Comédie drôle et intelligente, profonde et grave, jubilatoire et amère, le film n’a pas manqué de qualificatifs pour rendre compte de sa forme hybride : la comédie intellectuelle. Est-il utile de préciser que son réalisateur, Pascal Bonitzer, fut d’abord critique des Cahiers du cinéma, puis scénariste de Téchiné, Allio, Jacquot, Ruiz et surtout Rivette avant de passer derrière la caméra en 1997 avec Encore, comédie qui suivait, déjà, les déboires sentimentaux d’un intellectuel mélancolique. Avec Rien sur Robert, deux ans après, il reprend le même personnage mais en accentuant tous les traits. Didier Temple, incarné par Fabrice Luchini, devient un petit marquis de la littérature, couard et dépressif, qui subit les pires humiliations.
Pas de salut possible pour ce critique mineur d’une revue littéraire qui a osé publier une tribune sur un film serbo-bosniaque sans l’avoir vu. Il est dorénavant discrédité, il n’est plus qu’agitation stérile dans un monde où personne ne l’écoute, car en fait, il n’a rien à dire. Il poursuit une Juliette (Sandrine Kiberlain) cruelle et volage avec une acharnation masochiste et refuse l’amour passion que lui offre Aurélie (Valentina Cervi), femme-enfant névrosée et suicidaire. On rit souvent des épreuves expiatoires subies par Didier puis on sourit, puis on se tend face à une telle ironie piquante qui laisse entrevoir beaucoup trop d’angoisse et de solitude.
La comédie fait réfléchir au risque de gripper la machine comique.Comme le remarque René Prédal : « la comédie de mœurs, en France, ne sait guère faire rire et le mélange des genres, souvent pratiqué par la Nouvelle Vague […] se retrouve dans la génération quatre vingt dix surtout d’ailleurs selon un schéma inverse à celui du début des années soixante : c’est en effet plutôt la comédie qui se leste de gravité, voire de tragique, souvent par le biais d’intrigues psychanalytiques et de personnages franchement lacaniens. »La comédie d’auteur voile le rire ; elle oscille entre deux univers.
Sur quoi repose la comédie chez Bonitzer ? Avant tout sur un personnage central vers qui tout converge. Sa construction est complexe et se nourrit de diverses influences. Elle joue autant avec la Persona de son acteur-interpréte qu’avec une autobiographie possible de l’auteur qui nous renvoient directement à l’humour « juif » de Woody Allen et de ses personnages névrosés. Le dialogue, subtil et intelligent, se veut être le nerf vif de la mise en scène qui n’en est pas moins parsemée de gags variés.Ensuite, il y a les thèmes qui se prêtent déjà moins à la franche rigolade : la conquête de l’autre et l’impossible communication, le masque comme unique visage, l’apparente légèreté plutôt que la réflexion dépressive, le libertinage préféré à la passion et au tragique…Les références aux grands maîtres sont, par ailleurs, sans cesse présentes. Etudier Rien sur Robert, c’est donc s’attarder sur cette dialectique humour-sérieux, sur cette hétérogénéité de la comédie acide.
Partie 1 : Didier Temple, ou la mise à mort d’un personnage
Rien sur Robert est une comédie qui nous fait assister à la décomposition de son personnage principal : Didier Temple. C’est lui qui mène le récit, conduit la mise en scène. Le comique prend sa source dans la peinture de cet individu, ne suscitant ni la compassion, ni l’empathie. Didier est construit sur un type : l’intellectuel parisien dans tout ce qu’il y a de plus pédant, de plus égocentrique qui soit. Il est enfermé sur lui-même, le monde se limitant à ses vérités.
Premier aperçu, première infamie : il a critiqué sans avoir vu, il est l’homme qui parle en ayant rien à dire. C’est « un petit voyou des lettres, ce typique exemple français de l’arrogance intellectuelle et du vide du cœur. », tels sont les propos de Chatwick-West, autre figure tout aussi critiquable de l’intellectuel qui s’écoute. Ayant perdu d’entrée toute crédibilité, toute parole, pensée, geste de sa part engendrent le rire moqueur. Car il s’agit bien de se moquer de ce personnage prétentieux, parano, se sentant persécuté de toute part comme quand sa mère le regarde innocemment ou encore quand il arrive dans ce café pour acheter des cigarettes et qu’il a l’impression désagréable que patrons-clients se sont associés contre lui. L’exagération ne lui fait pas peur.
