Chambre avec vue

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Ressortie en salles de « Room with a View » : cette chronique d´une éducation sentimentale à l´époque édouardienne séduit autant par son esthétique raffinée que par ses discrètes audaces.

À l’origine de Chambre avec vue (1986) figure un trio aussi hétéroclite que soudé : le réalisateur américain James Ivory, la scénariste britannique Ruth Prawer Jhabvala, et le producteur indien Ismail Merchant, à qui nous devons trois brillantes adaptations à l’écran de l’œuvre romanesque d’Edward Morgan Forster (1879-1970) : Chambre avec vue, donc, puis Maurice (1987) et Retour à Howards End (1992).

A Room with a View, ou Avec vue sur l’Arno en traduction française, date de 1908. C’est le troisième des cinq romans que Forster a fait éditer de son vivant. Le dernier, A Passage to India (La Route des Indes), paru en 1924, a été adapté au cinéma par David Lean en 1984, soit deux ans avant le film de James Ivory. Plus d’une décennie après la mort de Forster, l’époque semble donc à la découverte ou redécouverte d’un romancier qui au-delà de sa vénérable aura d’institution de la littérature britannique apparaît très en avance sur son temps, prônant une forme d’humanisme laïque, militant audacieusement pour le dialogue entre les civilisations et entre les classes sociales, et s’engageant dans ses ouvrages posthumes en faveur de la reconnaissance des homosexuels – autant de thèmes qui résonnent avec certains des débats contemporains les plus brûlants. Quand bien même le film ne les brasse pas explicitement, c’est à l’aune de telles considérations morales et sociales que Chambre avec vue tire une bonne partie de son charme discret mais pénétrant.

 


Un film à succès

En 1986, James Ivory a cinquante-huit ans et seize longs métrages à son actif. Aucun vrai plébiscite public n’a encore ratifié sa reconnaissance critique. Est-ce dû à l’exotisme du film, à son charme british, toujours est-il que Chambre avec vue rencontre un vif succès en salles. La beauté de sa photographie est saluée au même titre que son interprétation, ses dialogues, son dosage raffiné de pudeur et d’ironie. Les nominations aux Oscars pleuvent (le film en remportera trois : scénario, décors et costumes). Chambre avec vue est même projeté devant la famille royale britannique.

L’action du film, fidèle à celle du roman, se déroule en 1905 en Toscane puis en Angleterre. Des cartons nous introduisent les personnages comme au début d’un livret de théâtre ou d’opéra – impression renforcée par l’air de Puccini qui accompagne ce générique et se prolonge dans les premières scènes. La jeune Lucy Honeychurch (Helena Bonham Carter), issue de la haute société britannique, visite Florence en compagnie de sa cousine, Miss Charlotte Bartlett (Maggie Smith), vieille fille digne et scrupuleuse qui la chaperonne. Par une improbable coïncidence – la première d’une série que le film aligne avec une souriante désinvolture -, les deux femmes croisent dans leur pension de famille florentine le pasteur de leur ville d’origine (le révérend Beebe, campé par Simon Callow). Autre rencontre plus décisive encore, celle de Mr Emerson et de son fils Georges (respectivement Denholm Elliott et Julian Sands), dont le comportement décomplexé de libres-penseurs choque les convenances bourgeoises de Miss Bartlett. Pour sa part, Lucy ne va pas rester longtemps insensible au charme du mutique mais non moins caustique Georges. C’est qu’un feu brûlant couve sous les apparences sages de la jeune femme : il suffit de l’entendre jouer au piano et de déverser sur le clavier toute sa rage contenue pour mesurer l’ampleur du refoulement que la société édouardienne, son éducation, ses proches, lui font subir. Il n’en sera pas trop des 1h57 du film pour briser ce carcan et permettre à Lucy d’envisager enfin une vie épanouie, en accord avec ses aspirations profondes.

Au premier abord, ce film d’apprentissage tour à tour grave et pétillant présente les atours d’une reconstitution d’époque soignée, séduisante mais un peu académique – un spectacle très convenable, voire convenu, que les mauvaises langues pourraient suspecter d’être aussi coincé que la jeune Lucy au début du film. Cependant, le spectateur serait encore plus naïf et engoncé de préjugés que Miss Bartlett à en rester à cette vision étroite d’un film lumineux, frémissant voire transgressif sous son charme suranné.

