Sibyl

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Un film qui nous caresse quand on voudrait qu’il nous brûle.

Film de scénario qui, naviguant, nous égare parfois, Sibyl est un bel essai dans le genre classique du drame psychologique, avec ce que sa réalisatrice Justine Triet sait y ajouter d’étrange et de contemporain.

Quelle surprise de voir présenté au compétition officielle – aux côtés de Desplechin, Kechiche ou Malick – le troisième long-métrage de Justine Triet, qui après La Bataille de Solférino (2013) et Victoria (2016) s’attaque à un drame psychologique au féminin, qui mêle désirs, jeux, et regards. En effet, on s’attendait avec une déception contenue à voir un Victoria 2 débarquer sur nos écrans – même comédienne, même schéma initial, même rapport au travail, à la famille… Et si Sibyl trace une ligne plus ou moins continue avec le précédent récit, à commencer par sa séquence initiale de monologue étouffant et comique d’un éditeur (Aurélien Bellanger) à son écrivain (Virginie Efira), rappelant l’interminable tirade d’un ami du marié dans Victoria, il y a cependant une rupture dans la façon dont Triet envisage son récit, et s’envisage en tant que metteuse en scène. Sibyl est psychanalyste, mais décide de rompre avec ses patients pour se remettre à l’écriture, qui la brûle et l’attire follement depuis qu’elle a commencé d’exercer son nouveau métier. Un soir, elle reçoit un appel désespéré d’une actrice, Margot (Adèle Exarchopoulos), la suppliant de lui apporter son aide ; Margot est dans une situation critique, enceinte de son partenaire (de jeu) lui-même conjoint de la réalisatrice qui les a embauchés tous les deux pour tourner une fresque amoureuse en Italie. Quoi de plus romanesque que ce sac de nœuds initial ? Sibyl se présente alors comme le point de vue du film, objectif, soignant, professionnel, l’oreille qui recueille le récit de la jeune comédienne, les yeux qui observent ce visage juvénile plein de larmes – qui nous rappellent celles vues chez Kechiche, mais employées ici dans un tout autre but. Mais comme dans tout drame, où les rapports de force ne cessent de se renverser, la figure éponyme du film se fragilise bientôt. C’est la force de ce personnage ambivalent qui porte le projet du film tout entier : Sibyl est voyeuse, mais finit par s’exhiber. C’est grâce au montage que les fêlures de l’héroïne se révèlent : se dissimulant d’abord par un montage classique, dans une succession de séquences introductives qui mettent en place tous les astres qui gravitent autour de la vie de celle Sibyl à la fois solaire et lunaire, Triet et son monteur choisissent de désynchroniser l’image et le son progressivement, par le biais de flashbacks muets qui donnent à voir la psychanalyste avec plus de relief. La conscience de Sibyl contamine le montage, et la narration n’en est que plus riche tant elle navigue dans le temps et l’espace avec brutalité, par associations d’idées, de textures, de visages, révélant avant tout les contradictions de son personnage. Toute cette première partie est parisienne, tout comme sa mise en scène – plutôt froide, fixe, classique. Mais le film connaît un rebondissement qui lui est salvateur : il voyage, il s’extrait de sa forme et montre une face beaucoup plus audacieuse, volumineuse et dynamique. Si la première partie est bavarde et avance à tâtons, la seconde connaît un élan qui nous fait regarder avec plus d’attention, sentir, ressentir la chaleur de ces corps en action, de ces triangles de regards vénéneux, de cette mince et poreuse séparation entre le plateau et la vie réelle. Sibyl est une ode à la vie vécue, à l’existence au-delà des dichotomies classiques vie privée et vie publique, plateau et coulisses, ou parole et action. Les rapports de pouvoir dans le couple, la famille, le travail, tout y passe, et tout se mêle, dans ce portrait tortueux d’une femme suffocante. Si rien n’est simple – à en croire les multiples récits enchâssés qui tous se démolissent à mesure qu’on y fouille -, la mise en scène sobre et élégante de la cinéaste laisse un espace poétique vierge pour que s’exprime l’ineffable – la douleur, le manque, la mémoire.