De retour dans sa voiture, il pense sérieusement être tombé dans un café de voyous ou d’extrême-droite. Il se présente sans cesse comme la victime pour mieux attirer l’attention, se dénigre volontairement (même s’il n’en pense pas un mot) pour entendre le compliment qu’il attend. Tel est le but de ses incessantes comparaisons avec Jérôme Sauveur. Bref, il fait le faux modeste, ayant une réelle et énorme considération pour sa petite personne. Didier est excessif dans ces propos, dans son comportement.
On rit beaucoup de ses crises d’hystérie, éclatant soudainement, sans justification sur sa pauvre mère et de son potentiel, contradictoire, à rester calme dans les situations les plus hallucinantes, comme celle de la discussion au café de Cluny avec Juliette. Petit chef coincé dans sa lâcheté, il se présente comme torturé, névrosé. Il est « malade de l’âme », ne peut réagir face à l’insulte « l’injure me désarçonne, me déstabilise, et j’ ai l’air d’un con parfait » Bonitzer prend d’ailleurs un malin plaisir, à plusieurs reprises, à le laisser seul dans des plans qui durent, scrutant son air abasourdi, démuni, ahuri après un coup porté à son orgueil. Il ne sait reconnaître ses torts.
A aucun moment il ne regrettera son acte vis-à-vis du film bosniaque. Aucun repentir, il avance tête baissée. Rien ne semble avoir de poids, il est léger, ce que lui reprochera encore une fois Chatwick-West, irresponsable. Il ne veut pas mûrir.
D’ailleurs, le film rend compte de tout son infantilisme : il ne boit pas d’alcool mais un verre de lait avec un peu de miel et…un peu de fraise…un lait fraise, quoi ! Les rapports avec sa mère sont des plus parlants comme dans cette scène où se disputant avec son frère, il justifie son agressivité en déclarant « Il n’a pas à me parler comme ça, maman » comme un parfait enfant de dix ans. La misogynie ne pouvait pas non plus échapper à sa nature de petit dandy. Il s’étonne quand Aurélie le reprend sur les noms de montagne qu’il énumère avec un faux grand savoir. « Comment vous savez tout ça ? Mais je sais des choses… », lui répond obligeamment, Aurélie face à cette goujaterie. On relèvera dans le même registre une réplique concernant, cette fois-ci Juliette « Elle était sous-bibliothécaire mais elle peut être sous-n’importe quoi ».Le comique trouve ainsi sa force et sa puissance jouissive dans cette machine de guerre contre le héros, ou plutôt l’anti-héros. Il s’agit d’ôter toute aura, tout prestige, d’assister à la mise en ruine de Didier. Bonitzer avouera que son but était de démolir un personnage qui le regardait de près « prendre un personnage qui n’est pas sans rapport avec moi, pour lui taper dessus à bras raccourcis et voir ce qui résiste ».
Même sans connaître personnellement Pascal Bonitzer, nous n’avons aucun mal à imaginer en lui l’intellectuel type du sixième arrondissement avec qui il est plaisant de converser, même derrière un cynisme revendiqué. Car il faut tout de même un certain cynisme pour construire son histoire sur l’incident vrai d’un certain Finkelkraut qui avait descendu le film de Kusturica sans l’avoir vu. Quant au narcissisme dont est affligé Didier, Bonitzer ne doit pas en être dépourvu puisqu’il signe un film où son être en est la principale source.
Partie 2 : Un parallèle frappant avec le cinéma de Woddy Allen
Il n’est plus alors difficile de faire le rapprochement avec le cinéma de Woody Allen, qui a pour essence de mettre en scène ses propres angoisses sur le plan humoristique. Le personnage allenien, interprété par lui-même, est l’intellectuel new-yorkais, comblé par un relatif confort, névrosé à souhait, souffrant d’une paranoïa le plus souvent raciale et étouffé par des parents extrêmement présents. La parole est l’arme de prédilection de son cinéma. Allen, c’est avant tout un génie verbal, une verve jamais démentie. C’est aussi le premier comique de réputation internationale qu’on puisse qualifier d’intellectuel, qui ait assis sa popularité sur un personnage adulte, sexuellement explicite, malgré la part de dérision qu’il porte à lui-même sur cet aspect de son image.
