Nuri Bilge Ceylan : Les Arbres Turcs, la Neige du Bosphore, et le Cinéaste.

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Coffret DVD Intégrale Nuri Bilge Ceylan

Étrange Nuri Bilge Ceylan, qui construit dans son dernier film, Les trois singes, une sorte de fable politico psychique, incomplète, empruntant vaguement au genre noir, perdant comme dans un accès de maladresse ce qui représentait le « miracle Ceylan », cet avant poste du cinéma turc au carrefour du plus beau cinéma russe et iranien.

Ceylan a réussi en trois films, avec des moyens dérisoires, à fonder une esthétique propre, une énergie cinématographique totalement imprévisible… avec un grand sens des trames humaines et l’art du cadre qui s’y attache. La rencontre avec ces films renvoie par un cousinage pas si lointain aux cinéma de Tarkovski, Bresson, ou de certains cinéastes iraniens comme Kiarostami, Makhmalbaf ou Dariush Mehrjui…

Où la spiritualité se gagne plan après plan, dans un ciel qui se met à vivre d’étrange façon, des traces spirituelles se matérialisant lentement dans des bruissements d’arbres… un torrent où vient s’enfoncer une main… choses sensibles, déjà érigées en symboles par le cinéma iranien, forcé de trouver de subtiles échappatoires esthétiques face au contrôle de l’ « islamiquement correct ».

L’originalité de Nuri Bilge Ceylan tient notamment dans cette propulsion d’un fort questionnement existentiel, tenant à distance – respectueuse – l’Islam, religion majoritaire, dans le contexte général de l’Etat laïc qu’est la Turquie.

Auteur-réalisateur qui écrit, réalise, cadre, monte, Bilge Ceylan filme des histoires en lien avec sa famille, avec des acteurs qui lui sont proches par le sang ou par ailliance, son cousin, sa femme, tour à tour assistants sur les tournages ou acteurs. La trame, les scénarios, le rapport charnel intime à ses propres films est fermement établi, (ceci au moins jusqu’aux Climats, où il incarnera le rôle principal avec sa femme et Les trois singes, beaucoup plus extérieur à son univers).

A travers Kasaba, Nuages de mai, Uzak (une quasi trilogie où il dirige les mêmes personnages récurrents, dans trois façons d’aborder le rapport à la nature et à la ville, sans que la trame ne se retrouve enfermée dans un univers de pensée exclusivement « turc »), Bilge Ceylan a réussi à s’intercaler sur la ligne de passage si imprécise et fragile de l’Europe et de l’Asie. Janus euroturc – pour éviter le trop connoté « eurasien » –, il incarne cette zone invisible de croisement de l’Orient et de l’Occident, ces deux mots étranges qui nous facilitent un peu trop la pensée.

Le premier film de ce coffret, Kasaba (qui n’est pas son véritable premier film : un court métrage sur ses parents, sans dialogues, sélectionné à Cannes) établit un rapport à la famille qui se poursuivra avec Nuages de mai et Uzak (Lointain). En noir et blanc, Kasaba (Le village) contient notamment un magnifique monologue de l’acteur incarnant le cousin de la campagne, jeune ou moins jeune paumé universel, qui nous rappelle que nous ne sommes pas à l’abri du grand découragement : « Je veux dire que je suis un minable, Vous êtes mécontent de mon comportement insociable et acrimonieux. Je pense que je n’ai aucun talent. Je n’ai que mon sang à donner. Ma jeunesse est partie en fumée comme une  cigarette. Je n’ai pas de chez moi, pas d’amis, pas de boulot. J’ai gaché mes meilleur années, coincé dans ce village. Ma virilité, mon cœur et ma jeunesse fondent devant mes yeux. »

L’enfance, l’âge paumé, la folie… la campagne – la ville, les enfants – les vieux, les bornés et les débrouillards… Les acteurs changent peu de rôle entre les fragments de cette trilogie, à part l’acteur qui de fou devient photographe professionnel et désabusé dans une Istanbul peu accueillante, et touchée elle aussi par la crise.

Dans Ennui de mai, plutôt que Nuages de mai, traduction française qui change et donne une tonalité plus poétique que ce que la version turque transmet, un des personnages joue une allégorie du réalisateur, qui retourne voir ses parents avec le projet de faire un film sur eux. Photographe et cinéaste professionnel dans le film, ses parents le décrivent comme celui « qui fait des films qui ne rapportent pas ». Pendant que son père est préoccupé de sauver les centaines d’arbres qu’il a fait pousser sur des décennies, menacés de destruction par le gouvernement, lui ne pense qu’à son film. Superbe mise en perspective de l’incompréhension universelle des générations entre elles, sur ce qui est essentiel. L’un veut conserver la beauté sur bobines, l’autre veut conserver la beauté vivante : les arbres menacés sont pourtant la plus belle métaphore du vieux fou qui lui tient lieu de père.

Nuages de mai

                                                                                                 
Parallèlement, le cousin du village, lors de cette première rencontre, lui transmet son désir de venir à Istanbul. Désir vaguement douché par le peu d’empressement du cousin de la ville. Ce qui n’empêchera pas ce rêveur de la campagne de faire le grand saut, dans le dernier épisode de ce triptyque.

Uzak : au début du récit, par un long plan d’accueil, ce jeune plein d’espoir est filmé en train de tout quitter. On le voit au loin, laissant derrière lui un village dominé par une mosquée et s’avançant à travers une clairière enneigée, jusqu’à s’approcher de plus en plus, et enfin mettre le pied sur une route goudronnée, serpentant entre deux rives neigeuses. Le départ est rural, la suite sera urbaine. À l’inverse des premiers plans de Nuages de mai, qui laissaient entendre une atmosphère citadine, pour ensuite se focaliser sur la vie simple et rurale de la génération passée.

