Livre « Le cinéma de Guy Debord ou la négativité à l´oeuvre (1952-1994) », par Fabien Danesi

Article écrit par

Certains luttent contre << la vie chère >>, quand d´autres luttent simplement contre la vie quotidienne.

Le monde est petit. La semaine derrière, nous revenions sur le premier long métrage de Marc’O, Closed Vision, et sa défense d’un autre cinéma. On s’était bien gardé de préciser que Marc’O et un certain Guy D. s’étaient déjà rencontrés, à Cannes, en l’été 1951… Debord, qui passait alors son baccalauréat, s’était enthousiasmé pour le Traité de Bave et d’Eternité (1951) d’Isidore Isou, produit par notre Marc’O, alors chaleureusement invité à séjourner un temps chez les parents – absents – du jeune Guy. On reprend les mêmes et on recommence. Guy Debord décide de monter à Paris dès la rentrée. S’ensuit un parcours houleux de cinéaste, écrivain et théoricien que retrace Fabien Danesi dans son ouvrage, démontrant parfaitement, par le biais de l’analyse de ses films, la complémentarité vitale de leur forme et de leur visée politique.

« Le poète doit être un incendiaire, et je le maintiens. » Guy Debord (1)

L’écran noir qui illustre la première de couverture ne l’est pas pour rien. Debord commence par suivre ses aînés lettristes, majoritairement poètes mais à l’occasion cinéastes, regroupés autour de la figure messianique d’Isidore Isou. Il s’en détachera très vite mais restera marqué par la révolution cinématographique prônée par l’icône : ciselure, déstabilisation de l’osmose entre son et image, dégradation du photogramme, goût pour l’écriture… Empêcher l’identification. Nier le cinéma industriel comme instrument de formatage social. Mettre à mort son caractère spectaculaire. Brûler ces caisses d’images d’Epinal à l’usage des publics cibles. « Ouvre du bonheur », comme dirait Coca Cola… Diantre ! Orangina ! « Secouez-moi » ! Oui… Agiter – pour les ouvrir – ces spectateurs passifs… Leur exploser la cervelle, les retourner contre la douce fascination dans laquelle ils sont entretenus. Les films du groupe, en particulier celui d’Isou, et ceux de Maurice Lemaître, sont de véritables bombes lâchées sur le public.

La politique de la terre brûlée

Le cinéma expérimental (2) a toujours plus ou moins fonctionné en marge du cinéma industriel, mais ses acteurs ont rarement atteint un tel degré de militantisme forcené : des graffitis à la chaux sur les murs de la croisette lors de la présentation du film d’Isou, aux seaux d’eau glacée jetés du premier étage de l’immeuble sur les spectateurs, massés dans la file d’attente pour assister à la projection de Le Film est déjà commencé ? (Maurice Lemaître, 1951). La primauté de l’écran est sévèrement remise en cause, surtout chez Lemaître, qui n’hésite pas échafauder de véritables mises en scène autour de la salle de cinéma. Tous les aspects de la chaîne de production sont attaqués, jusqu’au train-train routinier de la venue au cinéma, toute entière consacrée au gobage de films radoteurs.

De quoi inspirer l’auteur du fameux essai La Société du spectacle (1967), très tôt inquiet du détournement perpétuel de la vie dans sa mise en scène simplifiée… Cette anxiété s’est traduite par une rage (auto-) destructrice, sujette à mystifications autour de la figure même de Debord… Très tôt ses Hurlements en faveur de Sade (1952) reprennent les gimmicks lettristes, dont deux en particulier : l’écran blanc et l’écran noir. Figures de style ? Non, Debord n’est pas du genre esthète formaliste centré sur son nombril. Des écrans saturés pour les vomir. Des trous noirs pour les remplir… Un film sans image « dont vous êtes le héros » ! Alléchant, n’est-ce pas… Des films qui hurlent au spectateur de sortir de la salle pour aller enfin soulager sa frustration dans la rue… La vie, c’est dehors. Et l’art c’est la vie… pas sa reproduction fanée. Dans le cirque des idoles médiatiques : entre héros et hérétiques, Debord choisit son camp.

Cavalier seul ?