 

Jeux avec les stéréotypes

On savoure la limpidité de la mise en scène, son rythme tranquille et sûr. L’économie des plans – pas un de trop, pas un cadrage incongru – est au service d’une picturalité rayonnante, jamais poseuse : l’œil se délecte de l’incarnat des salons, des taches de soleil égayant les intérieurs bourgeois, de la splendeur des paysages toscans et de la campagne anglaise. Des reliquats de romantisme victorien flottent au cœur de ces éclairages crépusculaires ou radieux – à un tel point que certains plans d’ensemble ont l’éclat, la vibration d’un paysage intérieur. D’emblée, une mélancolie secrète s’insinue dans cette lumière enchanteresse.

Or, à ces beaux tableaux se superpose une ironie parfois cinglante, qui entretient une distance salutaire par rapport aux personnages sans pour autant nuire à la sympathie que leur légèreté ou leur désarroi suscitent. En effet, le regard amusé que le cinéaste pose sur eux n’est-il pas le biais idéal pour que le spectateur s’accorde émotionnellement aux atermoiements de Lucy, Charlotte et des autres ? C’est que le film nous montre des êtres enfermés dans les stéréotypes de leurs rôles sociaux ; l’enjeu existentiel de ces personnages semble être de conjurer la distance qui les sépare d’eux-mêmes, de rompre les sortilèges de la représentation et de la théâtralité sous les auspices desquels le film a débuté – et dont il n’échappe jamais totalement, scandé par des cartons qui comme des têtes de chapitre corsètent son développement dramatique, même si le procédé, ici, ne va pas sans ironie.

Au sein de cette lutte de chaque protagoniste contre les clichés qui tendent à l’enfermer, difficile par exemple d’être insensible au personnage de Cecil Vyse, le fiancé arrogant et coincé de Lucy. C’est le jeune Daniel Day- Lewis qui, dans un surprenant rôle à contre-emploi, campe cet homme odieux, puis pathétique, dont on regrette qu’il se réduise le plus souvent à une simple fonction du scénario – le répulsif qui révélera à Lucy la vraie nature de ses sentiments envers Georges. Ce personnage précieux et maniéré, imbu de sa culture mais incapable de communiquer avec ses prochains, a tout d’une caricature d’homosexuel refoulé. Traitement un peu ingrat, que le jeu bluffant de Daniel Day-Lewis ne parvient pas à conjurer, et qui constitue assurément une des limites du film.

 

 

Heureusement, Chambre avec vue ne se distingue pas que dans de tels jeux drolatiques et au fond rassurants sur les stéréotypes – dont le premier est celui de cette jeune fille sage, Lucy, sortant lentement mais sûrement de sa chrysalide. Au moins deux séquences donnent une dimension supplémentaire au classique récit d’apprentissage, l’une et l’autre évoquant l’éveil des sens de Lucy en célébrant d’une manière étonnamment explicite – pour un film par ailleurs si prude – la nudité masculine.

La première de ces scènes a lieu sur la célèbre piazza della Signoria à Florence, où la jeune femme découvre des sculptures Renaissance de dieux et héros de la mythologie antique. Splendeur brutale ou lascive des visages, galbes des fessiers, sexes dénudés, muscles saillants et épées sanguinolantes coulées dans le bronze : sans que rien n’y ait préparé le spectateur ni Lucy, une violence mêlée d’érotisme se déploie face caméra, avant de contaminer la vraie vie, une rixe venant d’éclater entre jeunes voyous. L’un d’eux, ensanglanté par un coup de poignard, pointe ses yeux livides vers Lucy, qui perd connaissance. Georges Emerson vole à sa rescousse. Tout rentre peu à peu dans l’ordre – mais pour peu de temps.

