Soy Cuba (Mikhaïl Kalatozov – 1964)

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Plus qu’un film de propagande, Kalatozov et son équipe approchent en 1964 avec Soy Cuba une certaine idée d’Art total. Universel, intemporel, d’une beauté surréaliste… Une oeuvre unique.

Une plongée sur un paysan machette à la main dans un champ de canne à sucre. Le cadre est serré et ne s’intéresse qu’à l’homme, qu’à son travail. La sueur sur son front rappelle l’été et la chaleur caniculaire de la scène, mais le noir et blanc reste crépusculaire. La caméra se redresse, recule et s’élève gracieusement dans le ciel pour nous offrir comme cadre un champ gigantesque. On redescend alors jusqu’au sol pour trouver au centre de l’écran une femme, le dos courbé, filmée en contre-plongée, alors que hors champ semblent se rapprocher des chevaux. La femme se tourne pour fixer cette agitation hors-cadre et on zoome alors sur son visage. Fatiguée mais magnifique, les yeux apeurés. Coupe et cadrage sur trois chevaux arrivant au trot. Le plan séquence dure à peine plus de trente secondes.

Ce genre de plan, de miracle technique, Soy Cuba en est truffé. A tel point que passée la première heure, une certaine ivresse gagne le spectateur, qui cessera alors de se demander « comment? » pour se laisser bercer par le rythme cotonneux et la plastique irréelle de ce qu’on lui donne à voir.

Commandité par le gouvernement soviétique et plus particulièrement par Mosfilm, sa compagnie de production, sponsorisé par le jeune Institut cubain de l’Art et de l’Industrie cinématographique, Soy Cuba a pour but d’exalter les vertus du communisme et de mettre en valeur le régime politique cubain en place et son dirigeant, Fidel Castro. Si l’œuvre fut en toute logique interdite aux États-Unis, elle le fut également à l’Est chez ses commanditaires. En effet, Kalatozov et ses deux plus importants collaborateurs, le poète Evgueni Evtouchenko et le chef-opérateur Sergueï Ouroussevski, choisirent un angle inattendu dans le traitement de la commande qui leur avait été faite. Au lieu de capturer les premières années du régime castriste, Soy Cuba va se dérouler avant la révolution et ses protagonistes seront des gens du peuple, très peu politisés, mais se battant pour la terre et leur liberté.

Le Castro de Soy Cuba ne semble en effet qu’un fantôme et la révolution, justifiée par la dictature de Batista, seulement portée par le peuple. Quand trois guérilleros se font capturer, on leur demande instantanément « Qui est Castro? ». Chacun des trois va alors donner la même réponse: « Je suis Castro ». Protègent-ils leur leader comme dans le Spartacus de Kubrick, ou bien Soy Cuba, d’une manière à peine déguisée, revoit-il à la baisse l’importance de Fidel dans la révolution ? Si chaque cubain est Castro et ainsi soutient sa guérilla, l’iconique Castro ne redevient alors qu’un cubain, semblable au paysan se battant pour ses terres. Soy Cuba ne met jamais en doute le bien fondé de la révolution cubaine, mais insinue que si ça n’avait pas été Castro, ça aurait été un autre.

Quoi qu’il en soit, Soy Cuba ne sortit réellement de la clandestinité qu’en 1993, quand Martin Scorsese et Francis Ford Coppola le découvrirent au festival de San Francisco. Fascinés par sa beauté, ils décidèrent de laisser apparaître leurs noms sur l’affiche du film pour assurer sa carrière américaine et internationale. Scorsese résume d’ailleurs parfaitement ce qui l’a touché dans ce film : Ce n’est plus un œuvre de propagande mais un « poème épique » .

Déjà collaborateur de Kalatozov pour la palme d’or de 1958 Quand passent les cigognes, le chef-opérateur Sergueï Ouroussevski est souvent mis en avant lorsque l’on traite de Soy Cuba et pour cause ! Le travail sur la lumière, sur le noir et blanc transforme littéralement le film, les visages, les paysages. Anti-réaliste comme l’étaient les photogravures du début du vingtième siècle d’Alfred Stieglitz, l’œil d’Ouroussevski rend Cuba, sa terre et ses constructions vivantes, profondes et organiques. Le contraste burine les visages, les rendant quelquefois menaçants mais toujours magnifiques et irréels. Cuba se transforme plan après plan en un paysage expressionniste et va frôler à plusieurs reprises une certaine abstraction. L’une des raisons du rejet de ce film par le régime soviétique est sans doute également à chercher ici. Ils n’ont tout simplement pas reconnu Cuba.

A travers les quatre parties, les quatre histoires que nous propose Soy Cuba, c’est tout le langage cinématographique qui semble être redéfini. Très avare en dialogue, l’image prime et elle seule suffit. Avec ses plans-séquence à rallonge et à la troublante puissance évocatrice, le récit perd peu à peu de son intérêt pour céder la place aux rues, à la pierre, aux visages, à la jungle. Kalatozov semble oublier pourquoi il est là et laisse sa caméra vivre avec ce pays. Samuel Blumenfeld voit très joliment, dans ce détachement du réel, Soy Cuba comme un film qui « ne se déroule pas dans les années 60 ; il se situe à l’âge de la création du monde » . Et s’il se situe à cet âge, il se centralise essentiellement sur ses êtres. Ses femmes, ses hommes, ses enfants. La caméra, si elle n’évite pas les grands espaces, se rapproche dès qu’elle le peut de l’individu et semble très souvent être une excroissance de son esprit. Elle devient folle quand elle cadre un paysan que la colère et l’injustice a rendu dément ; semble terrorisée quand elle suit un touriste perdu dans une favela ; et entre en transe quand la pieuse Maria danse au night-club sous les yeux d’une statue primitive impassible. La relation entre Cuba, les personnages, la caméra et par extension les spectateurs, plus que charnelle, est d’une sensualité rare.

Et l’un des caractères les plus magiques de Soy Cuba, se relève quand, pendant quelques instants, il cesse de s’intéresser à la grande Histoire pour nous en raconter une petite, même fugace. Quand Maria, qui sera plus tard sacrifiée à un touriste, marche avec son ami vendeur de fruit, dans les rues de Cuba ; quand les enfants de Pedro, le paysan, dansent autour d’un Juke-Box, Coca-Cola à la main ; ou bien encore quand Enrique, jeune étudiant, sauve une belle femme d’américains trop entreprenants. Elle se retourne et lui demande son nom. Il lui répond; elle lui sourit et l’écran se fige alors trois secondes. Peut-être les plus belles secondes que Kalatozov nous offre de Cuba. Quand l’image reprend vie, on comprend tristement que plus rien ne peut arrêter l’Histoire : la belle femme sera à l’enterrement d’Enrique.

En piétinant le régime du dictateur cubain Batista, Soy Cuba redonne la révolution au peuple et en même temps semble résister à une propagande dont il est ironiquement l’acteur. Mais sa beauté, sa poésie ne repose pas dans le dit ou le discours, mais physiquement, sur l’image. Une image qui comme ses personnages est incandescente et d’une vitalité déchirante. Si Soy Cuba est une véritable prouesse technique, il est également habité d’une âme puissante se répercutant directement sur le spectateur. Transfiguré par l’image, le message de propagande originel, devient alors universel. Soy Cuba… Je suis Cuba… On l’est avec eux pendant plus de deux heures. Intensément.

1 Soy Cuba, MK2 éditions (2004)
2 ibid


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