Raging bull

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Raging Bull, ou l’art de la recherche sonore.

Au fur et à mesure qu’avance le film, s’opère une déconnexion d’avec le Réel « diégétique », traduisant une forme d’introspection chez Jake la Motta. Les combats ne se jouent alors plus en fonction de leur finalité mais en fonction de l’état psychologique dans lequel se trouve le boxeur. Le traitement du son participe, autant que la mise en scène, de cette traduction évolutive d’une intériorisation caractérisante qui nous montre l’évolution, à travers ces matchs, non plus d’une carrière professionnelle (aucune « sucess story »), mais du parcours d’un individu.
Convoquant de nombreux registres, dont celui de l’animalité, Martin Scorsese et son bruiteur Frank Warner peignent un univers sonore puissant et riche s’avèrant être un véritable terreau narratif. Le récit de Jake puise en effet toute son expressivité dans ces déformations, ces étirements et multiples effets sonores traduisant la déconnexion progressive du boxeur de la réalité. Le traitement du son devient alors un élément narratologique à part entière : en tant qu’indice de l’état psychologique du boxeur, il tisse peu à peu la toile d’un récit « implicite », celui d’une folie naissante et d’une lente déchéance.

1°/ La Motta vs Reeve, 1941 : mise en place de l’univers sonore du match de boxe et des « sons symboles ».

Le premier match (celui qui oppose La Motta à Reeve) est traité de manière « réaliste ». Les bruits mis en valeur sont les sons du combat : impact des coups, impact du corps de Reeve qui chute ; les sons du « spectacle » : la voix du speaker, le brouhaha de la foule, les flashes des journalistes… Autant de sons semblant constitutifs de l’univers sonore de la boxe (tel qu’on l’imagine) et suffisant à instaurer une vraisemblance nous faisant oublier que l’ambiance sonore est très travaillée et, au final, absolument pas réaliste (le bruit des flashes résonne comme si les journalistes se trouvaient juste à côté des boxeurs…).

La scène convoque donc une palette de sons traduisant l’essence d’un combat de boxe en tant qu’échange de coups : l’accentuation du son des coups portés par Jake, ainsi que celui de la chute de Reeve, révèle, de manière sonore, une causalité du geste propre à la boxe : en éludant tout son intermédiaire, le cinéaste (et le bruiteur Frank Warner) nous fait comprendre que la boxe, « c’est » avant tout l’impact d’un poing sur un corps (le coup) et la conséquence de cet impact (la chute). Et la valeur, la finalité de ces deux impacts (victoire ou défaite) dépend de la valeur du boxeur (puissance, rapidité…).

Cette palette de sons nous permet également d’appréhender la boxe en tant que spectacle : le brouhaha symbolise le public, le « regardant » multiple unifié par le son (les voix se masquent entre elles, se fondent en une seule qui en ressort amplifiée) et donc parfaitement impersonnel. Les flashes sont la métonymie des médias, sorte de relais, de passeur entre ce spectacle et le monde entier. Ils sont la garantie d’une visibilité, d’une immortalisation, mais ils sont également ce qui fige le mouvement au risque de le rendre représentatif (d’où le double sens de « cliché »). Il n’est donc pas anodin que Frank Warner utilise un bruit proche de celui d’une lame pour les caractériser. Chaque bruit de flash devient un coup de sabre tranchant dans le vif du match et dans l’orgueil du boxeur : le flash aveugle et résonne comme une sentence qui fixe l’image du boxeur aux yeux du monde entier (qu’il s’agisse de l’image de sa chute ou de sa victoire). Chacune de leurs interventions sonores sonne comme le rappel que le monde entier est ou sera spectateur d’une potentielle déchéance.

Si les effets sonores restent très discrets dans ce premier match, la mise en valeur de ces sons représentatifs leur confère un statut de symbole que le cinéaste va s’amuser, par la suite, à manipuler, déplacer, transformer pour faire jaillir une partie de son discours.
On remarque, par exemple, que les bruits de coups que Jake assène sans relâche à Jimmy Reeve, lors de ce premier match, sont particulièrement puissants. Ils évoquent le son d’une massue s’abattant contre un mur. L’effet d’écho, de résonance, accentue la violence de ces coups, la signifie presque. Il revêt alors une valeur métonymique : Jake est, aux yeux du Public, un champion qui cogne fort. Il est caractérisé par la puissance de ses coups et c’est ainsi qu’il nous est présenté lors de notre « entrée » dans la fiction.