À cette scène florentine en fait écho une autre, après le retour en Angleterre. Cette fois, les statues frigides sont remplacées par des êtres de chair et de sang, et la violence urbaine par la verdure d’un bois et l’innocence de jeux inversant ironiquement les clichés mythologiques – ce ne sont pas des nymphes qui se baignent dans l’étang sylvestre, mais des hommes totalement nus, en l’occurrence Georges Emerson, Freddy (le jeune frère de Lucy, joué par Rupert Graves) et le Révérend Beebe (d’abord réticent puis rapidement conquis par le charme ludique de ces batifolages). À proximité se promène, endimanché, ergotant, Cecil Vyse en compagnie de sa fiancée. D’avance le spectateur s’amuse de sa confrontation imminente avec les baigneurs – et ne sera pas déçu. La fluidité riante, délicieusement insolente de la scène restitue à merveille, sous la farce, l’ambiguïté forsterienne.

 

 

Un divertissement plus profond qu’il n’y paraît

Ce n’est pas la moindre élégance de Chambre avec vue que de nimber d’une légèreté solaire un récit en réalité grave, qui à bien des égards préfigure Maurice et son sujet plus ouvertement audacieux. La sobriété de la mise en scène de James Ivory ne doit pourtant pas induire en erreur : Chambre avec vue est une œuvre ironique et paradoxale – aussi peu conformiste que l’est, au fond, le roman de Forster -, un film à tiroirs, un révélateur de la sensibilité à fleur de peau de son réalisateur, un prisme de la vie du romancier qui l’a inspiré (homosexuel discret mais assumé dans une société puritaine), et une étude de mœurs dont le vernis délicieusement rétro ne doit pas occulter la portée universelle et brûlante. En effet, de quoi ce film nous parle-t-il avant tout ? De chocs de personnalités. De collisions entre classes et cultures. De rencontres improbables et périlleuses, dont les protagonistes – et avant tout Lucy – sortent parfois désemparés, disposés à se mentir à eux-mêmes comme aux autres pour tamiser l’éclat trop brûlant de ce qui leur est soudain révélé sur eux-mêmes. Il n’y a qu’un pas entre cette jeune fille faussement sage refoulant ses vrais sentiments dans une société hypocrite, et le jeune Maurice sexuellement attiré par d’autres hommes dans une Angleterre puritaine : d’un personnage à l’autre, on retrouve le même parcours intérieur, le même itinéraire sinueux et semé d’embûches qui les amène à affirmer leur tempérament et leurs désirs dans un monde qui a priori en excluait l’épanouissement, voire l’existence même.

En définitive, ce qui nous captive le plus dans Chambre avec vue pourrait bien être son art de la litote, qui le tient autant à l’abri d’un exhibitionnisme provocateur que d’une tiédeur qui voilerait sa sensibilité délicate. On se permettra cependant un léger bémol, mais qui ouvrira davantage de perspectives sur les films suivants de James Ivory, notamment Maurice : malgré tout le plaisir ressenti, on ne peut totalement chasser l’impression que Chambre avec vue reste un peu timoré et se conclut trop vite ; les nœuds de mensonges, après s’être dramatiquement accumulés, se défont à la fin du film avec une facilité déconcertante. Le dénouement ne va d’ailleurs pas sans une certaine ironie : ayant transgressé les convenances, affirmé ses désirs, Lucy n’en finit pas moins dans la même chambre florentine où avait débuté le film, comme si la jeune femme consentait, peut-être à son insu, à se couler dans un moule bourgeois comparable à celui qui l’enfermait d’entrée de jeu. Ce hiatus à peine suggéré tire Chambre avec vue vers une légèreté ironique et presque inconséquente qui cependant lui sied assez bien, chassant tel un mauvais rêve l’ombre castratrice, diffusément mélancolique, planant depuis le début du film.

On appréciera donc surtout Chambre avec vue comme un prélude musical et lumineux aux œuvres de plus en plus graves qui lui succèderont, de Maurice à Les Vestiges du jour (1993), en passant par Retour à Howards End. C’est en sa qualité de premier maillon de cette brillante chaîne cinématographique que Chambre avec vue révèle tout son éclat, avivé par des vertiges certes encore trop circonscrits, mais sertis avec grâce dans l’écrin d’un divertissement pétillant.

Titre original : A Room with a View

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Durée : 117 mn


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