Il lâche les lettristes, considérant qu’Isou lui-même, en se sacralisant lui et « son » mouvement, participe à la course à la reconnaissance. La flamboyance d’Isou est engluée dans le mimétisme du système qu’il dénonce. Pas de répit pour Debord. L’activisme souterrain n’a pas sa place sur l’Olympe qu’Isou souhaite rejoindre. L’inachèvement à perpétuité : Rome n’a pas été construite en un jour, et il faudra bien plus de sept jours à l’humanité pour chambouler ses structures sociales. L’adoubement par les foules et la consécration critique ne sont que les symptômes d’une assimilation trop confortable à un système boulimique qui embrasse tout, même ses adversaires, pour mieux les étouffer. L’étiquette freaks colle d’ailleurs un peu trop à la peau des lettristes. Fabien Danesi refuse de jouer le jeu de cette marginalisation caricaturale en replaçant la dissension de Debord dans le débat qui accélèrera l’implosion du groupe, autour de la star Charlie Chaplin (3)… Les lettristes allaient au cinéma, eux aussi !

Sortie des Feux de la rampe (1952) : au Ritz, la conférence de presse bat son plein de mondanités. Debord et trois autres frondeurs tentent de s’infiltrer, mais le premier est stoppé par les policiers. Seuls Gil J Wolman et Jean-Louis Brau arrivent à rentrer dans la salle. Ils lâchent alors sur les journalistes un tract intitulé Finis les pieds plats, dénonçant la démagogie de Chaplin, « fasciste larvé » et « escroc aux sentiments », alors même que celui-ci avait été, peu de temps avant, accusé de communisme par les autorités américaines (4). Isou s’offusque, lui qui compte Chaplin parmi les rares cinéastes respectables de ce temps… Le divorce est consommé.

Détournements

A quoi bon réaliser des films, alors ? Pour gangrener le système de l’intérieur, évidemment, comme tout bon hacker qui se respecte. En 1953, Guy Debord a déjà longuement médité sur les stratégies à déployer pour pénétrer l’usine à images et en dynamiter les rouages, ce sans alimenter le circuit dans lequel il s’engouffre. Comment éviter de produire une œuvre d’art ? Un film abouti ? Un nouveau produit ? Et ainsi, échapper au productivisme consumériste ? Le détournement : c’est-à-dire, l’utilisation d’images extraites d’autres films. Debord va prendre ce qui existe pour mieux en changer la finalité, abolissant par là même l’intérêt spectaculaire de ses propres films. Le spectateur verra des images déjà usées, auxquelles Debord appliquera un sens nouveau par le biais de la voix off et du montage. Un sens corrosif, calculé pour dissoudre les engrenages du réseau même où il s’insère. Seule limite : la diffusion confidentielle de ces films en salle, il faut le rappeler. Le coup aurait eu plus de portée s’il avait bénéficié d’une audience plus massive.

« Les arts futurs seront des bouleversements de situations, ou rien » (5)

Les retombées se feront toutefois bien sentir chez les artistes et cinéastes contemporains. L’Internationale lettriste se mue en Internationale situationniste en 1957. Un nom qui doit attester des visées socio-politiques du groupe, et surtout, d’un désir d’interaction de l’œuvre avec son contexte, et, par extension, son spectateur. A vrai dire, à la lecture de l’ouvrage, on pense régulièrement à Godard, à sa période Dziga-Vertov, jusqu’à la vidéo plus tard, en particulier à ses séries télévisées Six fois deux/Sur et sous la communication (1976), et France Tour Détour, deux enfants (1979). Ce n’est pas un hasard… Danesi dresse justement le parallèle croisé entre la Nouvelle Vague émergente et les situationnistes, qui ont outrageusement annoncé leur préférence pour Resnais, le seul qu’ils trouvaient véritablement novateur.

Contrairement à Godard, Debord ne pense pas que s’approcher des gens, les filmer dans leur vécu soit gage de vérité. « Vérité », un mot qui scande d’ailleurs sa série France Tour Détour lors de sa diffusion télé en 1980. Debord n’attend pas jusque-là : le couperet tombe dès les premières lueurs d’emballement critique à la sortie d’A bout de souffle (1959). Mise en scène, toujours. Identification, toujours… peu importe à qui, peu importe qu’ils soient gentils pauvres ou méchants riches, fringants jeunes ou vieux réac’. Ce cinéma-là, sous des dehors décontractés, laisse tout le monde à sa place, les spectateurs, les producteurs comme les réalisateurs. Pour les situationnistes, Godard est un faux concurrent, certes, mais encombrant, quand même ! Un enfant de la mode, qui resuce les thèses sociologiques pour mieux se poser en libérateur. La démarche de Godard se radicalise malgré tout. Sa figure disparaît un temps derrière un engagement collectif et marxiste de plus en plus tranchant. Un parcours tissé par Danesi en semi contrepoint, en opposition mitoyenne aux provocations situationnistes, et notablement auréolé par sa rencontre avec Chris Marker à l’usine de la Rhodiaceta, où ils distribueront du matériel aux ouvriers afin qu’ils puissent réaliser leurs propres films (6).