Dans Uzak, l’intrigue ne se situe plus dans la Turquie intérieure, plus dans la nature, même si cela devient une forme de jungle. En plein Istanbul, une des frontières de l’Europe et de l’Asie… L’intrigue se construit un peu comme la fable du rat des villes, et du rat des champs revue à la turque, et surtout à la Ceylan.

Les deux hommes sont encore jeunes, mais déjà usés par la vie avant l’âge. Les possibilités sentimentales comme professionnelles ou artistiques sont singulièrement limitées. Pourtant, les deux sont encore pleins d’une créativité et d’une énergie potentielles. Les trois films (Le Village, Nuages de mai, Uzak), mettent en avant des préoccupations existentielles, proches des préoccupations universelles, européennes, américaines, avec un aspect « survie »" peut-être davantage propre à certains pays comme la Turquie, dont la géopolitique est généralement considérée comme assez conflictuelle.

Un épisode intime entre les deux hommes parle plus que tout. Accueillir la famille n’est jamais chose facile, partager son intimité la plus secrète encore moins. La télévision devient le centre de leur relation, et se met à propulser elle même les frontières entre les êtres. Un extrait de Tarkovski ( Stalker, au moment de pénétrer la Zone) a la force de chasser le cousin du village de la salle de télévision. Le zapping du cousin de la ville, qui n’avait qu’une envie, être un peu seul, mettra fin à cette bonne blague sitôt que le cousin des champs, découragé, sera parti se coucher. Enfin seul, les choses sérieuses se remettent en place, il retourne à ses premières amours : le porno amateur, seul et dernier réconfort artistique de l’homme moderne un brin abattu.

Le rat des champs déchante et le rat des villes se fait rat des vils. Le duo, déjà amorcé dans Nuages de mai, est succulent. Tarkovski contre le labourage des corps, c’est bien sûr Tarkovski qui perd. Et la Turquie n’est pas la seule en cause. Uzak atteint une contemporanéité qui dépasse à tous crins les pseudo clivages Orient/Occident.  L’homme perdu, de la ville ou de la campagne, qu’il soit de New-York USA ou d’Istanbul, Paris, Madrid ou Tokyo : même précipice.         

  

Nuri Bilge est certainement, à travers cette focalisation sur les faiblesses et les désespoirs de ses contemporains (et les siens propres), un cinéaste de la perdition et d’une certaine déchéance. Ainsi, s’il décide d’incarner un rôle dans Les Climats avec sa femme, qui jouait déjà un petit rôle dans Uzak, c’est pour mettre en scène un couple en perdition. Que ce soit le duo père-fils, cousin de la ville-cousin des champs, ou amant-amante, c’est la perdition qui guette, et qui gagne.

Le Stalker est bien choisi dans Uzak pour être l’homme qui a besoin de sa « Zone » pour exister , et qui a besoin d’en convaincre les autres, sans succès. Le cousin de la ville laissera celui de la campagne errer, et ne l’aidera guère (aide toi, le ciel t’aidera fonctionne sous toutes les latitudes), de même que dans Les climats, la femme qui décide d’abandonner son homme le laissera tergiverser avant qu’il ne découvre qu’elle est partie bien trop loin.

Le talent de Ceylan est de réussir, par sa finesse et sa profondeur de cadrage des situations humaines, à nous faire aimer le spectacle de cette relative déchéance, qu’elle soit sociale, psychologique, physico-formelle (la façon dont on balance une jambe devant l’autre, dont on garde un bras par devers soit, ou dont la mine peu réjouie des mauvais jours suffit à terrifier les passants attardés, dardés par les yeux hagards du matin, patibulaires…). C’est effectivement une oeuvre de l’« In-rencontre », où l’on se côtoie sans se toucher, se voit sans se percevoir.

Les trois singes, son dernier film, reprend une bonne part de ce malaise, même parmi les êtres d’une même famille, entre qui pouvait potentiellement régner une certaine confiance et une certaine affection. Trois singes, trois êtres. Le mari, la femme, l’enfant. Ceylan leur fait subir une succession de coups du destin, dans un esprit qui, étrangement, fait revenir par la porte de derrière cette étrange idée de l’Orient, quasi indéfinissable. Scénario noir, terrible, calqué sur des coups du sort d’un cinéma des années 50 hollywoodiennes, à la limite du crédible.

Soudain, une part de poids religieux pèse. L’idée de malédiction, de vengeance, le Fatum réapparait sous les couleurs d’une vendetta archaïque : la perte de l’honneur appelant le sang. La mort attaque, la prison prend le relais, puis l’adultère. Et à nouveau la mort. On sent que le réalisateur est sorti de son de son cercle intime, que ce soit en terme d’acteurs, et d’histoire. Il laisse sa propre famille derrière lui, se dirigeant vers une autre, celle du scénario, qui semble trop fabriqué de toutes pièces malgré la mise en scène (récompénsée à Cannes), et celle du cinéma de la vengeance, très balkanique.

Nuri Bilge Ceylan est-il en train de casser la subtile branche intime et spirituelle sur laquelle il s’était si délicatement lové ?

Bonus : Making of, Bandes-Annonces, Commentaires du cinéaste et de son mixeur, Court-métrage Koza

+ Un livret de 60 pages réunissant :

* Préface d’Isabelle Huppert
* Biographie/ Méthode / Filmographie commentée
* Carnet de montage des TROIS SINGES : un document exceptionnel pour suivre l’évolution d’un film.

Relire les critique et chronique des Climats par Kim Berdot et Samir Ardjoum et des Trois singes par Rémi Forte , ainsi que notre entretien avec le cinéaste, réalisé à l’occasion de la sortie en salle de ce dernier film.

Coffret disponible depuis le 14 Octobre 2009.


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