     

2°/ La Motta vs Robinson, 1943 : premiers signes d’une introspection par jaillissements

Dès le deuxième combat, un changement s’opère. On assiste à l’intrusion d’un univers sonore déréalisé, autre. Les premiers signes de cette « immanence » surgissent par le biais d’un traitement différent du bruit des coups de poings. Ceux-ci semblent beaucoup plus feutrés, jusqu’à être pratiquement étouffés et remplacés par les bruits de bouche de Jake dans l’effort. Le son des coups rappelle ceux d’un poing nu tapant dans une planche de bois. L’intensité de l’impact est amoindrie, devient plus sèche. Malgré sa victoire, le boxeur nous apparaît adouci.

La rencontre avec Vickie (scène qui précède celle du combat) semble avoir influencé, en le tempérant, le caractère nerveux du boxeur. Jake a obtenu la femme qu’il voulait, celle que tout le monde convoite, le trophée de guerre et d’amour qui le rend invulnérable et le vide de toute agressivité vaine. Cette relation amoureuse, très chaotique, ne va cesser de déterminer son parcours de boxeur. Les combats, vécus de manière de plus en plus introspective par La Motta, vont se faire l’écho de sa vie privée, en traduisant l’état psychologique inconstant de Jake.
Le processus d’introspection se met en place par deux types de changement : un déplacement du « soulignement sonore » et une déformation des « sons-symboles ».

Le premier changement vient de ce que le cinéaste souligne par un traitement sonore spécifique des instants qui ne sont plus ceux constitutifs du combat. Il y a d’abord ce bruit de cri étouffé qui remplace le bruit des coups. L’attention n’est plus portée sur l’impact, sur l’action, mais sur le boxeur lui-même, sur l’effort, la douleur que représentent ces coups. Le plan serré sur la plaque brandie progressivement, annonçant le 8ème round, est accompagné d’un bruit de tôle qu’on agite. La mise en valeur de ce plan par le son donne l’impression d’une montée en puissance. Le plan affiche l’idée du temps écoulé, éludant ainsi tout le début du match que le boxeur sembla avoir traversé sans difficulté. Le retentissement d’un bruit de tambour accompagne un travelling vertical qui remonte le long du corps de Jake, accentuant ainsi la portée de son coup. Ici encore, ce n’est plus le coup de poing qui est souligné, mais l’annonce du temps écoulé qui retentit comme un coup, affirmant ainsi la domination de Jake sur S.R Robinson. Ce plan vient « euphoriser » notre rapport au match, le rendre sensitif, nous plongeant ainsi dans une dimension plus psychologique, proche de l’introspection.

Le panoramique rapide sur les lumières du ring, suite au coup de Jake, donne l’effet d’un vertige, d’une voltige. La Motta, par la violence de son coup, embarque la caméra et l’envoie « valdinguer » dans les airs. Le son d’une voiture de course, symbole de vitesse et de puissance, se fait entendre, redoublant la valeur métaphorique du panoramique. Une fois encore, ce jaillissement d’un son non diégétique introduit une dimension subjective : le caractère agressif et inquiétant du bruit de voiture qui fonce semble tout droit sorti des pensées de Jake, comme si son état mental euphorique, conquérant, se matérialisait, faisait irruption sur le ring.

Le très bel arrêt sur image de Jake en contre plongée dans un plan desserré, où il apparaît, les poings encore levés, derrière les cordes (il vient d’expulser Robinson hors du ring), répond au son amplifié d’un flash. Ici encore, ce n’est plus le coup qui est mis en valeur par le son, ni la chute de l’adversaire, mais l’«après-coup», ce moment de toute puissance, qui devient un « cliché photographique », où Robinson est à terre et Jake debout et où il devient, l’espace de cet instant immortalisé par le flash, un héros invincible. Le traitement sonore déréalise la scène pour la rendre symbolique.
Enfin, le panoramique sur Jake qui « rôde » le long des cordes pour ensuite foncer sur son adversaire, achève de prouver ce déplacement du traitement sonore : en effet, ce moment de pause, qui succède à un échange violent et qui en précède un autre, suspend l’action, en dilatant, en étirant la durée par un ralenti visuel. Le son a ici une fonction redondante : il souligne l’importance de ce moment qui révèle une détermination infaillible du boxeur et une forme de puissance contenue. Le son vient exacerber, amplifier la proposition de l’image, de cerner et magnifier l’animalité de ce « lion en cage », qui attend que la caméra le libère de son cadre pour pouvoir attaquer. Ce n’est alors plus l’action, mais le personnage, dans toute sa splendeur, qui est à l’honneur et qui occupe ainsi l’espace et « monopolise » le son.

Le second changement qui intervient lors de ce deuxième combat est la déformation des sons symboles, sons métonymiques qui marquent la présence des éléments constitutifs d’un match de boxe. La déformation des sons ambiants, lors du ralenti qui nous montre Jake rôder à la manière d’un fauve prêt à bondir, est l’une des manifestations d’une déréalisation sonore les plus marquées. Ici, la réalité ne semble plus avoir de prise sur Jake : son mouvement soumet l’image et le son à son propre rythme. Sa détermination semble l’enfermer dans son propre monde, hermétique à toute intrusion du réel sous quelque forme que ce soit : il semble filtrer, modifier tous ces sons qui lui parviennent selon son état psychologique. Il est un animal à maîtriser, se vit comme tel : un cri de femme se transforme en sirène d’alarme, le brouhaha devient une sorte de magma sonore, écho morbide anticipant la mort imminente de Robinson. La scène revêt alors une dimension fantastique affirmée, dont les premiers signes apparaissaient avec le panoramique et l’arrêt sur image, où Jake apparaît comme un fantôme, l’espace d’un instant. Cette déformation traduit une certaine euphorie intérieure, un désir profond de victoire, d’écrasement, qui transforme le boxeur en prédateur déterminé.

       

3°/La Motta vs Robinson, Détroit, 1943 : quand la réalité boxe avec l’imagination

Le troisième combat succède à la très belle scène d’érotisme entre Vickie et Jake. Dès le départ, on est pris dans une ambiance qui oscille entre fantastique et réalisme. Mais cette fois-ci, le fantastique ne fait plus irruption, ne jaillit plus par endroits : il rivalise avec le réel. En effet, la voix du speaker, le brouhaha du public, retentissent en même temps qu’un son non-diégétique, qui évoque celui d’un vent fort d’une puissance constante. Dès lors, et pendant toute la durée du « combat physique », un « combat sonore » s’opère entre deux niveaux de réalité : celui de Jake et celui du spectacle (le public, le speaker…). La montée en puissance du bruit du vent, qui se transforme en bruit de rafales lors de la pause qui précède le 7ème round, est une fois encore « contredite » par la voix du speaker et le bruit de la cloche qu’il n’arrive pas à camoufler. Ces sons semblent faire irruption dans l’univers sonore de Jake, comme pour rappeler la présence indéniable du réel. Leur caractère bref et clair agit comme une lame qui vient trancher, blesser et donc gêner la dynamique d’introspection. Jake semble extirpé de son monde par cette réalité sonore agressive et intrusive. La montée en puissance finale (le boxeur assène un coup violent à S.R Robinson, qui s’écroule), va jusqu’à convoquer des sons totalement insolites de grognement d’animal, puis de soufflements d’un cheval. Mais cette ultime tentative de jaillissement du monde (du règne) animal de Jake (le « taureau »), est aussitôt réprimée par les bruits de flashes (qui résonnent comme les coups de fouets du dompteur), la voix du speaker (…), flux sonore, constant, d’une réalité que Jake n’arrive pas à chasser, et qui reprend le pouvoir en masquant les derniers « jaillissements » du monde intérieur de ce dernier (bruit de barrissement d’éléphant). C’est cette réalité qui impose sa loi à l’issue du match, par un verdict douteux donnant S.R Robinson vainqueur.