Vie héroïque ?

L’Internationale situationniste disparaît en 1972… A nous d’effectuer un saut dans le temps. Godard s’est confronté aux chaînes de télévision dès 1968, avec Le Gai Savoir. Debord, quant à lui, étendra sa critique performative au réseau de télédiffusion en 1994, juste avant sa mort. La réalisatrice Brigitte Cornand attire l’attention de Debord suite à la diffusion, en 1992, d’un montage consacré au situationnisme, Cette situation doit changer, dans un numéro du magazine tendance pirate de Canal +, L’Œil du cyclone (7). Peu de temps après, il lui sélectionnera des images et écrira un texte afin qu’elle réalise ce qu’on peut néanmoins considérer comme la dernière œuvre de Debord : un téléfilm, Guy Debord, son art et son temps. Titre paradoxal pour l’auteur du très clair Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film La Société du spectacle (1975) ? Quid de l’abandon de la légitimation ? Il n’est pas tant question de Debord que de son temps… certes, perçu par lui. C’est la limite de tout un chacun. Et Debord, s’il aimerait changer le monde, ne prétend pas à l’universalité, puisqu’il s’en méfie. C’est là son drame.

A travers une étude aussi dense qu’attentive, Fabien Danesi atténue le caractère sentencieux qui pouvait exaspérer dans le personnage de Debord. Révolutionnaire inconsolable, nostalgique mélancolique… Danesi insuffle une humanité bouillante à ce meneur solitaire finalement pris au piège, lui aussi, de son image stéréotypée d’indécrottable mauvais esprit, d’intellectuel hargneux et vindicatif, rétif à toutes risettes médiatiques. Il n’a d’ailleurs pu s’empêcher de se projeter dans les films qu’il a détournés, dont le choix fût souvent guidé par son propre vécu, ses propres affects : des Enfants du Paradis (8) aux Visiteurs du soir (Carné), en passant par Orphée (Cocteau). Son dernier film de cinéma, In girum imus nocte et consumimur igni (1978), semble entièrement pensé sur le mode sensible et personnel de la perte, écho implacable à son pessimisme – prophétique ? Debord déborde de ses œuvres au moins autant que ses œuvres aspirent à déborder sur le monde… Guy Debord s’est logiquement suicidé comme l’Internationale situationniste s’est sabordée. Sur ces ruines, un cinéma reste à bâtir ? Soyons humbles, disons plutôt qu’un cinéma reste à déconstruire…

Le cinéma de Guy Debord ou la négativité à l’œuvre (1952-1994) est en vente depuis quelques mois, aux éditions Paris Expérimental.

Ici, un dialogue entre Fabien Danesi et Fabrice Flahutez autour de l’ouvrage, lors d’une rencontre à la galerie VivoEquidem.

(1) Cité p29. Extrait de Le Marquis de Sade a des yeux de fille, de beaux yeux pour faire sauter les ponts ; Paris : Arthème Fayard, 2004, p83.
(2) Ne désigne pas les cinéastes qui trempent des pellicules dans des tubes à essais, même si ça peut arriver… Le terme regroupe avant tout le cinéma d’avant-garde, le cinéma underground et les films d’artistes. Il désigne aussi le mode de production alternatif de ces films qui sortent du circuit de l’industrie cinématographique. Du peintre Malevitch (lire ses écrits radicaux : « Et ils façonnent des faces jubilatoires sur les écrans » ainsi que « Le peintre et le cinéma », in Le Miroir suprématiste, tome 2) au cinéaste autrichien Peter Kubelka, ses acteurs ou théoriciens les plus engagés n’ont jamais été aussi actifs sur la place publique.
(3) Avant cet événement, en juin 1952, Debord et le cinéaste Gil J Wolman fondent en douce l’Internationale Lettriste.
(4) Plus de détails pp47-48 de l’ouvrage.
(5) Guy Debord, toujours, cité p44. Extrait de « Prolégomènes à tout cinéma futur », in Ion. Centre de création, n°1, avril 1952, p217.
(6) Voir pp94-97. Malgré le refus obstiné de toute assimilation ou récupération par les situationnistes, Fabien Danesi fait justement remarquer la proximité formelle des Ciné-tracts, conçus par Chris Marker, dont certains ont été réalisés par Godard, avec les thèses situationnistes (pp100-102).
(7) Diffusée de 1991 à 1999, l’émission elle-même s’est beaucoup adonnée au détournement, mais de manière humoristique, par le biais de montages érudits d’images d’archives et de programmes glanés sur les chaînes du monde entier.
(8) Fabien Danesi met en lumière son attachement au personnage de Lacenaire, auquel Debord semble s’identifier.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi