Néanmoins, Mike Leigh se donne un défi d’envergure. Plutôt que les actions et les hauts-faits d’un personnage, que montrer de la peinture et du travail du peintre ? A la lassante et guère utile juxtaposition entre modèle et toile achevée – Leigh se rend évidemment compte que ce que Turner voit n’est pas forcément ce qu’il peint –, le réalisateur préfère se concentrer sur la manière. On voit certes le peintre devant sa toile, mais le réalisateur ne montre que peu la peinture en train de se faire, évitant le fantasme stérile – car irreprésentable – du chef-d’œuvre se construisant en direct sous nos yeux. Les rares moments de peinture directe tiennent plus d’un Turner se mettant volontairement en scène devant les membres de la Royal Academy of Arts et les autres artistes, assurant alors peut-être plus sa publicité qu’un renouvellement de la peinture. Mike Leigh s’intéresse plutôt au « comment ». Le film est ainsi marqué par des plans-tableaux, des vues de paysages hollandais ou britanniques baignés d’une chaude lumière proche du sublime. Ces plans, confondants de beauté, attestent la fascination du peintre pour le paysage qu’il s’emploie à rendre sur la toile, reléguant l’anecdote de plus en plus à l’arrière-plan. C’est tout juste si l’on voit Turner dessiner. Mike Leigh insiste sur le déplacement du peintre (les nombreuses venues au port de Margate) ou l’expérience directe du paysage avec son côté parfois mythique (Turner se faisant attacher au mat d’un bateau pour se retrouver au cœur de la tempête).
Autre approche, et c’est peut-être la plus intéressante du film, c’est la manière dont la peinture est montrée à l’époque. Ainsi à l’Académie, deux types d’accrochage s’affrontent : au classique touche-à-touche où les murs du salon d’honneur sont couverts de tableaux du sol au plafond s’opposent des accrochages plus épurés (ceux que nous connaissons aujourd’hui) qui ne recueillent pas encore le suffrage de tous les artistes. Surtout, on découvre un Turner attentif à la manière dont le spectateur va découvrir son travail. La visite d’un collectionneur dans son atelier donne lieu à une véritable mise en scène : le passage dans une salle quasi dans l’obscurité pour laver l’œil de la lumière du jour avant de pénétrer la salle d’exposition aux murs tapissés de rouge et à la lumière tamisée. De même, l’emplacement des toiles chez son propriétaire est savamment pensé. Plutôt que le cliché de l’artiste maudit et du génie tourmenté, le film a le bon goût de nous montrer un travailleur, descendu de son piédestal, pas éloigné du quotidien et grandement intéressé par la modernité de son époque : le chemin de fer évidemment qui lui donne l’inspiration de sa toile la plus connue (Pluie, vapeur, vitesse, 1844 ), mais aussi la science, l’architecture ou la photographie.
Là où le bât blesse un peu, c’est que, paradoxalement, en prenant son temps, Mr. Turner semble en manquer. Pourtant souvent remarquable dans la construction de ses films (Secrets et mensonges, 1996, est un bijou de construction scénaristique), très linéaire, Mr. Turner semble manquer d’ampleur pour se développer. Croqué à gros traits, chacun des personnages est à la limite de la caricature, appuyé par l’aspect performance de chacune des interprétations. Timothy Spall grogne, Marion Bailey pépie, Ruth Sheen confine à l’hystérie… Evidemment chaque personnage s’avère plus complexe que ce rapide constat et aucun des acteurs n’est dans la contre-performance gênante. Malgré des clins d’œil amusés, le film ne cherche pas véritablement la comédie et chaque personnage manque ainsi de temps pour faire fondre l’armature presque vaudevillesque de son rôle pour construire une personnalité plus fine. Seule la relation entre Turner et Mrs Booth, son dernier amour, parvient à devenir touchante tant par la confrontation marquante de caractères très opposés que par les qualités de Marion Bailey.
Devant le film, on se plaît à imaginer Mr. Turner sous un autre format : celui de la série. Le format plus court de l’épisode permet de resserrer l’intrigue autour d’un moment spécifique à intégrer dans la temporalité plus vaste de la série. C’était peut-être l’un des moyens pour donner corps à des personnages qui restent un peu trop monolithiques et à Mike Leigh pour exploiter des ambitions que l’on sent poindre mais jamais réellement éclore dans son film. Le genre n’est plus tabou pour les cinéastes (Scorsese, Soderbergh, Campion ou évidemment Lynch s’y sont frottés) et quand on voit la qualité de la production britannique actuelle (Downtown Abbey, Call the midwife…), on se dit que Mr. Turner y aurait trouvé sans complexe sa place et y aurait certainement gagné en qualité.