Retour à Howards End

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A l’occasion de sa ressortie en salles en version restaurée, retour sur un des sommets de la filmographie de James Ivory : une peinture sociale de l´ère édouardienne, poignante d’humanité et frémissante d’émotion sous son esthétique raffinée.

Après Chambre avec vue (1986) et Maurice (1987), Retour à Howards End (1991) clôt en beauté la série des trois adaptations du romancier anglais Edward Morgan Forster (1879-1970) co-signées par James Ivory (en tant que réalisateur), Ruth Prawer Jhabvala (scénariste) et Ismail Merchant (producteur) : un prolifique trio, à qui nous devons certaines des évocations cinématographiques les plus raffinées et implacables de la société britannique de l’ère édouardienne. Ironiquement, ni Merchant, ni Jhabvala, ni même Ivory ne sont anglais – mais c’est peut-être cette distance qui a aiguisé leur regard, nourri leur amour fasciné et critique pour cet autre espace-temps, en apparence si éloigné du nôtre, mais en apparence seulement.

Une somptueuse adaptation littéraire

Howards End (1910) est l’avant-dernier roman publié par Forster de son vivant, et l’un de ses plus accomplis avec La Route des Indes (1924). Cet écrivain honoré mais au fond anticonformiste – homosexuel discret et assumé dans une époque puritaine – s’est toujours montré critique vis-à-vis de la société britannique, de ses rigidités et des inégalités très vives qui la minaient. Howards End constitue à cet égard une belle étude de cas, brassant dans le laboratoire de sa fiction des représentants des trois principales couches sociales de l’époque : la classe supérieure traditionnelle (le clan Wilcox), la nouvelle bourgeoise montante (les sœurs Schlegel), et les milieux populaires (Leonard Bast et sa femme).

C’est avec une pudeur remarquable, où saille la sensibilité frémissante de l’auteur, que sont narrés les rencontres, rapprochements, conflits, drames ponctuant un récit qui multiplie les personnages principaux mais évite la dispersion en agrégeant l’essentiel de ses enjeux autour d’un lieu physique : Howards End, la résidence secondaire de la famille Wilcox. Cette belle propriété campagnarde – à la valeur symbolique forte, comme nous le verrons – donne son titre au roman. Le film de James Ivory, quant à lui, reste dans l’ensemble fidèle à la trame foisonnante tissée par Forster, ainsi qu’à son style élégant et tout en retenue, mais traversé ça et là de fulgurances qui témoignent d’une empathie aussi discrète que profonde avec ses personnages – en particulier les plus fragiles et démunis, tel Leonard Bast. Cela dit, c’est d’abord à la surface chatoyante du film, à sa très grande élégance formelle que le spectateur prête attention ; heureusement, la reconstitution d’époque somptueuse ne se contente pas de flatter l’œil – quand bien même à ce seul titre le film mériterait d’être vu -, elle nous introduit aussi avec élégance dans les subtilités d’un monde saturé de tissus de luxe et d’objets décoratifs ainsi que de rituels, de codes, de convenances aussi précis que parfois étranges, pour peu qu’on les considère avec le recul du temps. La fascination suscitée par un tel exotisme suffit-elle pourtant à expliquer le succès commercial et critique qu’a rencontré le film, ainsi que ses trois Oscars (meilleure actrice pour Emma Thompson, meilleure adaptation, meilleurs décors) ? Toujours est-il que sous son voile vaporeux et plein de fastes, la palpitation humaine de Retour à Howards End, la cruauté jamais gratuite de son propos, impriment dans l’esprit du spectateur un souvenir durable.

Une belle architecture narrative

Les arabesques florales du générique annoncent les motifs végétaux qui scanderont tout le film, depuis les jardins de Howards End jusqu’aux songes éveillés de ses personnages. On peut déceler dans cette fascination végétale autant un principe de mise en scène, assurant – tel un motif musical – une élégante unité stylistique au film, que l’évocation d’un état intérieur qui se rêve comme harmonie avec la nature et s’épanouit à la faveur d’une mise à distance mentale, salvatrice quoique momentanée, des pressions sociales et contraintes matérielles. Retour à Howards End est ainsi parsemé de scènes hallucinatoires et hypnotiques, parfois à la limite du kitsch, bulles sensorielles cristallisant les rêveries minérales de personnages qui naviguent sur la belle musique presque liquide de Richard Robbins comme si la caméra souhaitait les accompagner à la source secrète de leurs désirs. Mais dans ce film, les rêveurs ont beau être attachants, ce sont eux les personnages les plus fragiles, eux dont la vie s’interrompt la première : d’abord Ruth Wilcox (Vanessa Redgrave), qu’on voit déambuler dans les premiers plans du film, seule sous le ciel nocturne de Howards End tandis que les invités s’amusent dans la chaude lumière dorée de la maison ; puis Leonard Blast (Samuel West), personnage touchant de jeune homme introverti et scrupuleux, modeste employé de bureau dont la destinée contrariée croisera celle des sœurs Schlegel, et par ricochet de la famille Wilcox.

L’évènement déclencheur de la narration précède le début du film : il s’agit de la rencontre fortuite, à l’occasion de vacances à l’étranger, entre les sœurs Schlegel (Margaret et Helen, respectivement jouées par les sémillantes Emma Thomson et Helena Bonham Carter) et le clan Wilcox, dominé par la figure de son patriarche Henry (Anthony Hopkins, tiré à quatre épingles), le mari de Ruth. Tout ce beau monde continue de se voir après le retour en Angleterre jusqu’à ce que Helen ait une aventure avec l’un des fils Wilcox, Paul. Cette liaison, condamnée à rester sans lendemain du fait des différences d’éducation et de milieux, refroidit les relations entre les deux familles, mais n’empêche pas Margaret et à Ruth de se lier d’amitié. Résultat, à la grande surprise de sa famille, Ruth, sur le point de mourir, décide de léguer la propriété de Howards End à sa nouvelle amie. Le bout de papier où elle édicte cette dernière volonté est cependant détruit par sa famille, sans que Margaret n’apprenne rien ni du testament en question, ni de la réaction outrée et incrédule des Wilcox. Cependant, quelque temps après, Henry Wilcox en personne demandera Margaret en mariage.

En parallèle, Helen fait la rencontre de Leonard Bast (sobrement interprété par Samuel West) à l’issue d’une conférence intitulée « Musique et sens », consacrée à une réflexion polémique sur la Cinquième symphonie de Beethoven – dont les notes du troisième mouvement, marche dont on ne parvient pas à déterminer si elle est majestueuse ou grotesque, retentissent alors que Leonard court à la poursuite de la jeune femme, repartie par inadvertance avec son parapluie. Helen se sentira une obligation morale auprès du jeune homme, qui la touche par sa timidité, sa maladresse, et par le scandaleux contraste entre sa très grande sensibilité et son statut social modeste, voire précaire. Par la suite, une brève idylle se nouera entre eux, au premier abord presque symétrique de celle que Helen avait vécue avec Paul Wilcox ; la même passion soudaine, coupée nette par la prise de conscience qu’entre deux personnes d’origines si différentes, une telle relation n’a aucun avenir, aucun sens. Mais cette fois, ce sentiment de briser les convenances et l’embarras associé ne résolvent rien, ils n’aboutissent qu’à une exacerbation du désir, d’où découleront des évènements tragiques.

Clairvoyance visionnaire et cruauté feutrée

Même sans dessiner ici la totalité des arcs narratifs – qui se concluent sur le legs de la propriété de Howards End à Margaret, finissant par accomplir d’une manière indirecte et ironique les dernières volontés de Ruth -, on ne peut qu’admirer la densité du récit, les nombreux effets miroirs qui suturent sa riche architecture, et sa fonction limpide de révélateur des profondes injustices caractérisant la société de l’époque – une société où la raison est censée passer toujours avant les sentiments, mais entraîne des séries de réactions tout sauf raisonnables. D’un tel paradoxe, Forster fait le ciment d’une critique de mœurs aussi féroce que feutrée, comparable à celles, plus flagrantes encore mais pas plus cruelles ni pénétrantes, qui sous-tendent Maurice (1987) et Les Vestiges du jour (1993).

La singularité de Retour à Howards End, sa beauté qui en fait un des fleurons de la filmographie de James Ivory, reposent sûrement dans sa manière subtile, insinuante, de mettre en scène aussi bien en images que dans les dialogues cette demeure qui est au centre de l’intrigue – par exemple, de la capter en caméra grand-angle ou mouvements de grue et d’attester ainsi son insularité physique et spirituelle au regard de tous les autres lieux filmés. Et ce, au point de faire de cette maison, qu’un autre regard aurait pu rendre à sa banalité objective, un fascinant objet de désir, îlot de paix à l’abri des turbulences du grand monde. L’action est certes loin de se dérouler exclusivement à Howards End – une bonne part a lieu à Londres – mais au fond, presque toutes les pensées et tous les actes des personnages gravitent autour de ce domaine fantasmé, qui au long des 2h20 du film fait l’objet, malgré les manigances, d’un radical et semble-t-il inéluctable changement de propriétaire – passant des mains d’une vieille famille conservatrice (le clan Wilcox) à celles d’une bourgeoise aux idées bien plus modernes et progressistes (Margaret).

Voilà qui reflète une mutation de la société britannique, jointe à une évolution des mentalités qui s’amorçait déjà à l’époque de Forster, et dont on observe ainsi, comme en direct, certains des frémissements – de même que quelques effets collatéraux. À ce titre, difficile de ne pas songer avec amertume, voire indignation, au troisième acteur de cette transformation, le peuple, non seulement en retrait de ces jeux de pouvoir entre ancienne et nouvelle bourgeoisie, mais qui dans la personne de Leonard, en apparaît in fine comme la victime malheureuse et impuissante. L’ultime plan du film, un fluide mouvement de grue qui nous transporte de la discussion finale de Margaret et Henry à une vision aérienne de Howards End et des champs où travaillent les paysans, résume en une arabesque poignante la beauté mélancolique qui hante en sourdine ce film tranquillement bouleversant.

Titre original : Howards End

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Durée : 140 mn


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