4°/ La Motta vs Janiro, New-York, 1947 : l’honneur du guerrier

Le quatrième combat oppose Janiro à Jake. La scène succède à la scène d’interrogatoire auquel le mari jaloux et paranoïaque soumet Vickie. L’imbrication entre la vie privée de la Motta et sa carrière atteint ici son paroxysme. L’enjeu du combat n’est plus véritablement professionnel : il ne s’agit plus de vaincre un adversaire, mais de détruire un « rival » pour regagner son charisme et l’admiration de sa femme, qu’il croit perdue.
Vickie : «Tu sais, Joey a raison, Janiro c’est un boxeur qui monte vite, il est beau gosse, il est très aimé, si tu l’bats, tous les gens… »
Jake : « Excuse-moi, excuse-moi, comment ça il est beau gosse ?! »

La scène revêt un caractère d’urgence : le boxeur doit se dépêcher de rétablir l’ordre des choses sur le ring comme dans sa vie. Dans les premiers temps de ce combat, le traitement sonore traduit cette nécessité d’efficacité. Sont particulièrement soulignés les « sons-symboles » qui participent d’une certaine causalité : les bruits de coups et de chutes deviennent le centre de notre attention et traduisent la logique implacable du combat : frapper pour anéantir. Tout comme dans le premier affrontement, le son des coups est clair et distinct. L’univers sonore est traité de manière à donner un caractère relativement réaliste à la scène : s’il ne s’agit pas de sons réels en tant que tels (le son des coups de poings ne correspond pas à sa source exacte, à savoir l’impact du poing sur un corps), ils se soumettent cependant à la logique du combat, son essence, et en cela, lui confèrent une certaine vraisemblance : l’enjeu de la narration conditionne ici l’univers sonore.

Le traitement des sons ambiants participe également de cette dimension réaliste : les émissions sonores du public, également « sons-symboles », sont disparates et créent un ensemble plutôt hétérogène. Des sifflements et quelques cris graves se détachent d’un brouhaha collectif qui semble proche. Le peu d’écho et d’intensité écarte toute possibilité d’emphase, et redonne à la scène un caractère réaliste (les manifestations sonores des spectateurs proches du ring se détachent forcément du reste du public : elles sont plus claires, plus intelligibles et plus fortes).

Ce caractère réaliste est cependant très vite démenti lors du premier ralenti du match. On assiste alors de nouveau au jaillissement de l’univers sonore traduisant l’intériorité exacerbée de Jake. En effet, malgré la déformation temporelle que l’on comprend dans cet étirement visuel du ralenti, le son des coups portés à Janiro ne voit pas sa temporalité altérée. Il reste clair, bref. L’isolement et le soulignement à l’extrême du bruit que fait le sang qui gicle (quand le nez de Janiro se casse), traduisent même une acuité presque animale du boxeur. Une déconnexion s’opère alors entre un monde en quasi suspens, et la ferme volonté de Jake d’écraser, par une rigoureuse efficacité, son rival. Cette transformation est anticipée et déjà en germe dans les secondes qui précèdent ce ralenti. En effet, on assiste, à ce moment précis, à une baisse peu perceptible (car brève) et pourtant significative du niveau sonore. Le public semble s’être soudainement calmé, mis en sourdine. A partir de cet instant, la configuration de l’univers sonore est sensiblement bouleversée. L’écho de la foule se fait de nouveau et progressivement entendre, mais cette fois-ci, elle semble former une rumeur homogène, un grondement intense et puissant qui révèle la présence de milliers de personnes. Cette unité sonore pourtant, en fait une masse magmatique, incarnation d’une sorte de monstre, de force naturelle, de puissance animale…De même, le bruit des coups est amplifié, prolongé par un écho qui enrobe le son. Les chocs en paraissent beaucoup plus puissants et imparables. La montée en puissance générale des sons ambiants et sons-symboles anticipe, prépare ce jaillissement de l’intériorité de Jake. Quelques signes de son univers mental (qui convoque les forces telluriques et animales) nous parviennent avec le bruit, encore sourd, d’une sorte de grondement, de tempête qui se prépare (la source véritable du bruitage pourrait être une tôle agitée…), bruit réitéré avec plus d’intensité quelques secondes plus tard, et qui traduit l’imminence du basculement mental (et donc sonore) de Jake.

