourt le film en son long comme la brise revigorante du grand large. Le metteur en scène largue les amarres de la narration pour faire s’évader les esprits .Il met à nu le cœur de son héroïne déchue, Jo, l’inénarrable Rita Tushingham, comme il ouvre les écluses du canal du port de Manchester pour laisser s’écouler le trop-plein des rancoeurs d’une classe infortunée . Il libère le carcan de la gouaille du verbe théâtral dans une appréhension dégrisante des rues crasseuses , des bouges sordides, de l’atmosphère suintante, noire de suie de la ville industrielle longtemps cotonnière.Cette ambiance bistrée de désolation, la photographie contrastée de Walter Lassaly la capture sur le vif et la transcende avec sa caméra légère Arriflex et sa pellicule hypersensible. Capitale du textile, Manchester fut le haut-lieu du tournage de « l’homme au complet blanc » d’Alexander Mackendrick. Ici, la seconde ville du Royaume-Uni est un personnage central et Richardson en donne une vision kaléidoscopique en perpétuel mouvement.

On est aussi bien plongé littéralement dans cette parenthèse de franche exhibition vulgaire et débridée de la fête foraine de Blackpool qu’on retrouvera un an plus tard comme un point d’ancrage dans les souvenirs erratiques de Colin Smith, le rebelle de La Solitude du coureur de fond (1962) du même Richardson. Blackpool, ce Las Vegas gangrené du pauvre si peu glamour est un concentré de tout ce qu’on ne montre pas où échouent ces personnages en goguette, disposés à noyer leur désenchantement dans le tintamarre de la fête.

Ces deux films partagent du reste cette même corrosivité, cette même causticité dans l’atypisme des personnages campés. Irrévocablement transgressif, Tony Richardson y donne toute sa démesure tapageuse et non feinte. Il s’attache à dépeindre une galerie de portraits décalés mais ô combien attachants.Manchester est à l’épicentre de ce kitchen sink drama et le déversoir de toutes les frustrations latentes de Jo au minois exorbité de lémurien et à la carapace et au nez tirebouchonné de hérisson.
 


Mademoiselle from Armentières fait l’école buissonnière

Paradoxalement Rita Tushingham, 18 ans à l’époque, tire son épingle du jeu grâce à l’ extraordinaire photogénie d’un visage à l’apparence ingrat mais qui irradie et crève l’écran d’ingénuité et de cette effronterie candide qui rappelle en substance celle du tout jeune Antoine Doinel des 400 coups. François Truffaut aura décidément marqué les esprits de son temps d’une empreinte indélébile et , au même titre que pour La Solitude du coureur de fond, l’influence de son film est ici indéniable. C’est également par son intercession que Rita Tushingham obtiendra le prix d’interprétation féminine au festival de Cannes.

Le hérisson et le poil à gratter

L’actrice en herbe ébouriffante est toute en incarnation intuitive. Comme ce petit mammifère farouche replié sur lui-même qu’est le hérisson, elle est une boule de nerfs à défaut d’être une boule de poils mais les caractéristiques sont les mêmes. Rétractile comme l’animal en question,elle sait pourtant reprendre du poil de la bête. Revêche ; elle ne se laisse pas démonter pas plus que caresser à rebrousse-poil.

Le mimétisme métaphorique est frappant voire même confondant au point qu’il pourrait lui pousser des piquants comme à un porc-épic sans que quiconque ne bronche . Elle ne se paie pas de mots comme de piques ni de réparties à l’encontre de ses détracteurs. La personnalité de l’actrice débutante et son sens de l’auto-dérision fut l’élément déclenchant qui finit par emporter l’adhésion du réalisateur intrigué par « ce petit hérisson de Liverpool » comme il se plaisait à l’épingler. Il lui fit endosser le rôle de Jo au grand dam des financiers de la production qui ,dépourvus de la moindre indulgence à son égard ne l’imaginaient pas une seconde « en haut de l’affiche » sans parler des remarques acerbes émanant de la critique de l’époque qui la compare non plus au mammifère mais au palmipède cette fois :« le vilain petit canard »

C’est Goncourt qui évoquait « la clarté photogénique qu’a seule la peau anglaise ». Et Rita Tushingham emplit le cadre de sa nature vibrionnante. Desmond Davies , le chef-opérateur de la « Solitude du coureur de fond » et de « A taste of honey » saura mettre à profit cette faculté d’impressionner la pellicule dans « la fille aux yeux verts » qu’il réalisera en 1964 et où elle tient la réplique à l’acteur Peter Finch.

En d’amples travellings latéraux qu’il alterne avec des gros plans photogéniques de sa drôle de muse hypnotique, Richardson prolonge le regard panoramique tour à tour médusé et effarouché de Jo entre architecture victorienne et quartiers déshérités, entre docks désertés, humides et froids et navires imposants qui appareillent.En parfait tour-operator, il orchestre la transhumance de notre animal chafouin ballotté par les petits tracas du quotidien qui font le sel de l’existence. Face aux quolibets et loin de se décontenancer, Jo se montre empreinte d’une ironie désabusée comme pour se carapaçonner.
 


Jo, l’anti-héroïne, se réfugie dans un no man’s land borderline

On n’est pas loin par endroits du réalisme poétique d’un Marcel Carné ou de la truculence pittoresque de l’Atalante de Jean Vigo dans l’observation ingénue de personnages haut en couleurs qui semblent avoir largué les amarres d’une vie affadissante pour se réfugier dans un no man’ land « borderline ».

Outre Jo, étrangement ballottée comme un repoussoir au gré des rencontres de circonstance, il y a Helen, sa mère avec laquelle elle cohabite bon gré mal gré. « Coureuse de pantalons » invétérée,cette dernière en néglige d’autant sa fille. Dans le même temps, elle comble le vide paternel. Leurs chamailleries incessantes émaillent le film de scènes désopilantes comme celle ouvrant le film dans le plus pur style de la comédie vaudevillesque des studios Ealing où les deux « filent à l’anglaise » par un soupirail avec bagages et perroquet pour ne pas avoir à payer les loyers en retard à leur logeuse. Délaissée, Jo s’amourache d’un marin noir de passage avec qui elle aura une liaison sans lendemain. Prétexte à de belles images fluides du port d’attache de Manchester et de ses docks toutes empreintes de la nostalgie du déracinement. Richardson fait un sort définitif au sacro-saint tabou de l’amour interracial comme à celui de l’homosexualité. Son « prince noir » parti pour d’autres escales, , Jo rencontre fortuitement Geoffrey , homosexuel affranchi comme le réalisateur,qui supplée le manque d’amour maternel et la conforte dans l’idée de garder l’enfant dont elle est enceinte. Clown efféminé mis sur le chemin de Jo par la providence, Geoffrey est à la fois sa nurse et son ange gardien.

Tony Richardson imprime dans son adaptation cette magie immature de l’oeuvre originelle de Shelagh Delaney. Les « nursery rhymes » qui ornementent et égrènent le film viennent parachever le tableau poétique jusqu’à l’abstraction.Actant le départ de Geoffrey, son protecteur, Jo allume un bâton d’artifice comme pour exorciser son passé et faire un vœu pour l’enfant qu’elle porte en elle.

Avec Un Goût de miel, Tony Richardson livre encore une nouvelle floraison et nourrit de son miel et de son fiel de nouvelles promesses de fruit. L’inlassable quête d’amour de Jo est ce peu de miel qu’on cueille sur les ronces de l’existence.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi