Stephen King, « Marche ou Crève », « Running Man », et les dévoreurs d’épouvante.

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« Running Man », la quatrième adaptation de Stephen King de cette année, sort aujourd’hui en salles. L’occasion de revenir sur un millésime horrifique et ce qu’il nous dit de notre présent.

De la même manière que Jean-Baptiste Thoret analyse la filmographie de John Ford en phases, correspondant à l’ouverture ou à la fermeture de la communauté en Amérique, diffractée selon les années comme un objectif, on pourrait analyser l’œuvre de Stephen King et son corpus adapté en périodes, correspondant aux différences entre le traumatisme chez les enfants et ce qu’il devient chez les adultes, plus ou moins bien réprimés selon le récit en question, et en ceci, réglés comme sur un thermostat. Chez King, certains livres racontent le temps de la rupture, de la blessure : la rencontre violente avec un heurt qui sépare la vie en un avant et un après, et qui se loge profondément en nous comme un gros nœud dans de l’écorce (très bien raconté dans Shining : « Le bruit de l’os qui se brise n’avait pas été très fort, MONSTRUEUX, mais pas très fort. Juste assez pour transpercer le brouillard rouge comme une flèche, et y laisser entrer non pas le soleil, mais les nuages noirs de la honte et des remords, la terreur, les convulsions atroces de l’esprit. Un bruit net, qui séparait le passé d’un côté, et l’avenir tout entier de l’autre ; le bruit d’un crayon à papier qui se brise ou d’une petite branche qu’on casse sur son genou »).

D’autres livres racontent les errances, les sueurs froides, les trous de mémoire, le sabotage, l’autodestruction, ou la croissance interrompue qui caractérisent l’existence après que le monde ait décidé de changer d’un coup et de se rendre impossible (Docteur Sleep). La mort ou la hantise. On comprendra qu’en somme, la fiction de Stephen King est entre autres une histoire de digestion (du mal qu’on a fait, du mal qui nous a été fait), ce qui est parfois rendu palpable dans les œuvres, étant donné que King peut compter, dans son large kit d’outils narratifs, sur une belle petite obsession viscérale pour la rétention et l’expulsion de substances corporelles (dans Dreamcatcher, la constipation d’un personnage est un point crucial).

Dans la mesure où King a eu et continue d’avoir la carrière longue et prolixe qu’on lui connaît, et dans la mesure où le cinéma s’est très vite emparé de ses idées de jeune auteur*, et les a incorporé dans une filmographie au long cours, qui rivalisera peut-être un jour avec celle de Ford (environ 130 films), il semblerait aussi que cette digestion soit, par ailleurs, duelle et mobile. D’un côté, les États-Unis tentent de digérer Stephen King et sa vaste production. Les auteurs qui le suivent identifient et rejouent ses codes, utilisant l’atmosphère reconnaissable de ses récits comme raccourci. Les mystères de petites villes dans le Nord-Est du pays, les portraits de parents démissionnaires ou imparfaits, l’antagonisme d’un personnage d’intrus (à la communauté, et souvent, à la réalité « normale »), sont des éléments qui nous aident à comprendre vite qu’ici plus qu’ailleurs, l’enfance sera dans la balance. Il sera question d’affronter des gens qui ont mal grandi, tordus et déformés, et d’éviter qu’on ne le devienne nous-mêmes. Ainsi, le film Évanouis, en août, s’ouvrait sur une image intriguante et très King-ienne : Une classe de 17 enfants sortant du sommeil tous en même temps et d’un coup, puis fuguant vers les bois, le pas léger, guilleret, les bras déployés en arrière comme les ailes d’origamis qu’on secouerait sur une guirlande. Le méchant du long-métrage, était, bien sûr, une figure de sorcière qui ne voulait pas vieillir, refusait de mûrir/mourir.

De l’autre côté, King lui-même tente de digérer les actualités de sa nation, et fusionne souvent les traumatismes qui ont lieu dans l’infrahistoire (familiale ou individuelle : les parents maltraitants, les maris abusifs, les harceleurs) avec ceux qui ont lieu dans l’histoire « grand H ». Ainsi va de Marche ou crève, l’un des premiers romans de l’auteur, qui sera pourtant publié en retard, quand celui-ci aura gagné en notoriété : King y digérait déjà les images qu’on pouvait voir et les débats qu’on pouvait entendre sur la Guerre du Vietnam, ce conflit dont sa génération avait conscience qu’il était mené « sans raisons ». L’horreur du moulin à sacrifices militaire et institutionnel, il lui donnait une forme narrative à l’aide d’une émission de télécompétition sadique, « La Longue Marche », laquelle faisait avaler à son audimat son gros bobard propagandiste : tout le monde peut se sortir de la misère, s’il est endurant et encaisse de voir ses camarades pauvres trépasser.

Par moments, la digestion s’érige comme un véritable cycle, qui va dans un sens, puis l’autre. Marche ou crève, dans sa version cinéma sortie en octobre, et réalisée par Francis Lawrence, l’habitué des dystopies critiques qui nous avait déjà proposé les Hunger Games, offrait de relire l’Amérique divisée de 1968 non seulement sous le prisme de son futur hypothétique, mais aussi sous celui de notre présent terrifiant, avec moult scènes où les personnages principaux se révoltent de voir des « locaux » de régions désindustrialisées assister à leur souffrance comme à un spectacle ; comme dans la vraie vie, de nombreux électeurs de Trump pouvaient s’amuser, voire faire des memes en ligne, des violentes arrestations de migrants commanditées par l’État. De la terrible répression coloniale déployée dans des batailles à l’étranger, à l’essor de politiques racistes, menées domestiquement sur le territoire – autant dire de l’assiette à l’estomac –, il n’y a qu’un pas. Le dialogue entre Stephen King et ses interprètes, ses greffiers, et ses copistes, nous aident à le voir, d’autant plus que le premier est aussi connu pour ses engagements progressistes, y compris en interne au monde de la littérature : sur Internet, il critiquera les prises de paroles transphobes de l’autrice J.K. Rowling.

Puisque cette année encore, aucun romancier n’a pris la place de King dans son titre de plus adapté, et de mieux adapté, puisque des images trouvant leurs sources dans ses récits continuent de poindre dans nos salles obscures et sur nos télévisions, comme des pensées intrusives, Il Était Une Fois Le Cinéma gage qu’il serait intéressant d’en dresser un petit bilan, un état des lieux. Qu’ont été, en 2025, les éructions de King sur nos écrans, entre souvenirs refoulés et deuils constipés, entre critiques de l’actualité, et frustration d’écrivain au sujet de la société des images ? Qu’a-t-on fait, et que devrait-on continuer à faire, aujourd’hui, d’un auteur que le cinéma s’obstine à ingurgiter et régurgiter, d’un ensemble de procédés qui ne cessent pas de former un pont très visible entre le septième art et la littérature ?

*Au point où Jean-Michel Durafour, dans son livre sur Brian De Palma, intègre les menstrues de Carrie dans le panorama des saignées importantes du cinéma de ce réalisateur et du Nouvel Hollywood.

Cime-tiers, six pieds sous terre, six coups de poker.

En premier lieu, tirons au tarot la carte du Fidèle, de l’Habitué, intéressons-nous à ce que fait l’Ami, le Loyal. Mike Flannagan, qui en est donc à sa troisième adaptation de Stephen King après Jessie (2017) et Docteur Sleep (2019) a jeté son dévolu son Life of Chuck, une nouvelle devenue long-métrage en juin. Avec sa défrise chronologique, qui fait débuter son récit par la fin et se conclure sur le début, sa morale explicite et optimiste, et ses accents plus cotonneux que de nombreux voisins dans le corpus, Life of Chuck ressemble beaucoup plus à une expérience de pensée et à un feel-good movie qu’à de la pure épouvante King-ienne. Pourtant, la patte du maître est bien là : le film commence avec une admission d’impuissance, celle d’un parent d’élève qui se lamente, à un prof, de la fin de la pornographie dans leur monde pré-apocalyptique. Encore une fois, l’impossibilité d’expulser, de relâcher, est un nœud, humoristique, certes, mais pas superflu pour autant. Plus tard, on apprendra que ces premières séquences du long-métrage étaient une projection mentale d’un homme malade et mourant, Chuck (Tom Hiddleston). Immobilisé par son cancer, impuissant lui aussi, Chuck navigue à l’estime, entre sommeil confus et état de veille tortueux, et n’a plus rien d’autre à faire que de comprendre, ou de se confirmer qu’il comprend les étapes-charnières de sa vie qui ont fait de lui qui il est. La mort de ses parents, puis de sa grand-mère adorée (Mia Sara), et enfin son adolescence, passée en compagnie d’un grand-père (Mark Hamill, qui joue aussi le Colonel délétère et fasciste de Marche ou crève) aimant mais alcoolique et lugubrement terre-à-terre.

La seule bizarrerie King-ienne, passée le premier acte du film où on savait que la logique de la réalité était en train de pourrir, sera le mystérieux grenier du papy, dont on finira par découvrir qu’il est hanté non pas par le fantôme du passé, de la blessure, mais celui de l’avenir, de la guérison. La belle idée de Flanagan aura été de faire incarner la promesse de la vie meilleure par un corps affaibli, blafard, et médicalisé. Chuck est une jolie réponse, un appréciable complément au personnage de Jessie, dans le film éponyme, qui, abimée par sa vie, manifestait en visions un fantôme d’elle et de son mari, par nécessité psychologique, et par instinct de survie.

En second lieu, tirons la carte du Fils. Juste à temps pour la période d’Halloween, les studios Blumhouse sortaient Black Phone 2, suite d’un film adapté non pas d’une histoire de King, mais de son nepo baby Joe Hill, qui partage avec lui des livres écrits à quatre mains et bien des thèmes en commun. Dans le premier Black Phone, un jeune garçon appelé Finney (Mason Thames) recevait l’aide paranormale de plusieurs voix émanant d’un téléphone débranché, pour survivre au tueur en série (Ethan Hawke) qui l’avait kidnappé. Dans ce nouvel opus, on découvre que l’histoire de la famille de Finney était plus liée à « l’Attrapeur » qu’on ne le soupçonnait, puisque ce dernier avait tué la mère du garçon quand celle-ci était sur ses traces, et puisque sa sœur (Madeleine McGraw), qui voit leurs deux spectres en rêves, est destinée à se battre contre lui. Malgré son travail d’auto-mythologie beaucoup trop sérieux et satisfait de lui-même, qui impose à ses protagonistes d’être des Héros et des Élus (choses que ne sont pas ou si peu les personnages King-iens), Black Phone 2 reste un film parfois efficace et enthousiasmant, souvent riche en ambiance, notamment grâce au travail du chef-opérateur suédois Pär Ekberg, qui rend magnifique les nombreux plans détaillant les alentours enneigés du camp de vacances où a sévi « l’Attrapeur ». Avec son petit trio de héros ados mal-ajustés, misfits par rapport à leur lycée, Black Phone 2 récupère de nombreux défauts de séries teenage à la Stranger Things, mais également d’autres, plus réjouissants et rares, qui semblent provenir plus sincèrement de la période citée, les années 80. Il s’agit, entre autres, d’accorder une totale confiance en la performance de la jeune actrice, McGraw, et de la laisser faire la monstration de ses talents de pleureuse et de « scream queen ».

Dans Black Phone 2, la notion de vaincre, de soumettre les traumatismes du passés est littérale : les personnages doivent exhumer les cadavres des toutes premières victimes de « l’Attrapeur » pour pouvoir le détruire pour de bon. C’était également le cas dans Docteur Sleep, dans lequel le Danny Torrance de Shining, maintenant adulte, devait collectionner et ranger un à un, comme des Pokémon, les fantômes de l’Hôtel Overlook. Les deux récits renvoient, au loin dans leurs arrière-plans, au fameux cliché du « cimetière indien ».

L’Overlook, dans Shining et Docteur Sleep, avait été construit sur un site de cette nature – Et dans Black Phone 2, on peut imaginer que l’exploration du territoire montagneux du Colorado est une réminiscence des tribus Ute et Arapaho qui en sont natives. La colonie de vacances a remplacé la colonie. De là, le traumatisme individuel du fait divers est soudé au traumatisme collectif du fait de société : La forme-même de la vie qu’ils mènent et des espaces qu’ils habitent créent des Attrapeurs et des Jack Torrance, des psychés effondrées sur elles-mêmes comme des maisons en ruines. Le camp de villégiature de Black Phone 2 est un camp chrétien, et la crispation conservatrice religieuse devrait être étudiée de plus près bientôt, par Mike Flanagan, dans sa série Carrie, qui sortira l’an prochain.

Biberonné aux viscères, aux biopsies et aux lacères.

En troisième lieu, tirons la carte de la Rencontre, de l’Accident. Celle de la Sérendipité. Oz Perkins (fils d’Anthony Perkins, célèbre interprète de Norman Bates dans Psychose) n’est pas (encore) connu des fans de Stephen King, mais ses obsessions de réalisateur se marient bien avec celles du romancier. Après avoir signé une adaptation du conte Hansel et Gretel et une version surnaturelle et satanique du Silence des Agneaux, Perkins a largement prouvé qu’il aimait les « chambres à soi » corrompues, ces moments de la jeunesse où la nuit, très blanche ou très noire, devenait une accablante toile sur laquelle le Timide, l’Écrasé, projetait toutes ses angoisses et ses faiblesses. Perkins s’intéresse aux gens très seuls, matériellement ou mentalement, et fait de leur expérience un vertige sourd et muet face à l’immensité des choses qu’ils ne contrôlent pas. L’histoire qu’il adapte de Stephen King, The Monkey, est beaucoup plus comique et décalée qu’on l’attend d’ordinaire d’un de ses films ou d’un récit de l’auteur de Ça. (Peut-être même trop à notre goût : on peut rire de la mort tout en en respectant la solennité, il nous semble que le film ne le fait pas). Mais il garde en lui cette peur enfouie, cette terreur qui existe presque comme un état, une attitude au monde, plutôt que comme une réaction.

Le traumatisme fonctionne comme un interrupteur dramatique, dans le scénario : à chaque fois que les deux jumeaux protagonistes s’amusent avec un jouet-singe qu’on leur a légué, une catastrophe inexplicable tue une personne qu’ils connaissent. Une fois de plus, la question des substances corporelles est saillante : le long-métrage, s’aidant du caractère atténuant de son humour, ne fait aucune économie de gore, se permettant, par exemple, une scène où l’oncle Chip (joué par Perkins lui-même) se fait ratatiner par un troupeau de chevaux sauvages, laissant pour dépouille une masse de purée organique dans son sac de couchage, qu’on nous montre plus ou moins comme une barre de céréales écrasée dans son emballage.

Quand il nous montre la baby-sitter des garçons, tuée dans un accident à un restaurant de sushis, puis leur mère, fauchée par un AVC alors qu’elle pâtissait, et laissant s’échapper sang comme pâte en rendant l’âme, Perkins associe les effusions d’hémoglobine à la nourriture, à sa consommation. À sa préparation, maternelle, chaleureuse et patiente, aussi. Quand on sait que sa mère, la photographe Berry Berenson, est décédée dans les attentats du 11 septembre, on se dit qu’il y a forcément quelque chose de ce thème de l’éducation parentale, du care donné à ses enfants, brutalement interrompu par la fatalité et le monde extérieur, souillé par la mort, qui est important dans sa filmographie.

Oz Perkins, par ses protocoles esthétiques, par son histoire personnelle, souvent disséquée dans les textes qui parlent de lui, est un bon candidat si on s’intéresse aux cinéastes particulièrement King-iens, dans la mesure où il est doué à deviner, comme l’écrivain du Maine, quel goût a le sang au lait. The Monkey est en quelque sorte une version moins dure et plus accessible de la trilogie Terrifier : il dresse un portrait d’un monde où la violence est partout, disponible en service continu, mangeable sur place ou à emporter.

Viens me faire voir : La sidération, l’acidération du monde. 

