Sidney Lumet : la trilogie de la corruption

Article écrit par

A travers trois films à l´ampleur et aux enjeux de plus en plus complexes, Sidney Lumet donnait au polar urbain ses lettres de noblesse.

Sidney Lumet, en une trilogie magistrale parvint à reprendre à son compte les avancées des polars urbains à succès du début des années 70 pour amener progressivement le genre ailleurs. Brisant les règles de la narration classiques, affichant une noirceur fort prononcée et décryptant la psychologie du flic comme rarement Serpico, Le Prince de New York et Contre-Enquête sont des jalons majeurs du genre. Lumet y creuse le même sillon en s’attachant à dépeindre la corruption policière croissante et dans des sphères de plus en plus élevées.

Serpico (1973) : seul contre tous

Policier intègre, Serpico lutte contre la corruption généralisée au sein de la police new-yorkaise. Détesté de tous, collègues comme supérieurs, il ne pourra compter que sur lui-même pour mener à bien sa croisade pour la justice.

Au début des années 70, la ville de New York est financièrement au bord du gouffre. Le malaise est tel qu’une grève des éboueurs pour salaires non versés entraînera une insalubrité dangereuse dans les quartiers les plus défavorisés et causera des violences des minorités révoltées par cet abandon. Paradoxalement, la ville sortira de cette impasse en ouvrant ses rues aux studios de cinéma qui des drames comme Macadam Cow-boy au polar tel ce Serpico diffuseront à travers le monde cette imagerie sordide et menaçante. Dans ce contexte où les instances s’avèrent si démunies, être policier n’est pas chose aisée face à une criminalité galopante et les tentations sont grandes. S’il ne la justifie pas, ce cadre délétère explique en tout cas le basculement de certains vers la corruption désormais vue comme une chose naturelle. Quelle place alors pour un flic réellement vertueux et propre ?

C’est la grande question du film de Lumet qui adaptait là le roman de Peter Maas inspiré du réel destin de Frank Serpico ici incarné par Al Pacino. On accompagne ainsi le lent désenchantement d’un jeune flic idéaliste qui va constater à quel point la gangrène de la corruption ronge la police. Dénué de vraie intrigue linéaire, le récit accompagne Serpico à différents moments de sa carrière et de sa désillusion croissante sur son métier, ses collègues et ses dirigeants. Lumet articule cette faillite de la police de manière croissante selon les fonctions qu’occupe Serpico. Encore jeune policier en uniforme idéaliste, Serpico se confronte à des confrères blasés (« ce n’est pas notre secteur » lancé par son coéquipier lors d’un appel pour une tentative de viol) et guère motivé par la défense du citoyen. Après une arrestation courageusement tentée en solitaire, il se voit ainsi voler le crédit de son action par ceux même ayant refusé de l’aider sous prétexte hiérarchique. Cette marginalisation progressive va bientôt se manifester de manière plus concrète dans la tenue vestimentaire. Alors que même les officiers les plus « borderline » comme l’Inspecteur Harry affiche toujours un impeccable veston de ville (et ainsi repérable des lieues en amont par les criminels), Serpico révolutionne l’image du flic au cinéma avec un Al Pacino à la chevelure hirsute, barbe foisonnante et fripes évoquant plus la communauté hippie de Greenwich Village. La télévision surtout saura s’en souvenir puisque des séries aux héros classiques comme Les Rues de San Francisco vont bientôt laisser place au Robert Blake, roi du déguisement de Barreta ou du duo décontracté de Starsky & Hutch.

Cet aspect très voyant en cache un bien plus problématique. Serpico dans sa droiture morale est un homme souhaitant s’élever l’esprit, se cultiver. Dès lors, face aux conversations terre à terre et à la bêtise crasse des autres flics, on comprend qu’il ne sera jamais l’un des leurs. Le film dresse un constat très pessimiste, Serpico se confrontant au corporatisme en plus haut lieu et voyant l’étau se resserrer sur lui. On passe en effet du repas gratuit offert à une collecte savamment organisée et aux montants de plus en plus élevés selon les quartiers et unités. Le style urbain et sur le vif adopté par Lumet s’alterne ainsi avec des moments plus intimistes où Serpico désespère de sa condition. Devenue une menace pour ses collègues mais aussi ses dirigeants dont il dénonce l’immobilisme, Serpico est un héros en sursis comme le montrera la boucle que forme l’ouverture et la conclusion d’une noirceur sans appel. Lumet signait là une de ses grandes réussites, bien aidé par la prestation habitée de Pacino. Ce n’est pourtant que le premier édifice d’une entreprise qui révélera toute son ambition avec Le Prince de New York.

Le Prince de New York (1981) : expiation

1971, Daniel Ciello, chef de la brigade des stupéfiants de New York accepte secrètement d’aider les services fédéraux afin de démanteler un réseau de drogue dirigé par Blomberg et Sardino. Mais Ciello se rend vite compte qu’il est le jouet d’une machination orchestrée par les fédéraux afin de faire plonger ses collègues pour corruption.

Le Prince de New York adapte un livre de Robert Daley inspiré de la véritable histoire du flic Bob Leuci. Loin de l’intimiste Serpico, c’est là une monumentale saga criminelle de plus de trois heures qui va même au-delà du polar pour verser dans une forme de tragédie grecque. Le fait que le récit s’inspire d’événements réels doit être d’autant plus souligné ici, tant les motivations de départ du héros peuvent paraître incroyables au cyniques. Véritable flic corrompu faisant partie d’une unité d’élite de la police lui permettant de toucher plus que sa part lors des différentes opérations, Cillio (Treat Williams) décide sciemment, sans qu’il soit sous pression ni menacé, de dénoncer la corruption du milieu judiciaire et policier dont il est régulièrement témoin et acteur. Rongé par le remord et le désir d’absolution, Cillio ne mesure pas les conséquences à venir de ses aveux.