 

 
     

Le ralenti achève, par son enjeu et sa signification, de faire éclater toute objectivité. Il met en scène, par un gros plan, le coup fatal qui va défigurer Janiro et marquer ainsi la victoire, non pas finale, mais psychologique de la Motta. Le son récurrent de grondement d’orage accompagne, prolonge, dans un effet d’écho, chaque coup de Jake, associant ainsi sa force physique à une manifestation des Eléments naturels. (Le bruit inquiétant de sirène, qui retentit immédiatement après le plan sur le nez cassé, semble donner l’alerte d’un danger proche, d’une catastrophe naturelle).

La deuxième partie du combat, amorcée par le plan du coup « fatal », devient l’incarnation d’un fantasme épique. Les grandes mythologies sont convoquées par le biais de certains sons spécifiques et symboliques. Le mythe du Samouraï s’exprime dans le bruit accentué des flashes qui évoquent des lames de sabre tranchant une tête. L’image vient d’ailleurs donner raison au son puisque le plan très serré accompagnant la chute de Janiro (et qui fait penser à une tête qui tombe), succède au plan dans lequel retentit ce son acousmatique de « flash-sabre ». Le fantasme du héros romain est, lui, largement explicité lors du plan montrant Jake, qui avance les poings levés et acclamé par la foule. Un bruit de tambour (qui retentit dans le plan précédent) accompagne chaque pas du boxeur, soulignant, de plus en plus fort, l’impact de ses pieds sur le ring, comme si un poids surhumain faisait trembler le sol, répandant son écho dans toute la salle. Mêlé à ce travelling vertical, qui part des poings de Jake (et lui faisant ainsi dominer le public) pour s’arrêter sur son buste, le bruit de tambour évoque le mythe des gladiateurs romains. Le grondement sourd et lointain, mais puissant, du public, rappelle les gigantesques arènes de l’époque antique, où des milliers de citoyens se retrouvaient pour des spectacles épiques. Le caractère lyrique de la composition de Mascagni, qui vient boucler le combat à l’annonce de la victoire de Jake donne, elle aussi, une dimension épique à la scène et confirme la valeur héroïque que Jake s’attribue.
On peut noter enfin que la voix du speaker n’intervient qu’à la toute fin de la séquence de combat. Ce son « on the air » (1) qui orientait la perception des précédentes rencontres, est ici quasiment absent, comme si Jake reprenait les rennes de la mise en scène de « son » combat.

On remarque donc que ces nombreux sons que l’on devine acousmatiques (le tambour est sûrement un instrument diégétique, les flashes rappellent la présence hors-champ des journalistes…), sont ré-exploités d’une manière différente pour traduire le basculement de Jake dans son univers mental. Celui-ci reprend à son compte des bruits qui lui sont extérieurs, étrangers, parfois même hostiles, puis les assimile, les fait siens pour recomposer son univers fantasmé. Il redonne un sens nouveau à ces sons qu’il soumet à sa propre logique, à sa propre hiérarchie. Son assurance et sa détermination le rendent tout puissant : l’enjeu que revêt pour lui ce combat (enjeu personnel), semble même contaminer les prétendus traîtres et révéler un véritable complot. Tommy : « il n’est plus beau gosse, maintenant ! ». Le combat qui s’achève relève plus alors du duel d’honneur dans lequel on défend son charisme, son aura, sa prestance…

5°/ La Motta vs Cerdan, Détroit, 1949 : déconnexion ente réalité sportive et réalité affective

La cinquième rencontre, qui oppose Jake au français Marcel Cerdan, est relativement brève et a ceci de nouveau qu’elle est accompagnée tout le long du thème de Mascagni. Cette musique « planéifie » la séquence, en ce sens qu’elle empêche toute dramatisation, toute structuration narrative, et abolit son rythme. Les quelques sons-symboles (la cloche du round, les coups, les paroles des coaches et notamment de Joey), malgré leur démarcation sonore (ils sont anormalement clairs et intelligibles, car parfaitement isolés des sons ambiants), ne réussissent pas à « vectoriser » la scène dans un sens ou un autre. Ils ne font que ponctuer le déroulement imperturbable et fluide d’une séquence qui devient presque anodine, car sans enjeu. L’évènement sportif glorieux qu’est censé représenter la scène (la victoire au championnat du monde des poids moyens), passe « comme une lettre à la poste » et incarne en fait toute autre chose. En effet, le combat succède à la scène de dispute entre Joey, Vickie et Jake. Ce dernier se retrouve alors seul, englué dans une paranoïa « jalousive » lui faisant imaginer la pire des trahisons, dans laquelle sa femme et son frère seraient complices. On voit bien comment Scorsese déconnecte ici le récit de la réalité : la trop grande jalousie de Jake le fait passer à côté de l’événement de sa carrière de boxeur.

Le jeu opéré sur le nivellement de la bande sonore donne une impression de vertige, qui semble caractériser l’état psychologique de Jake : les sons ambiants sont ponctuellement atténués pour rejaillir aussitôt après, créant une sensation de malaise : Jake semble perdre son ouïe par intermittence, se déconnectant, et nous avec, d’une réalité diégétique qui n’existe plus que par fragments, par bribes.
Cette déconnexion progressive traduit un lâcher prise semblable aux effets de l’anesthésie. La Motta glisse sur cet instant de sa vie sans pouvoir s’y accrocher. Il n’a plus d’emprise sur rien depuis qu’il a perdu celle qu’il voulait avoir sur sa femme… L’anesthésiant achève de paralyser les corps, et particulièrement le sien, quand la musique vient définitivement lisser, effacer tout bruit d’une réalité diégétique, et plonger Jake dans une surdité quasi-absolue. La dimension lyrique de l’univers sonore de ce combat exprime l’état dépressif et d’extrême solitude dans lequel se trouve le boxeur à ce moment de sa vie. Le boxeur n’a plus de prise sur le réel, il se « laisse aller » (relâchement sonore qui sera d’ailleurs relayé dans la scène suivante, dans laquelle on découvre un Jake bedonnant). Des sons bien spécifiques vont peu à peu faire intrusion dans cet enfermement : le « tranchant » des flashes ainsi que la voix du speaker (deux sons-symboles), viennent extirper progressivement le boxeur de son état léthargique pour le rappeler à la soi-disant vérité de l’instant. Ces deux sons jaillissent comme des intrus dans le magma sonore dans lequel nageait Jake. Leur caractère hostile (le « bouquet de flashes » agit comme une véritable agression des sens), ramène Jake de force dans une réalité confuse et agressive, qui le malmène malgré le contexte.

     

6°/ La Motta vs Dauthuille, Détroit, 1950 : les derniers soubresauts du Réel

Le combat contre Dauthuille est de loin le plus réaliste. Scorsese ne déforme ni ne substitue des sons à d’autres. La fonction cathartique de la séquence précédente (Jake tabasse son frère et sa femme, puis se réconcilie avec cette dernière), réinstaure un semblant d’équilibre et de raison. Aucun « son-démiurge » (son-off ou hors champ dont la source ne se rend jamais visible) ne vient troubler la séquence. Pour la première fois, chaque son-symbole devient « in » et le reste longtemps : la voix du speaker, restée son « on the air » à chaque match, s’humanise à présent en révélant sa source à de multiples reprises. La voix n’est plus l’élément omniprésent et potentiellement manipulateur. Elle n’incarne plus le commentaire parasite et déshumanisant qui fait de Jake une marionnette de spectacle. Ici, au contraire, la voix prend corps et devient témoin (le speaker est au niveau du public, au pied du ring). Le combat redevient égalitaire, noble et rationnel, à l’image d’un Jake apaisé et assagi qui écoute, dans la scène suivante, les conseils de sa femme.