Comme le remarque, Robert Benayoun « Il est parti de l’image du comique asexué, du maladroit sentimental, amoureux catastrophique, rêveur impénitent parce que c’est une donnée archétypique de la comédie pour s’en défaire peu à peu. Aucun comique, avant lui, n’avait parlé d’orgasmes, d’accessoires, de stimulants, aucun n’avait évoqué la fin de l’accord sexuel. » Les comparaisons sont évidentes. L’intellectuel new-yorkais devient l’intellectuel parisien. La sexualité est au centre des préoccupations et est évoquée de façon hyperréaliste jusque dans ses moindres détails. Le dialogue est roi. Il s’agit de rire de soi-même pour éviter que les autres le fassent, définition de l’humour juif par Freud (Bonitzer reconnaîtra d’ailleurs ce point commun).
Mais alors que chez Allen on se tourne en dérision pour attirer la sympathie et la compassion, chez Bonitzer, on n’attire que le mépris et le cynisme. Où se fait la différence ? Je crois que c’est Woody Allen qui a la réponse : « On n’a pas besoin d’être juif pour se sentir traumatisé mais ça aide ». Dans son cinéma, on vit avec la culpabilité d’être juif, dans celui de Bonitzer, on vit avec celle d’être un intellectuel. Bonitzer déclarera, dans les Cahiers du cinéma : « J’ai l’air de subir le fait que mon personnage soit un intellectuel, sans doute, parce que les intellectuels au cinéma sont mal perçus aussi bien par le public que par la profession. Sans parler de la culpabilité d’être un intellectuel qui ne sait pas parler du peuple… » C’est la raison pour laquelle il dit s’être senti obliger de marquer, d’emblée, son personnage d’une faute, afin de le tacher, de le salir.
Partie 3 : Des personnages gravitant autour du personnage principal
Une comédie centrée sur un personnage, certes, mais où gravite un certain nombre de cas particulièrement chargés. Les autres rôles sont travaillés avec la même perversion et personne n’échappe à la raillerie, excepté Aurélie qui est à la responsable du déséquilibre du film vers un aspect plus tragique.Juliette, quant à elle, est le double féminin de Didier. Elle traîne les mêmes contradictions, le même nombrilisme. Elle est légère et sans pitié. Mais Bonitzer, contrairement à Didier, ne lui donne aucune excuse. Il ne la montre pas torturée, ne l’infantilise pas. Elle est cruelle et pour elle, il n’y aura aucune remise en question. Didier, plus il perd la face, plus d’une certaine façon, il réussit à sauver quelque chose.
Juliette, elle, avance tout du long avec toujours la même aisance à manier les paradoxes. C’est elle qui nous procure les scènes les plus drôles du film ; en décrivant ses plaisirs sexuels avec Xantras mais en affirmant qu’elle aime Didier, en pleurant l’enfer de vivre avec lui mais en courant à l’opéra voir « une mise en scène à chier », en partant avec Sauveur tout en rassurant Didier « Je suis avec toi, lui, je le déteste»C’est par le traitement de ce personnage que le film a été taxé de misogyne. Dans la famille du double mimétique, je demande maintenant Jérôme Sauveur. Il est le rival qui donne du prix au désir de Didier et qu’il doit absolument supplanter. C’est un Didier mais en mieux : avec une plus belle plume et davantage d’élégance. Pour le reste, il a l’air tout aussi perdu. Il court après les mêmes femmes impossibles et semble tout aussi lâche.
La confrontation de ces deux augustes, qui croient voir, chez l’autre, leur clown blanc contribue également au comique de l’intrigue.Alain de Xantras appartient, lui, à une catégorie radicalement opposée à celle de Didier. C’est le rival frontal. Il drague pitoyablement, tire la langue quant il jouit, est le seul à admirer le fameux article et comble du mauvais goût, il est réalisateur télé. Mais c’est lui qui a les faveurs de Juliette et surtout c’est lui qui lui procure l’orgasme. Axel Chatwick-West est le monstre intellectuel, la statue du commandeur. Avec ce personnage, on se retrouve avec une scène qui ne peut que nous évoquer l’univers de Buñuel. Remettre l’autre à sa place publiquement, réinstaurer un rapport de force, le construire sous les yeux de l’autre, on n’en finirait pas de relever chez le cinéaste mexicain des exemples de cette brutalité du quotidien.
