Au ras du sol
Immergé dans un quartier pauvre de Tijuana, Jean-Charles Hue nous présente la vie de quatre prostituées matures et, pour certaines, junkies. Le parti pris de l’auteur consiste en une immersion totale et brute, et de fait, aucune contextualisation ni aucun outil didactique, comme des cartons titres ou des voix off, ne sont employés pour narrer l’histoire, au point que la présence même de l’auteur est réduite à sa portion congrue. Les errances et les conversations des personnages autour desquelles s’articule le film consistent ainsi en l’interaction des témoins entre elles ou avec leurs proches. Un des autres partis pris consiste aussi à ne jamais montrer ces femmes au travail pour se concentrer sur leur personnalité ; l’aspect le plus dur de l’œuvre, voir sordide selon les sensibilités, résidant dans les instants ou l’auteur filme les prises de drogues. Des instants qui, toutefois, parce qu’ils arrivent après que l’on ait appris à connaître ces femmes, sont dénués de gratuité ou d’aspect exhibitionniste, et se contente d’être lugubrement réaliste. Ce faisant, en mettant son public au même niveau que ces quatre prostituées, il l’isole et l’enferme autant qu’elles le sont et donne une sensation de claustrophobie alors que le film se déroule pour bonne partie en extérieur.
En apnée
L’œuvre est d’ailleurs d’autant plus étouffante que tous éléments pouvant témoigner d’une réalité ou d’un quotidien autre que celle du milieu des prostituées sont quasi inexistants et essentiellement laissés dans le hors-champ. En les coupant ainsi du reste du monde et en empêchant donc la manifestation de tout point de comparaison extérieur qui permettrait de prendre du recul, Jean-Charles Hue parvient à montrer aux spectateurs, dans une forme d’objectivité dénuée de tout misérabilisme, la réalité d’un milieu étranger, aux règles à part, mais aussi la sensibilité de ses résidentes. Ce faisant, The soiled doves of Tijuana fait ressortir la complexité de ses personnages et, ce faisant, leur humanité. Pour parfaire l’immersion de son spectateur l’auteur évite le recours à des musiques extradiégétiques (quoique ces dernières soient présentes pour des instants très spécifiques) pour laisser la parole de ses personnages et les ambiances sonores du milieu, notamment le flux constant des véhicules passant sans jamais voir les quatre femmes, recouvrir le public. De plus, la structure quasi anarchique du film, qui mélange presque arbitrairement les séquences des quatre dames entre elles, passant de l’une à l’autre sans crier gare, associée à une caméra portée et toujours très proche de ses témoins, assure un sentiment de pris sur le vif, de spontanéité, et fait sentir que l’auteur est véritablement allé au contact de son sujet.
Clairement trouble
Mais pour autant l’intérêt esthétique de The soiled doves of Tijuana ne réside pas uniquement en ses partis pris servant à l’immersion et dispose d’une dimension organique. Car, comme l’essentielle de ce que l’on voit de la ville et de ses habitants « normaux » sont projetés dans le flou et l’arrière-plan des images, le réalisateur crée visuellement une forme de bulle spatiale qui enferme ses personnages au sein de son cadre. De cette façon, l’image entre en résonance à la fois avec le statut de ces femmes dans la société, des êtres invisibles, mais aussi avec leur état d’esprit. Un état confus oscillant entre la lucidité et la fantaisie, notamment lorsque vient le moment d’évoquer les croyances religieuses et ésotériques relevant de la sorcellerie. Cette combinaison de perspicacité et de folie, de clairvoyance et d’obscurantisme psychique, qui ressortent autant des conversations que des actes ou de l’attitude corporelle des femmes tantôt vives tantôt apathiques, jette le trouble dans l’esprit du spectateur. Un trouble qui l’empêche d’énoncer un jugement de valeur définitif, le pousse à la réflexion et, surtout, l’encourage à une remise en question de ses propres aprioris sur le milieu. En une phrase : cela empêche tout manichéisme.
Entre le ciel et l’enfer
La dynamique du récit s’inscrit par ailleurs dans l’entropie croissante du caractère trouble et ambigu des personnages. Ainsi, à mesure que les témoignages des prostituées s’accumulent, que la tendresse de certaines transparaît, que la jalousie de la suivante se manifeste, ou que la folie de l’ensemble, suite à des années de mauvais traitement et de l’usage répété de drogue se révèle, au plus l’empathie dénuée de jugement que peut éprouver le spectateur augmente. Qui plus est, The soiled doves of Tijuana offre sporadiquement des moments de respiration au public, en illustrant visuellement, de façon quasi lyrique, certains désirs des protagonistes. Ces rares moments clinquants combinés à l’aspect brut et frontal des images prises sur le terrain parachève de propulser le spectateur dans un monde au contraste infernal où, malgré toute l’horreur de la pire des misères humaines, le merveilleux de l’imaginaire subsiste. Cet âpre contraste, qui est donc créé par le rapport se jouant entre la condition sociale et la créativité de l’esprit humain, ne peut qu’évoquer le meilleur du cinéma social, comme la période mexicaine de Buñuel avec Los Olvidados et Nazarin. Parfois impitoyable, mais toujours juste, The soiled doves of Tijuana est un film à voir de préférence en salle, pour favoriser l’immersion, malgré la noirceur inscrite par essence en son sujet. Même si, ici, il s’agirait plutôt d’une noirceur lumineuse tant il prouve que la fantaisie est universelle et pas réservée à qui peut se le permettre.