7°/ La Motta vs Robinson : la déchéance d’un boxeur

Un des changements radicaux notables d’avec le combat précédent et d’avec tous les autres, est le traitement particulier de la voix du speaker qui introduit la séquence. Visuellement, ce changement se traduit par la mise en abîme que propose le cadre du poste de télévision, intermédiaire significatif, puisqu’il impose une mise à distance. Le combat, et par là-même, Jake, redeviennent, de manière définitive, un pur objet de spectacle. Spectacle qui prend soudainement une allure d’objet de consommation lorsque le speaker déclare, d’un ton détaché : (1.33’46) « et la prochaine fois, lorsque le garçon vous dira : ‘qu’est-ce que je vous sert ?’, répondez-lui ce qu’on répond aux quatre coins du monde : ‘une bière blue ribbon !’ ». Le commentaire supprime toute intensité dramatique, en germe dans la phrase introductive : « Le combat de l’année », et donne à l’évènement une trivialité réductrice qui va conditionner la lecture de la scène : Jake devient, à travers cette voix, un personnage désuet, has-been que l’on verra d’ailleurs chuter misérablement lors de cet affrontement.

Ce son « on the air » de voix grésillant révèle l’origine de sa source : un poste de télévision dont on ne connaît pas encore les téléspectateurs. La voix des ondes revêt donc le caractère électrique, mécanique du médium auquel s’ajoute une valeur historique qui inscrit déjà l’évènement, et donc le boxeur Jake, dans le passé (le grésillement et la diction particulière du speaker ancre la scène dans une époque précise).
(1.33’55’’) La même voix intervient de nouveau, toujours hors champ, lorsque la caméra retourne sur le ring. En gardant ce caractère électrique de son « on the air », elle marque la présence du téléspectateur, avortant toute possibilité d’empathie, d’identification avec Jake. La voix lie deux espaces, celui du téléspectateur et celui de la salle de match, mais érige une barrière sonore qui impose une mise à distance presque condescendante vis-à-vis du boxeur. C’est lorsque l’on découvre l’identité du spectateur (Joey, le frère de Jake), que cette mise à distance prend tout sens : Joey n’est plus aux côtés de La Motta, dans le coin neutre, mais chez lui, derrière sa télévision. Son frère devient, pour lui également, un objet de regard, de spectacle. Leur « divorce » est alors consommé, tant par l’image (le cadre du poste de télévision), que par le son. La voix qui retentit une seconde fois sur le ring, devient la métonymie du regard de Joey. Son omniprésence traduit le caractère manipulateur de ce dernier : Jake apparaît alors comme un véritable pantin. Le montage rend dès lors la thèse de la trahison et du complot presque objective, déchargeant un temps Jake de sa folie paranoïaque.
Le boxeur ne maîtrise plus l’espace, ne maîtrise plus son image. Sa voix, qui intervient pour la première fois lors d’un combat, n’est plus une « voix-je ». Le verbo-centrisme est ici aboli, dépouillant la parole de tout pouvoir centralisateur : le son de voix de Jake se perd dans les bruits ambiants. Le personnage n’a plus « voix au chapitre » et perd alors en charisme, en puissance.

Mais cette apparente objectivité laisse très vite place à un ultime jaillissement de subjectivité.
Ce dernier combat met en effet en scène une troublante et récurrente alternance entre l’étrangeté d’un silence quasi absolu, et la violence d’une augmentation excessive du volume de l’univers sonore ambiant et des sons symboles. Le retour progressif et violent du son traduit la violence des coups assénés par l’adversaire. Le jaillissement devient un véritable « coup sonore » : le retour à la réalité du combat, suspendue lors du ralenti introspectif, est, en lui-même, une agression. Le silence suspend le temps et révèle le vide intérieur de Jake, totalement inerte et incapable de réaction face au danger du coup fatal. Le boxeur, trahi par son propre frère, se désincarne sur le ring, perdant progressivement la trace d’une forme d’animalité, garante d’une pulsion instinctive de survie : les halètements en « son-interne », déformés par le ralenti, et évoquant le rugissement d’un lion, s’éteignent dans les plans accordés à Jake et se déplacent dans ceux de Sugar Ray Robinson. Le plan frontal sur le boxeur noir apparaît comme un plan subjectif où Jake est confronté à la superbe de son adversaire. La plastique du boxeur l’apparente à une panthère noire, dont émane un souffle très félin qui se transformera, lors du coup de poing, en véritable rugissement. Le taureau est définitivement terrassé par le fauve.


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