On pense, entre autre, à la séquence où le directeur de bar renvoit Faber et Conchita sous les yeux des clients dans Cet obscur objet du désir. Comme disait Nietzsche dans la Volonté de puissance, « Voir sombrer les natures tragiques et pouvoir en rire, malgré la profonde compréhension, l’émotion et la sympathie que l’on ressent, cela est divin. » C’est sur cette même jubilation que la séquence fonctionne.
Enfin, dans la tradition de la comédie française, Bonitzer n’échappe pas à la peinture appuyée de mères excentriques. Juliette est doublée par une mère moralisatrice à l’extrême, grande dame même en pleine nuit, pointant chaque mot de Didier pour mieux lui renvoyer ses excès. Aurélie possède la mère impassible, au regard jugeur. Quant à Mme Temple, elle est la mère couveuse et soumise, légèrement idiote, apeurée devant les moindres folies de son fils.Aurélie est le seul personnage qui diffère de cette galerie d’illuminés. Elle a sa folie et sa bizarrerie, certes, mais elle possède une maturité qui ait refusé aux autres. Elle a conscience du poids de la vie. Le jeu n’est pas sa réalité. Elle tente de se distraire mais souffre des conséquences. Son regard est grave, scrute et interroge l’irresponsabilité de son entourage. C’est elle qui instaure l’angoisse qui transpire, petit à petit dans le film.
Partie 4 : Rien sur Robert, ou la « comédie intellectuelle » dans toute sa puissance
La comédie intellectuelle, comme nous l’avons constaté précédemment avec la comparaison au cinéma de Woody Allen, se caractérise par la place primordiale qu’elle attribue au dialogue. Dans l’esprit du théâtre de boulevard, il s’agit de donner de l’importance au texte et à la rhétorique. Les effets de la parole priment sur le contenu. Tous les personnages ont une élégance dans leur langage. Didier ne dit pas « Que faites-vous dans la vie ? » mais « Que faites-vous dans votre existence ? » On s’exprime presque comme si on écrivait en permanence. Chatwick-west en est le meilleur représentant, maniant à merveille les mots blessants : « Vous resterez un éternel affamé, un critique sans élan et sans force. » Le comique vient d’ailleurs souvent d’un décalage entre beau langage et grossièreté. « Tu me fais chier », « connasse », « bien-sûr, un type tellement sensible, tellement délicat qui t’encule » : ces mots deviennent drôles parce qu’il sorte de la bouche de l’homme de lettres qu’incarne Didier et sont en totale rupture avec son style.
Le bon mot est de règle, la répartie doit être infaillible. Pour cela, Juliette se débrouille avec un grand talent. A Didier, qui se plaint de son physique « si je pouvais m’arracher la gueule », elle répond sans tarder « ben, si tu pouvais y penser un peu moins à ta gueule. » A Alain qui jure l’avoir déjà vu et qu’elle l’avait justement trouvé cool, elle enchaîne avec assurance « J’ai horreur des mecs cools, des conversations cools, de tout ce qui est cool en général et des réalisateurs télé en particulier. » Parfois, la répartie n’a pas lieu, ce qui n’en est pas moins plaisant. Ainsi, Alain suffoqué, face à l’agressivité de Juliette, ne sait plus répondre que « connasse » qu’il répète deux fois, témoignant de toute son impuissance. Le langage devient champ de bataille. Les personnages s’amusent tant à manipuler les mots qu’ils finissent par en inventer. Nous avons la joie d’apprendre une nouvelle expression qui restera à jamais gravée « J’ai fait une T.S », comprenez : une tentative de suicide.
On peut remarquer aussi l’amour de Bonitzer pour le jeu de mots à travers la multitude de noms loufoques : Didier Temple, Juliette Sauvage, Jérôme Sauveur, Alain de Xantras, Aurélie Coquille, Violaine Rachat…La forme du dialogue peut prendre des formes enfantines, au comble du ridicule. Cela se produit souvent dans les discussions téléphoniques de Didier avec Juliette ou Aurélie. « – Tout de même ! – Quoi, tout de même ? – Bien-sûr ! – Quoi, bien-sûr ? – C’est qui ? – C’est qui qui ? » C’est la simplicité qui prime. Basée sur la répétition bête et méchante, elle rend compte d’une non communication volontaire. Avec Aurélie, le principe est encore plus facile : il s’agit de répondre uniquement par oui ou par non.
