Populations en souffrance
Operación E touche donc à un sujet sensible : les conséquences du conflit colombien sur les innocents, symbolisés par cet enfant introuvable qui sert de monnaie d’échange. Il faut laisser de côté l’esbroufe du prologue – un Luis Tosar en apesanteur, les yeux fous, qui, sous une lumière blafarde, raconte d’où il vient et comment il a rencontré sa femme face à d’invisibles interrogateurs – pour entrer plus sereinement dans la diégèse. Le récit s’ouvre sur un plan fixe : une plaine déserte, la jungle en arrière-plan, et bientôt les cris déchirants d’une femme suivis des pleurs d’un nouveau-né. Rapidement l’espace est envahi par la guerre, d’abord à travers le son des hélicoptères et des tirs, puis par l’entrée en scène d’une troupe rebelle. Le ton est donné, les cartes ont été distribuées : la mère, l’enfant, les armes, la forêt inextricable – les quatre côtés du carré narratif à venir.
Au-delà de la belle photographie de la jungle, due à l’opérateur Josu Inchaustegui (Mar adentro – Alejandro Amenabar, 2005 ; Lucia et le sexe – Julio Medem, 2001), la mise en scène de Miguel Courtois reste relativement impersonnelle. À cela s’ajoute une représentation caricaturale des FARC, dénuée de la plus élémentaire psychologie, ainsi que le jeu ambigü des comédiens qui incarnent l’autorité (le policier ou le chef du service d’accueil des orphelins), le tout offrant une impression désagréable de manichéisme. Heureusement, le cinéaste s’appuie aussi sur des acteurs exceptionnels capables de porter le sujet sur leurs épaules : Luis Tosar, par la seule force de son regard éternellement perdu, est impeccable, à l’instar de sa compagne à l’écran, Martina Garcia. Et tous se reposent sur un scénario bâti autour d’une dichotomie fondamentale entre deux décors en opposition. D’un côté, la jungle, mystérieuse, envahissante et dangereuse, mais aussi source de vie et de bonheur (la famille y a érigé sa maison, son quotidien). De l’autre, l’espace urbain, civilisé, protecteur, mais encore inquiétant, peu sécurisant et synonyme de précarité sociale (Crisanto forcé de réaliser des caricatures pour survivre avec les siens). Cette dichotomie est marquée par l’atmosphère kafkaïenne qui règne au sein de la jungle : interdiction d’utiliser des médicaments, de sortir de la zone de sédition, soumission forcée des enfants aux FARC, comportement inique des généraux à l’égard de Crisanto… D’où le besoin de fuir, de changer d’espace, de retrouver la société. La première ville qui accueille les Crisanto dans leur fuite effrénée s’appelle d’ailleurs "El Retorno" : « Le Retour », tout un symbole pour ceux qui tentent de renouer avec un semblant de civilisation.
Jose Crisanto et Jésus Christ
Le parcours de Crisanto est une fuite en avant motivée par la survie de cet enfant confié par les FARC, dont dépend aussi celle de sa famille. Toute la vie du personnage se définit par une tentation de dérobade : il a échappé à une sociale traditionnelle en se terrant dans la jungle, cherchant une certaine qualité de vie ; il fuit maintenant les sécessionnistes aussi bien que les policiers. Vers un avenir toujours plus improbable, reflet de l’inconstance de la société colombienne. Toute l’attention du film est ainsi tournée vers Crisanto, véhicule des doutes et des espérances de toute une population, tandis que le propos politique est laissé de côté. C’est que, dans un premier mouvement, Crisanto personnifie le peuple dans son ensemble, forcé de jouer une partition équivoque pour ne pas être brisé ni par les uns (la rébellion FARC) ni par les autres (les autorités officielles), chacun devenant alternativement l’Ennemi.