Il y a chez Pierre Gagnaire une tension perpétuelle, une animation continue du corps ou de lesprit. Que ce soit au cur brûlant de laction ou dans dapparents instants daccalmie, lhyperactivité nest jamais loin, si bien que le rythme parvient à décontenancer par tant de tension.
Avant de se lancer dans chacun des plats, le personnage se fige, instaure un silence aussi profond que soudain. Les yeux se posent, lesprit paraît loin, la posture révèle une absence.
La fulgurance de la cadence créative est ainsi ponctuée de pauses réflexives : un doute semble se lire dans le regard brusquement vide, mais ce nest pas un vide, cest un écart au monde de lesprit, parti lespace dune seconde dans un autre univers, comme extrait de la scène de laction.
Nous sommes juste avant, durant cette insaisissable seconde de calme avant la tempête. Pourtant, il est déjà parti, déjà loin dans ses gestes rapides et maîtrisés de grand chef. La scène tournée pendant le coup de feu, dans son rythme haletant, imprime une tension presque insoutenable, une suspension de la respiration, telle langoisse du thriller, telle une corde qui se tend et dont on attend craintivement linstant où elle cèdera avec fracas.
Mais la corde ne rompt pas. Au paroxysme du service, Pierre Gagnaire offre à voir limage qui le définit le mieux : le mouvement. Contrairement à dautres chefs préférant adopter la position de surveillant et de correcteur, Gagnaire est au cur. Ce corps qui cuisine est au plus chaud de la cuisine, dans le feu du mouvement et des plats évoluant sans cesse, au gré de l’imagination.
Le corps du chef et ses créations sont au diapason, par une harmonie versatile que seule linspiration gouverne. Lhyperactivité donne ainsi naissance à une cuisine de linstant, en perpétuel mouvement. Gagnaire goûte, avec les doigts si besoin, il essaie, se donne à la spontanéité de son inspiration, esquissant puis appuyant le trait lorsque le ressenti est bon. Sa cuisine est celle de lintention esthétique, du parcours sensible offrant sans cesse une émotion neuve.
En cuisine comme durant chaque instant de sa vie, Pierre Gagnaire est toujours déjà ailleurs. La concentration et la précision ne sont là que pour servir la formidable capacité à avancer. Si bien que cest lorsquun plat parvient à la perfection quil est retiré de la carte.
Si le titre de la série, « linvention de la cuisine », peut à première vue prêter à confusion, il reflète en réalité parfaitement le propos commun des films : il sagit ici de montrer un mode dexpression propre à chacun de ces hommes, une cuisine comme art de la création. Cette création relève de linvention à proprement parler, les chefs composant leur cuisine personnelle, à partir de produits, de sensations, de visions et de ressentis singuliers.
A lopposé du procédé répétitif de lartisan, détenteur dun savoir et dun savoir-faire à transmettre, les chefs que Paul Lacoste nous donne à voir ne sont plus prisonniers des traditions et des techniques ; ils ne les renient pas, mais les ont intégrés et en font leur palette de couleurs et leurs pinceaux afin de mieux peindre leur paysage propre : paysage intérieur, géographique, figuratif, ou purement esthétique. Le résultat, le plat finalisé dans lassiette nous importe peu ; cest le cheminement qui nous est révélé, cette impulsion de lart en mouvement.
Cest une cuisine comme expression de soi, au sens littéral du mot : presser pour extraire le jus, le concentré dêtre qui fait lunicité des univers de chaque grand cuisinier contemporain.
Nous avons donc affaire à un regard sur le cuisinier artiste, sur la façon dont lhomme est au monde, sa vision, sa position, sa subjectivité.
Avec Pierre Gagnaire, cet art de la cuisine se joue dans lécriture du plat, dans la gestuelle esthétique, et souvent ludique. Son histoire, sa maîtrise de la cuisine classique, des techniques traditionnelles ainsi que son dictionnaire gustatif intérieur lui permettent de détruire et de dépasser le connu. La prise de risque est perpétuelle, les produits et les classiques sont détournés vers autre chose, vers une volonté de créer et recréer sans cesse. Inventer la cuisine, certes, mais bien autre chose aussi, car cet art culinaire nest pas une fin en soi, cest un moyen, comme une solution pour exister, communiquer, se dire au monde.
Gagnaire aurait pu être sculpteur ou peintre. Car sil conçoit lacte culinaire comme une façon de communiquer, il semble que la question du partage et de lémotion transmise passe après la relation intime de lhomme à son art. Dans cette forme dexpression, le chef sent la matière, sait lécouter et la comprendre ; mais il la dompte, lacclimate, la maîtrise. Ici, le héros nest pas le produit. Sa qualité ne fait aucun doute, cest un pré requis. Au centre de lassiette, cette « arène de 26 cm de large » comme Pierre Gagnaire la désigne, il est question de volonté de puissance, dun combat entre lartiste et la matière, qui finit par céder sous la force et la forme imprimées par la main du chef. La victoire finale se jouera un peu plus tard, laissée à lapprobation du public.
Si lémotion passe, si la poésie et lesthétique de lassiette sont comprises, alors Gagnaire sera parvenu à exprimer lindicible et à partager un peu de son rapport au monde.
Linvention de la cuisine : Pierre Gagnaire – Paul Lacoste
La Huit Production