Car si Sibyl est un film de scénario, il n’en est pas moins un objet cinématographique : on a entendu Justine Triet en conférence de presse avouer que le scénario, à l’origine long de 165 pages, a dû subir des coupes fatales par manque de financements, ce qui pourrait expliquer le foisonnement d’intrigues pas vraiment assumé à certains moments. Il n’en reste pas moins que le film porte plusieurs audaces visuelles et sonores ; son montage, on l’a dit, en va-et-vient dans l’inconscient, plonge parfois dans de beaux morceaux de poésie sans parole. Quoi de plus beau que le visage d’une femme regardant l’homme qu’elle aime danser avec une autre, dos à un miroir, immobile, sur « Blue Veins » des Raconteurs ? La suspension du regard et du souvenir, la tension dans l’immobilité, et la sensualité de la bande son donnent à ce passage une charge dramatique folle. S’ensuit une scène de sexe d’une intensité rarement égalée, où Sibyl monte son homme au coin du feu, jouant de son pouvoir séducteur implacable, et alternant lenteur et violence du geste ; les corps se cherchent, se veulent du bien, du mal, se veulent ; après la jouissance, vient le vide, le manque, l’absence, et c’est là que la parole reprend le dessus, avec ce qu’elle a de superflu comme de réparateur. Le vécu, comme le film, est morcelé ; c’est le constat inéluctable que Lacan fait en guise d’introduction à sa théorie psychanalytique. Le montage est un leurre d’unité, qui se joue ici des conventions et assume ces fractions du corps, de l’esprit, des temporalités, des consciences. Bannissant la logique au profit d’une approche subjective de l’existence et des événements, le film fait cohabiter et co-dépendre le travail et le désir entre des êtres, que ce soit en salle de psychanalyse, en séance d’AA, ou sur un plateau de tournage. Sans jamais résoudre ses problèmes comme on résoudrait une équation mathématique, Justine Triet (et Arthur Harari son co-scénariste) pose des problèmes et des questions, les fouille, les explore ; prendre le temps de s’interroger sur les tragédies intimes d’une femme, voilà peut-être ce qui tient à cœur à la cinéaste depuis La Bataille de Solférino et même avant encore. Les choix musicaux ne font que porter encore plus cette dimension féminine et dramatique : quoi de mieux de le blues de « Sometimes I feel like a motherless child » ou le rock de Jack White pour traiter la détresse féminine ? Par leur mélange de force, de fièvre et d’érotisme, ces titres portent le film avec plus de charisme et de pertinence que n’importe quelle réplique.

Si l’on a peur du mélange hétéroclite que peut créer la présence de Virginie Efira, coutumière du style Triet, d’Adèle Exarchopoulos, que l’on a plutôt l’habitude de voir dans un jeu instinctif et moins textuel, ou de Gaspard Ulliel, dont la beauté peut parfois desservir le travail, on est ravi de voir à quel point le talent de la cinéaste est de proposer une forme sans cesse différente, qui repose sur un refus du compromis. En effet, le mariage Exarchopoulos-Triet fonctionne à merveille tant il est plein de l’une et de l’autre ; la force de cinéaste de Justine Triet, c’est de porter ses comédiens jusqu’à les faire exister pleinement en tant que héros d’un récit, sans se reposer sur l’imaginaire collectif auquel ils appartiennent. Et pourtant, le projet en ferait rougir plus d’un: qui oserait tourner à Stromboli, île mythique depuis que Rossellini y a filmé (Ingrid) Bergman prise en étau entre désir et souffrance, filmer Efira comme Cassavetes filmait Rowlands, ou comme Zulawski filmait Schneider, avec des citations innombrables à (Ingmar) Bergman ou Marilyn ? Triet nous offre un film à la hauteur de ce qu’elle nous promet : un film d’été, brûlant, désirant, sulfureux (au pied d’un volcan), réunissant des personnages déjà mythiques portés par des corps tous singuliers, et menés par la présence riche et complexe de Virginie Efira. Si l’on ne devait garder qu’une image, peut-être serait-ce celle de ses larmes en gros plan lors de la projection finale du film, sur fond de piano classique, qui achèvent de la mythifier. Triet aime filmer son actrice, et l’on ne peut qu’éprouver la même chose en la regardant. C’est dans cette affirmation de son sujet que Triet nous propose un film féministe : les femmes, généralement passées au second plan et réduites à des corps et portant de maigres problématiques tournant toujours autour du désir masculin, sont ici incarnés par les hommes. Ulliel, c’est le mâle alpha : vénéré par sa femme-réalisatrice, désiré tour à tour par Margot puis Sibyl, il a le pouvoir, il a les femmes, et jouit de son privilège sans concession. Mais quand le récit semble s’articuler autour des femmes, il se réveille et montre sa vulnérabilité d’homme et d’acteur : vexé que quelque chose lui échappe, que des femmes le devancent ou pire, détournent le regard sur lui vers elles. Triet se joue des personnages masculins et prend plaisir à les émasculer subtilement, à faire désobéir les femmes, les rendre tour à tour solidaires ou ennemies, chacune cherchant un territoire où régner.

Sans jamais s’enliser dans des situations, des répliques ou des schémas confortables et conformes, Justine Triet parvient toujours à trouver un contrepoint, que ce soit dans ses lieux de tournage (un bateau au large de Stromboli, une bruyante fête foraine ou un restaurant de sushis aux mets défilant sur des plateaux), dans les réactions de ses personnages (les larmes de Sibyl quand toute la salle applaudit), ou dans ses recherches plastiques (le bleu sur bleu de la chambre d’hôtel en bord de mer). Au point qu’on aurait envie d’un film qui plonge encore plus, qui affronte, qui découpe, ce qu’il fait malheureusement trop peu…

 

Voir aussi la critique de Stéphanie Chermont depuis le festival de Cannes 2019.

 

Titre original : Sibyl

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Durée : 100 mn


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