Dans un premier temps Lumet nous montre le fonctionnement de cette équipe de flic, véritable vase clos ultra solidaire et fusionnel sur le terrain comme en dehors et dont la Strike Team de la série The Shield doit beaucoup. Loin du manichéisme de Serpico, on découvre également leurs méthodes tout particulières, où la réalité du terrain amène à jongler avec la loi par des actions discutables mais nécessaires comme l’usage de faux témoins ou approvisionner un indic en came. La droiture utopiste de Serpico est donc questionnée puisque Lumet dénonce les même faillites du système, la fin justifiant néanmoins les moyens. L’enquête infiltrée de Cillio est filmée au cordeau par le réalisateur qui distille une tension de tous les instants (renforcée par le caractère presque suicidaire de Cillio) où chaque erreur se paie cash. On retrouve le style documentaire de Serpico dans les pérégrinations de Treat Williams, le réalisme étant renforcé par la galerie de trognes inquiétantes, puisque Lumet a souvent fait appel à des acteurs non professionnels (ex ou truands en activité).

La dernière partie se concentre sur la titanesque procédure judiciaire que les actions de Cillio ont permise, avec un souci du détail vraiment impressionnant. La descente aux enfers de Cillio, confronté aux conséquences de ses actes est saisissante lorsqu’il constate les répercussions dramatiques sur son entourage et ses collègues. Si le film poursuit la thématique de Serpico avec sa description de la police corrompue le propos s’entoure de plus d’ambiguïté ici. Les truands, les flics corrompus s’avèrent bien plus loyaux et fidèles que le camp des « gentils », pour la plupart composé de juristes carriéristes et manipulateurs pour qui Williams n’est qu’un pion. Treat Williams livre une prestation fiévreuse et très intense (qui aurait dû lui valoir une tout autre carrière), tout comme le reste d’un casting foisonnant comptant pas moins de cent-dix rôles parlants. Lumet traduit son isolation progressive par un placement pensé dans le cadre, sa silhouette constamment fondue dans l’agitation urbaine cédant peu à peu à des environnements de plus en plus dépouillés, poussés jusqu’à l’abstraction au final.

Contre-Enquête (1990) : tous pourris

Juge d’instruction fraîchement émoulu, Al Reilly est chargé par son supérieur, l’ambitieux et retors Kevin Quinn, d’instruire l’affaire concernant la mort du gangster Tony Vasquez, abattu par le lieutenant Mike Brennan. Policier intrépide et efficace, ce dernier affirme avoir agi en état de légitime défense; d’ailleurs, on trouve dans la main de Vasquez un revolver qui, peu de temps avant, a servi à tuer un autre gangster.

Contre-Enquête, bien que légèrement inférieur conclut de manière satisfaisante la trilogie. Chacun des films précédents avait grimpé dans l’échelle de la description de la gangrène pourrissant la police, les petites magouilles des flics de terrain dans Serpico puis à plus grande échelle avec des liens troubles entre truands et inspecteurs chevronnés dans Le Prince de New York. Contre-Enquête va plus loin encore en montrant les ramifications entre les hautes sphères de la police et de la justice et le grand banditisme.

Tout part d’un meurtre sordide effectué par le flic Mike Brennan (Nick Nolte) chargé des basses besognes. Jeune procureur parachuté sur l’affaire, Timothy Hutton va s’avérer moins malléable que prévu et en démanteler toutes les failles jusqu’à la réponse impensable. Le scénario est donc à travers l’enquête, une longue partie d’échecs entre Hutton, Brennan et le truand portoricain incarné par Armand Assante et les différentes puissances qui les manœuvrent, que ce soit la mafia ou la police cherchant à couvrir ses pairs. On retrouve ici l’art de Lumet de dépeindre des personnages d’une incroyable profondeur à travers ses thématiques. Nick Nolte est impressionnant en flic abject tout droit sorti d’un roman de James Ellroy, et Lumet l’entoure d’une aura trouble par son curieux rapport au milieu homosexuel, le doute étant entretenu sur ses penchants, simple moyen d’arriver à ses fins ou vraie attirance ? Les problématiques raciales s’étendant jusqu’à l’intérieur d’une police désormais plus diversifiée sont très subtilement abordées notamment les répercussions qui en découlent avec une forme de corruption « raciale » où l’on couvrira les agissements d’une personne de sa communauté. Lumet l’exprime soit sous couvert d’humour dissimulant les clivages bien réels soit par le rapport de soumission que semble imposer Brennan aux personnages de Luis Guzman et surtout Charles Dutton. C’est surtout le secret douloureux que dissimule Timothy Hutton qui appuiera cette nouvelle donne.
Hutton n’est pas un interprète aussi convaincant et charismatique qu’Al Pacino et Treat Williams dans les films précédents et Lumet l’oublie un peu par instants au cour de son récit. Nick Nolte et Armand Assante emportent réellement le morceau à travers un duel à distance magistral au suspense haletant et le jeune héros ne retrouve de son intérêt que lors de la conclusion. Là, Lumet démontre une nouvelle fois que l’opacité et la solidarité d’un système corrompu auront toujours raison des plus vertueux et que rien ne changera jamais. On retrouve ici en plus la réalité juridique complexe déjà évoquée dans Le Prince de New York que Lumet se plaît régulièrement à dépeindre dans le détail. Un peu moins sombre que les autres films, il laisse tout de même une chance à son personnage principal sur le plan personnel dans la dernière scène. Pas tout à fait aussi brillant que les précédents, Contre-Enquête est néanmoins une grande réussite s’insérant parfaitement dans ce qui constitue une pièce centrale de la filmographie de Lumet.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi