Métamorphoses

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<< Je veux vivre une histoire. >>

Pour son dernier long métrage, Métamorphoses, Christophe Honoré ne s’est pas lancé dans l’adaptation du célèbre tube d’Amanda Lear, mais bien du long poème éponyme d’Ovide, un choix qui devait le mener vers des terrains diégétiques houleux, décousus, incohérents… de quoi faire fuir les hordes de spectateurs avides de scénarios « bien ficelés ». Dieu(x) merci, Ovide ne s’était pas posé la question avant d’entreprendre son chef-d’œuvre, comme de nombreux poètes avant ou après lui, dont Honoré s’inscrit à la suite dans le champ du cinéma. Un champ majoritairement industrialisé, où la seule alternative lorsqu’on adapte une légende antique est de la booster aux stéroïdes : il suffit de regarder l’affiche du dernier Hercule (Brett Ratner, 2014) pour s’en convaincre.

Pour autant, les malabars ne font pas forcément de bons amants – tout comme les blockbusters, les meilleurs films de chevet – ceux contre lesquels on a envie de se blottir, le soir, avant d’aller dormir. Honoré l’avait déjà démontré avec Homme au bain (2010) – l’évident prélude de ces Métamorphoses – dont le sens apparaîtra peut-être aujourd’hui plus évident à ses détracteurs d’alors… Non, l’enjeu d’Homme au bain n’était pas de narrer l’histoire d’un gros monsieur tout nu, mais bien d’exhiber tout à la fois les limites d’une belle potiche musclée, d’un pervers narcissique emblématique d’un cinéma productiviste et bien gaulé, d’un monstre de pompiérisme ridicule et pathétique, d’une virilité phallocrate obsolète et répugnante. En somme, le symbole d’un monde d’où furent bannis la fraîcheur, la douceur, le hasard, la nature, et l’étrangeté.

« Il y a également la question de la beauté. C’est évidemment un mot difficile, et je m’en méfiais, car cela renvoie à l’académisme, à l’art pompier, ou alors à la publicité, au « visuel », à toute image trop apprêtée, léchée, signifiante. Dans ma génération, nous revendiquons dans l’art davantage la vie que la beauté. Là, c’était une obligation : créer de la beauté, la faire apparaître sur les corps, sur les choses, dans la nature. » (1)

« Qu’est-ce que tu fais encore tout nu ? »

En cela, avec parfois beaucoup d’humour, Honoré obéit au principe même des mythes anciens, légendes populaires et transfigurations symboliques de la nature vouées à nourrir la poésie orale. Evoluant parmi les humains, les dieux circulent en camion dans le champ de la réalité la plus documentaire… au bord des autoroutes, sur le parking du Carrefour, dans les derniers bastions végétaux des zones péri-urbaines. Mercure a troqué son caducée contre un pack de bière. Honoré, quant à lui, réenchante la ZEP en peuplant les terrains vagues de fantasmagories biscornues, ressuscitées par une flopée d’acteurs amateurs vierges de toute formation académique, recrutés sur casting sauvage. Du chasseur à la biche, il n’y a qu’un pas et il en faut en définitive bien peu pour convaincre de la transformation d’une femme en génisse. Raccord regard, effet Koulechov… nul besoin d’effets spéciaux high tech.

Personnification suprême de la contamination du réel par les chimères de la poésie, la présence capitale d’Orphée sur le dernier tiers du film illustre ainsi parfaitement le dessein d’Honoré, qui n’a également pas élu par hasard Bacchus comme figure pivot de son fil narratif. Avant d’être mu en poivrot congénital par les garants de la bienséance chrétienne, dieu de la catharsis et des mouvements de l’âme, Bacchus incarnait surtout la subversion de l’ordre social. Un point sur lequel insiste sciemment le réalisateur en choisissant de montrer l’exécution de Penthée par les bacchantes vengeresses, dévoré pour avoir voulu ramener sa mère à la maison – une épouse jadis respectable frappée de délire par Bacchus. Car tel est le parti qu’a pris Honoré : de montrer les bacchantes comme des femmes psychotiques, certes, mais émancipées, libres de se dorer la pilule en compagnie de leurs copines sans demander l’autorisation de leurs fils, ni de leurs maris – au prix de la vie de ces derniers.

« Combien m’a coûtée cette jupe de pute ? »

D’une grande violence, cette question proférée par le père d’Europe vêtue d’une banale jupe en jean résonne alors très fort dans un film où les identités sexuelles flottent, déjà, versatiles, en réponse salutaire aux reflux homophobes qui ont empuanti l’atmosphère médiatique ces dernières années. Aux reflux racistes, également, car c’est une constante en France, et notamment depuis les dernières élections européennes. Protagoniste des Métamorphoses, la jeune Europe n’est ni grande, ni blonde, mais d’origine maghrébine, méditerranéenne en somme, à l’instar de la Grèce – le berceau de notre civilisation, dit-on.

C’est travesti en chasseur français qu’Actéon, subjugué, tombe ainsi nez à nez avec une Diane transsexuelle qui lui apprend à vivre, peu de temps malheureusement puisque, devenu un cerf, il sera mis à mort par son propre équipier. Quelques minutes édifiantes pour le chasseur comme pour le spectateur, qui apprend à ravaler dès l’ouverture du film ses attentes vis-à-vis des personnages. Fort de son bagage littéraire, avec le genre poétique – plus sensuel et intuitif -, Honoré a trouvé le levier pour ébranler enfin les conventions rouillées du récit cinématographique, une entreprise déjà entamée avec son travail sur le nouveau roman, dont naquit justement Nouveau Roman, sa pièce montée en 2012 à Avignon.

« J’avais besoin d’échapper au romanesque, au récit de personnages, qui suit les évolutions biographiques et psychologiques de chacun. Je pense que j’ai voulu me débarrasser des personnages, au sens traditionnel du terme. Sans doute que le travail effectué pour Nouveau Roman […] a joué son rôle dans cette volonté de raconter autrement autre chose. Les écrivains du Nouveau Roman ont tenté précisément d’échapper à la fatalité des personnages et des récits narratifs. » (2)

« Il n’y a rien, juste moi », déclare par conséquent Narcisse, à la moitié des Métamorphoses, las de lui-même, avant de se suicider. Si le récent Boyhood de Linklater était important parce que son protocole rendait la fiction poreuse au temps réel ou vécu, Métamorphoses l’est également parce qu’Honoré, de son côté, refuse de typer ses personnages. Reconstruction artificielle d’un temps clos sur lui-même et caractérisation à outrance de personnages figés qui ne peuvent plus nous surprendre : tels sont en effet les deux écueils de la fiction industrielle, dont, après plus d’un siècle de cinéma, le spectateur finira sans doute par se lasser. Un faux nez collé sur un clown triste et des rides peintes sur le visage emplâtré d’une actrice phare telle que Marion Cotillard pour son rôle dans La Môme (Olivier Dahan, 2007) ne suffira bientôt plus à convaincre le chaland qui, quitte à observer des statues de cire, préfèrera certainement se payer une entrée au musée Grévin.

Exempte de manichéisme, la roue complexe de la morale des Métamorphoses tourne à l’image de l’identité psychologique et physique de ses personnages ambigus, odieux magnifiques ou admirables pervers – polymorphes – monstres, hommes, lions, femmes, chauves-souris, satyres, peupliers ou hermaphrodites. N’essayez pas même de les mettre en cage ou d’en cerner le profil. Ils sont libres, comme le vent.

(1) et (2) : citations tirées de l’entretien entre Christophe Honoré et Antoine de Baecque, retranscrit dans le dossier de presse du film.
 

Titre original : Métamorphoses

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Durée : 102 mn


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