Le dernier film adapté de Stephen King, cette année, sera Running Man, réalisé par l’ex-maestro kinétique Edgar Wright, lequel, décidément, perd de plus en plus d’adresse depuis la fin de sa trilogie british en 2013. Prenant pour base le roman d’anticipation du même nom, et le film de Paul Michael Glaser qu’il avait déjà inspiré en 1987, Running Man se déroule dans une dystopie voisine à celle de Marche ou crève, où une chaîne de télévision totalitaire diffuse le show « The Running Man ». Dans cette compétition télévisée, le présentateur (Colman Domingo) multiplie les crachats démagogiques et les slogans populistes pendant qu’une immense récompense appâte des rebuts et des marginaux qu’on souhaite exécuter en live. En tant que blockbuster, The Running Man donne l’impression de serrer les dents et de plier les phalanges en espérant transcender sa condition de produit commercial pour devenir pamphlet énervé. Mais rien n’y fait, le montage est trop sympathique à des effets de réseaux sociaux (trop heureux d’être rapide), les surgissement humoristiques sont trop fréquents et dédramatisant, et la photographie (par Chung Chung-hoon) est trop publicitaire (l’État du Maine, d’ordinaire fétichisé par King et ses adaptateurs, ressemble ici à n’importe quel autre des paysages anonymes trop clairs parcourus par le héros). Wright, à la suite de son film d’horreur à la fois pro- et anti-nostalgie Last Night in Soho, finit de perdre le rapport avec la réalité que ses films scénarisés par Simon Pegg avaient, et choisit de réaliser plus ou moins un anime en prises de vues réelles, avec la parfaite métaphore de la dévitalisation que ces nombreux effets de style produisent. Ben Richards, le candidat « le plus énervé de l’histoire » de l’émission, a constamment une veine tendue sur le front, illustrée par du maquillage sur le visage de l’acteur, Glen Powell. La colère, dans The Running Man, n’est ainsi qu’une prothèse, une façade. C’est un déguisement d’Halloween.

Le seul plan du film qui nous fait dire que tout n’est pas fichu pour Wright se trouve dans la scène où Richards comprend qu’il vient d’être débusqué par les traqueurs à ses trousses. Repérant la caméra-drone qui est entrée dans sa planque, il tourne la tête vers une télé qui le diffuse sa silhouette en direct, et se regarde, de dos, pendant quelques secondes, comme sur un écran de surveillance de supermarché. Les nouvelles technologies de capture et de diffusion d’images, nous dit le film, nous forcent à nous regarder comme les espions, les pervers, les patrons et les contremaîtres nous voient, confus et en perte d’agentivité. La critique est acerbe, et elle entre dans une réflexion sur les médias que se partagent certains livres et films « de » Stephen King. Dans Black Phone et Black Phone 2, le cinéaste Scott Derickson prenait soin d’expliciter la différence entre songes et réalité, dans des scènes où la jeune fille voyait ses rêves avec beaucoup de grain, tournées sur de la pellicule. Commentaire sur la façon dont l’entertainment et l’infocom, leurs limites à un temps donné, leurs spécificités astreignent et conscrivent la matière même de notre imagination.

À l’avenir, que pouvons-nous attendre et souhaiter pour le cinéma King-ien ? Déjà, que d’avantage d’auteurs que seuls des Américains (Flanagan, Derickson, Perkins, Lawrence) et des anglophones (Wright) s’emparent des sujets. Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous pensons que différents artistes néerlandais pourraient beaucoup s’amuser, avec l’univers du romancier. Un réalisateur comme Paul Verhoeven, par exemple, spécialiste du too much et de la vulgarité, pas effrayé une seconde par les synopsis qui demandent du mauvais goût, pourrait appréhender les objets les moins dignes et les moins traduisibles des œuvres de King – lui, qui, amoureux du monstrueux et du grotesque, a su mettre en images les aliens insectoïdes de Starship Troopers et le malfrat mutantisé de RoboCop. Jamais au-dessus d’éprouvantes scènes diarrhéiques (nous pensons à la séquence de la douche de merde, dans Black Book, déjà une citation du Carrie de De Palma), il pourrait aussi tirer grand parti des scènes de digéré dans les romans de King, par exemple celles où des passants et des fans ramassent les selles des participants de « La Longue Marche », coupées par bienséance dans le film de Lawrence.