Le contenu des dialogues frise souvent l’absurdité, comme dans la séquence à l’hôpital où Sauveur dédicaçant son livre à Didier, ce dernier lui adresse un compliment conçernant sa veste et les voilà partis, tous les deux, sur une discussion de vieilles copines de shopping !L’autre se met à répondre que c’est de la soie, non, de la laine froide, qu’il l’a trouvée à New-York tout comme ses chaussures. Le même décalage structure la séquence dans le café de Cluny. Juliette est en train de raconter à son fiancé ses ébats sexuels qu’elle dit vouloir continuer mais en lui soutenant qu’elle l’aime et que cela n’a rien à voir avec eux.
Le comique s’ancre dans le surréalisme. Les discussions se construisent sans écoute de l’autre, sans rapport et en deviennent hallucinantes. « Vous avez l’air oblique » dit Didier à Aurélie qui lui répond « c’est mes yeux. » Juliette justifie son retard, dans la toute première séquence du film, par la pression d’une collègue aux dents vertes à vouloir lui offrir à tout prix son amitié. Face à cette histoire, Didier prétend avec le plus grand sérieux que cela doit sûrement être sexuel ! Un autre exemple parmi une multitude : la scène dans le train où Aurélie avoue qu’elle a besoin de se voir brûlée sur le bûcher comme Jeanne d’Arc pour éprouver du plaisir quand on lui fait l’amour. A noter que ce sont uniquement les femmes qui parlent de sexe dans ce film et de la façon la plus crue, et c’est de ces deux raisons que naît le comique.
Le gag n’a pas non plus été omis. On trouve aussi bien le gag passif de maladresse avec le malaise vagal qui se solde par une chute dans la baignoire, de malchance avec l’accident de voiture.Le gag de situation est présent avec, entre autre, ce dîner où personne n’attendait Didier ou encore la séquence où Aurélie se met à nu devant ce dernier au moment où Chatwick-West rentre dans sa chambre. Cela repose alors sur une rupture de l’ordre usuel. La séquence réunissant Aurélie, Didier et Sauveur dans la chambre du chalet est, quant à elle, le traditionnel gag de tromperie et de révélation. Le plan où Didier se réveille sur les mots doux de Juliette en off puis la caméra se déplaçant, nous la montrant au téléphone avec Alain est encore un autre type de gag de situation : l’inversion d’action.De plus, Bonitzer a une passion pour le running gag, gag rappel qui perdure à travers plusieurs séquences du film. C’est une sorte de leitmotiv.
Le plus évident est l’histoire faite autour de la critique du film serbo-bosniaque. Elle est évoquée sept fois par sept personnes différentes : au bar PMU, à la librairie par Martin, au dîner par Chatwick-West, au café Cluny par Juliette, à l’hôpital par Jérôme et dans le parc par Alain. Et bien-sûr, à chaque fois, on s’amuse sur cette confusion : film serbe, film bosniaque, on ne le saura jamais !Jérôme Sauveur et son bouquin agissent sur le même principe : Martin, le frère et Chatwick-West sèment le livre sur le chemin de Didier, déjà confronté à sa présence physique par trois fois dans la rue avant de pouvoir faire le rapprochement entre l’œuvre et l’auteur.Avec moins d’insistance, certes, mais le procédé est toujours identique : on note le document animalier évoqué par Juliette au café qui se retrouve par la suite sur l’écran de télévision de l’hôpital ; la veste qui se perd à plusieurs reprises ; ainsi que quelques répliques comme « tu ne pourrais pas être moins prévisible » une fois adressée par Didier à sa mère puis à lui par Juliette. Ce gag a pour effet de créer l’effet de persécution, réelle ou non, dont Didier se sent le plus souvent victime.
Partie 5 : Un vaudeville ?
Après cette dissection de l’arsenal comique, il me semble utile de préciser que Bonitzer, malgré l’usage de tous les artifices de la comédie, rencontre des difficultés à manier tous les ressorts du vaudeville. On sourit davantage qu’on ne rit avec Rien sur Robert. Et pour cause, nous ne sommes pas dans un vaudeville, même si on en aperçoit les gros traits. Nous sommes en présence d’une comédie grave, qui nous pousse à réfléchir, tant le goût est amer.Pour comprendre le cinéma de Bonitzer, on ne peut faire l’impasse sur son admiration pour Rohmer. En 1999 d’ailleurs, il publiait un ouvrage lui étant consacré dans la collection des Cahiers du cinéma.
Cinéma de la parole par excellence, il n’a pas pour sujet principal l’amour mais le désir. Michel Serceau écrit « Les personnages rohmériens se veulent ou se disent exigeants, se targuent d’une expérience qui les aurait rendus autonomes sur le plan du désir et leur permettrait d’avoir du recul par rapport à leurs propres actes, par rapport à des partenaires dont ils ne dépendraient pas. » Les personnages de Rien sur Robert possèdent ces mêmes certitudes. Ils se croient plus forts que l’amour, défient ses lois au nom d’une liberté, d’une indépendance. Mais leurs attitudes sont des masques et leurs intrigues des mascarades, et c’est par cette voie qu’ils rejoignent l’univers et l’esthétique de la comédie. Comme chez Rohmer, tout est simulacre. Les personnages font leur cinéma. Leurs paroles ne sont pas faites pour communiquer.
Le besoin d’autrui est indispensable pour dire et se dire car la parole est narcissique. C’est de ces raisons que partent l’humour et, en même temps, pour ces raisons que le film se teinte d’une profonde solitude. Didier est prisonnier de ses idées comme de son milieu, il s’y débat et s’y meut tant bien que mal et plutôt mal que bien. Pour affirmer sa liberté, il adopte une attitude aristocratique de pure apparence, en décalage avec sa réalité quotidienne. Il conjugue singularité et supériorité pour mieux affirmer sa différence. C’est l’essence du libertinage : « la nécessité d’affirmer sa souveraineté sur sa situation et sur les êtres. » affirme Maria Tortajada dans Le libertinage dans le cinéma de Rohmer.Les personnages de Bonitzer sont des libertins, tout comme ceux de Rohmer. Ils tiennent à conserver l’initiative de leurs choix. La raison l’emporte toujours sur le sentiment immédiat.
En toute occasion, le libertin agit, alors que le passionné subit, pâtit. Didier et Juliette ne peuvent jamais se dire qu’ils s’aiment entre eux. Il y a toujours des « je crois, je sais pas, je pense », des contradictions entre geste et parole, entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font en réalité. C’est une des caractéristiques propres du libertin. « Le libertinage passe par le dédoublement de la signification du discours ». Quand les personnages déclarent leur amour, ce n’est que pour faire entendre leur désir. Didier dit, une seule fois, qu’il aime Juliette terriblement. Mais tout d’abord, c’est à la mère de Juliette qu’il s’adresse et puis cet excès inhabituel chez lui, ce que relève d’ailleurs Mme Sauvage, ne nous fait apparaître que son désir pressant de la retrouver le soir même. Nous ne pouvons pas croire en son amour, uniquement en son désir.
Le libertin ne doit jamais être séduit et, en particulier, échappe à tout prix à l’amour passion. Il s’agit de rationaliser sans cesse ses penchants sentimentaux ; ne jamais être la proie d’un instinct irrationnel. Ceux qui s’abandonnent plus ou moins s’y perdent. C’est pourquoi, Didier ne peut succomber à l’amour que lui offre Aurélie. Il fait l’impasse sur l’amour passion qui pourrait être le vrai, le bon. Aurélie est le seul personnage du film qui échappe à cette ligne. « C’est une passionnée et c’est ça, notre malheur » dira Chatwick-West à Didier en parlant d’elle à l’hôpital. C’est elle qui introduit le tragique, qui crispe la comédie.
Conclusion
Rien sur Robert est construit comme un roman d’apprentissage. On dépouille le personnage principal pour lui permettre d’avancer, le rendre disponible au monde. Le film s’amuse et nous amuse à faire tomber le masque de Didier qui ne se dévoilait qu’à travers le langage, son unique paravent. Cette comédie ne peut être considérée comme légère, et pour cause, la première de ses dénonciations est la légèreté, l‘irresponsabilité de ses héros.Demi-réussite, donc, du point de vue de la comédie pure : ce mélange de genres n’est pas totalement profitable si l’on désire rire sans arrière-goût. Du point cinématographique, c’est l’émergence d’un nouveau style : la comédie intellectuelle aux accents psychanalytiques.