Une artiste comme Halina Reijn, qui a d’ailleurs commencé comme actrice dans Black Book, pourrait elle aussi signer des adaptations réjouissantes. Son film d’horreur à la Scream de 2022, Bodies Bodies Bodies, était vif et dangereux, il avait un sens satisfaisant du fatum et du carnage. De plus, Reijn est douée pour mettre en scène l’esprit des femmes meurtries et bloquées, thématique qui intéresse aussi Stephen King (le personnage de Jessie ; celui de Beverly dans Ça). Preuve en est, son film sorti en début d’année, Babygirl. En fait de l’encanaillement glamour et masochiste promis par les affiches, toutes en nuances de Grey, Babygirl racontait en réalité l’histoire complexe et retorse d’une femme bourgeoise (Nicole Kidman) qui cherchait plus qu’un « daddy ». Dans la mesure où la situation étouffante qui la poussait à s’affranchir via l’irruption d’une relation tabou (avec Harris Dickinson, stagiaire bien plus jeune) n’était jamais expliquée, ou alors, tardivement et très vaguement (à peine par une jeunesse difficile, plutôt par la puberté et l’émancipation de sa fille adolescente, qu’elle jalouse peut-être), Babygirl ne proposait pas de rembobiner jusqu’à l’enfance pour trouver une explication psychosexuelle, mais jusqu’à plus loin encore : l’utérus, ou l’embryon. L’héroïne se sentait accidentée de naissance, par nature profonde ou par essence.

Enfin, il faudrait peut-être que quelqu’un d’aussi sombre et énigmatique que Tom Six mette ses mains sur les écrits de l’auteur de Christine. Ce réalisateur, que la cinéphilie est destinée à, un jour, tenter d’élucider, est connu pour avoir créé, ou plutôt commis, la trilogie Human Centipede, pétrie de shock-value. De quoi lui donner des outils pour mettre en images les circuits de digestion qui existent dans le corpus de Stephen King, ces forces qui nous forcent à bouffer la merde des autres, dans une espèce de grande chaîne de trauma intergénérationnel légué d’anus en rectum. Six a aussi participé à donner au monde le concept de Big Brother, cette téléréalité néerlandaise ensuite déclinée en succès internationaux (dont Loft Story en France), et qui peut être vu comme un avatar médiatique de la folie numérique et vigilante des Pays Bas, pionniers en surveillance algorithmique. Entre la scopophilie inquiétante de maisons filmées 24 heures sur 24 et sous tous les angles, et la combativité grasse d’un cinéaste qui, de toute évidence, adore montrer des choses que ses spectateurs ne peuvent pas dé-voir ni irregarder, la carrière de Six nous permet d’y voir plus clair entre la jeunesse artistique de Stephen King et ce qui a changé dans sa réactualisation aujourd’hui. Nous sommes passés de la figure du voyant et du voyeur (au fond, à plaindre car soumis à ses visions, ses pulsions : les personnages qui ont le don du « Shining » ne peuvent pas le filtrer, ils le reçoivent, le subissent) à celle du voyou, qui jouit d’autant plus de ses atrocités qu’il peut les commettre au grand jour, forcer les gens à les regarder. La force subversive du marginal qui voit ce que les autres ne voient pas affronte désormais la puissance autoritaire de la brute qui impose aux autres de voir ce qu’ils ne veulent pas regarder.

Les criminels et les monstres les plus terrifiants ne sont plus ceux qui agissent dans le secret, parviennent à se tapir et se cacher (Black Phone), mais ceux qui font, en toute impunité, un spectacle de leurs méfaits (Black Phone 2), ceux qui suralimentent tous les réceptacles d’images, écrans et esprits, les remplissent à ras-bord de leurs actions et exactions. Les antagonistes d’Évanouis, de Marche ou crève et de Running Man se repaissent tous de l’évidence de leurs manipulations. Big Brother n’est plus l’ombre qui épie, c’est l’exhibitionniste, le monstre qui montre.

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