L’Homme du Sud

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Couronné au festival de Venise en 1946, « The Southerner » se déroule comme un ample poème élégiaque imagé sur l’’âme du Sud et son sol aride fécondant les mentalités farouches avant que la mécanisation en marche n’emporte tout sur son passage. Panthéiste dans sa conversion à la nature . En version restaurée….

«Un homme est la somme de ses propres malheurs.» William Faulkner

L’odyssée chaotique d’une poignée de « homesteaders » sans terre fixe 

En 1945, quelque peu désabusé par l’inaccessible « rêve américain » de conquête, Jean Renoir est en butte à la politique stricte et élitaire des studios qui lui imposent un cadre de travail et des acteurs trop typés ne rentrant pas dans l’orthodoxie du casting de « l’ami américain ». Renoir ne dissimule alors pas grand-chose de son mal du pays amplifié par l’insuccès de ses films américains précédents. Las de guerroyer avec les foucades de Darryl Zanuck, il signe avec la RKO, sans conteste, son plus bel opus outre-atlantique : The Southerner dont le seul titre anglais restitue la prégnance à la terre sudiste au point de se passer de traduction. Il donne un tour « westernien » à sa narration tout en consacrant dans le même temps l’animisme d’une nature foisonnante,quasi mystique comme il le fera du reste dans Le fleuve (1951).

Jouissant d’un renom sans partage aux USA, le cinéaste documente sa fiction en décrivant l’odyssée laborieuse de ces propriétaires terriens sans terre fixe dénommés « homesteaders » qui, en vertu du décret du même nom (1862), s’engageaient à s’établir dans l’Ouest des Etats-Unis et à qui l’état octroyait 160 acres de terre pour leur permettre de le faire. Le sujet ne déborde pas d’originalité mais son traitement animiste éclipse des acteurs il faut bien le dire sans réel charisme de Betty Fields en passant par Zacchary Scott (le couple Tucker) à contre-emploi dans un rôle de soutien de famille complaisamment famélique et Beulah Biondi (la grand-mère) outrancièrement grimée pour faire passer ses rodomontades de vieille femme revêche et acariâtre. La famille Tucker est à la dérive et traverse stoïquement les épreuves initiatiques d’un périple mystique.

 

 

Comme un torrent

A l’épicentre de ce récit proprement torrentueux de péripéties agrestes, le clan familial des Tucker, digne et en perpétuelle errance dans une carriole aussi fatiguée que ses occupants et son attelage de haridelles pour la conduire, nous renvoie au périple des Joad des « raisins de la colère »(1939).  Renoir brosse le destin contrarié d’un clan familial de récolteurs journaliers sur le retour ; luttant avec la dernière volonté pour arracher un sou de leur seule exploitation agricole.

Mais le sort s’acharne à dévaster le lopin de terre qu’ils s’échinent à maintenir arable et, avec lui, s’envole tout espoir de pouvoir s’établir à terme. Sans attaches, la vie est tout sauf un long fleuve tranquille à l’exemple de ce constant mugissement du vent où ce déferlement des éléments déchaînés au fil des quatre saisons qui balaient l’entièreté du film dans leur magnitude ; aussi décoiffante que le souffle du grand méchant loup Disneyien.

Un hymne cosmique à la nature et ses tableaux changeants au rythme des saisons

Jean Renoir fond ce lyrisme humaniste dans l’agencement de tableaux paysagers mouvants qui explorent la profondeur de champ selon de larges plans-séquences épousant au plus près la sauvagerie des décors. Le soc de la charrue de Sam Tucker (Zachary Scott) scarifie l’écorce de la terre avant d’ouvrir un sillon pour les semailles et la scène immortalise un tableau de Millet. Dans cet échange parfois tragique avec la nature impénétrable qui s’abstient de rendre ce qu’on lui donne ,la récolte laisse en offrande un goût amer de démoralisation. Cruelle et impitoyable, la terre emporte ceux qui la travaillent.

A l’exemple de fluidité du «  fleuve » tourné quelques années plus tard, la terre texane est son envers sombre et mortifère, ce sol du sud bruissant comme un contre-courant, balayé de toutes les intempéries hivernales, ressemble à s’y méprendre à ces migrants qui la traversent. Le cinéaste en terre américaine recueille cet esprit du sud comme l’orpailleur tamise inlassablement une hypothétique poussière d’or avec sa bâtée. Il orchestre un hymne cosmique, une ode vibrante au culte panthéiste dédié à une mère-nature indomptable et capricieuse.

Pour en extraire la substantifique moelle, il lui faut puiser dans les grands mythes fondateurs d’Huckleberry Finn : celui rousseauiste d’un retour à la nature, à la terre promise, la migration des colons vers l’ouest,les  grands espaces vierges à conquérir et, son corollaire, le rêve expansionniste américain, le métayage, la mécanisation et le retour à la civilisation.

 

 

La justice immanente de la nature selon Jean Renoir.

Dans une rhapsodie d’images en mouvement perpétuel, Renoir ramasse l’esprit du sud en un cosmos personnel qu’il recrée sans cesse tout en révélant l’injustice immanente de la nature. Celle-ci, quand elle est fertile, ne le reste pas longtemps et désespère l’opiniâtreté des cultivateurs qui la travaillent d’arrache-pied pour en tirer l’humus. En place, la terre revient en friche, s’épuise ou connaît la dévastation.L’errance du clan lui fait accomplir un labeur de Sisyphe pour sa quête de survie et celle de ses proches.

Renoir revisite par mimétisme les images d’un film matriciel : « la terre » de Dovjenko…

Renoir rejoint le mythe célébré de la terre  dans le film éponyme d’ Alexandre Dovjenko se pliant à une espèce d’osmose créatrice où la nature est divinisée et transcendée par des gestes rituels comme ceux de la cueillette des capsules de coton exécutée sur fonds de gospel .Unanimement considéré comme un chef d’oeuvre au patrimoine mondial , « la terre »(1930) exaltait déjà, dans une poussée de fièvre collectiviste, l’essence même de la vie dans les champs et les vergers traversés par une onde de choc, un ondoiement irrésistible des tournesols ployant sous la poussée de sève des manifestations climatiques terrestres.

Matriciel, le film  procède par ellipses narratives recourant à une continuité en flashforwards épisodiques, parfois cataclysmiques, qui rythment la lente érosion des espoirs de ce clan familial irréductiblement floué par une extrême pauvreté et son refus obstiné de s’arracher à un chaos pour entrer de plain-pied dans la civilisation ; préférant encore développer un mirage d’exploitation terrienne.

Le mythe civilisationnel du bon sauvage

Pour son dernier opus américain qu’il conduit comme son rêve outre-atlantique, Renoir désespère d’outrepasser les contraintes drastiques de production attachées aux studios de l’usine à rêves hollywoodienne. Il étreint les panoramas sudistes d’une nature palpitante de pulsations ; sorte de poumon de la couleur jaune du maïs de la récolte. Ici, La terre agreste est parcourue de spasmes. Les forces cosmiques sont à l’oeuvre conjointement entre le ciel et le sol texan.Le cycle de la vie et de la mort se matérialise à l’écran  de façon fluide et formelle dans une célébration mystique comme une docu-fiction à la manière de Robert Flaherty. C’est d’ailleurs dans Louisiana Story (1948)  que Flaherty  développera cette mystique du mythe civilisationnel du bon sauvage  dans les terres marécageuses de Louisiane que raccordent les décors de L’étang tragique (1941), le premier opus américain de Jean Renoir sous contrôle du grand manitou de la Fox : Darryl Zanuck .

Renoir embrasse et étreint la nature vierge  suivant en cela le fil rouge de l’errance de cette famille  et comme un éternel recommencement où les mêmes causes reconduisent les mêmes effets. La mort programmée de l’oncle Tucker apparaît dés lors comme un processus qui rentre dans l’ ordre naturel des choses comme si elle appelait de ses vœux le destin du clan en son entier pour raffermir sa quête incertaine du bonheur. « Cultive ta propre exploitation » exhorte dans un dernier souffle de lucidité bornée l’oncle terrassé d’une insolation après qu’il ait extirpé son coton sous une chaleur accablante et en eût bourré son plein sac de chanvre. La caméra nous le montre mystérieusement renouvelé prenant congé tout en laissant dépérir lentement ce corps harassé de fatigue intense. En communion simple et profonde avec la Création.

 

 

Germination, floraison, moisson, dévastation, dépérissement…

Dans la Terre, une scène parallèle montre l’aïeul du clan, ne trahissant aucune émotion, sur le point de quitter ce monde, au milieu d’un rassemblement de moujiks. Il demande à s’abreuver d’une poire ; de celles qui peuplent le verger. En une sérénité presque indifférente, dans un sursaut de force tranquille quasi surnaturelle, il honore ainsi pour la dernière fois ce bout de terroir qu’il n’aura eu de cesse d’arpenter et si efficacement marqué de son passage dans l’abnégation d’un labeur servile.

Le patriarche du clan Tucker quitte cette terre rugueuse à laquelle il voua toute une vie d’astreinte. Sa fin, aussi soudaine qu’inéluctable, survient en anticipation comme  un achèvement, une acceptation lucide et une péripétie initiatique visant à ancrer Sam Tucker, le chef de famille, dans cette certitude, autant que les noueuses travées d’arbustes de coton, qu’il creuse son sillon pour conduire son clan vers un bonheur aussi éphémère que cette fleur de coton suspendue à un frêle arbrisseau battu aux quatre vents.

La récolte est capricieuse et sujette à toutes les attaques agressives potentielles qui obèrent l’avenir des Tucker déjà passablement assombri par une litanie de présages s’enchaînant dans un maelstrom irrésistible. Le parti-pris narratif de Renoir est de déplacer ce continuum spatio-temporel dans une durée strictement lyrique du récit dramatique où la  simple lutte pour la survie  du clan étire ses épisodes dans une latéralité du mouvement : la domestication du poêle, la chasse à l’opossum, le métayage et ses dures compromissions, la maladie du fils Tucker, sa guérison miraculeuse, la pêche du poisson chat, l’inondation de l’exploitation…

Dans La terre de Dovjenko,les forces cosmiques sont à l’oeuvre qui embrasent ciel et terre selon un frémissement souterrain tandis que la mort est une simple occurrence qui vient ensemencer la vie dans une stratification. Le grand-père Semyon s’éteint dans les bras de cette terre sacrificielle et non dans ses entrailles. L’instant d’avant, il croque la poire comme Adam la pomme et pour boucler une boucle d’existence.

En ouvrant sur cette germination et floraison du coton sur pieds, Renoir insuffle une force animiste dans ses images d’un Sud sauvage et indompté et il calque le cycle des saisons au rythme des pérégrinations du clan Tucker. On retrouve la trame réaliste des événements malheureux  que  traverse la famille Joad des « raisins de la colère » de John Ford et la vieille guimbarde familiale brinquebalante qui entasse ses membres.

 

Le primat de la nature et le sel de la terre

remplacent les oranges de Californie tout en traduisant cette  même fragilité de la récolte soumise aux caprices des éléments naturels, à leur pouvoir animiste, au bon vouloir des exploitants et à la misère forcenée et digne des journaliers qui relèvent le menton en dépit des vicissitudes et des jalousies que leur défi rencontre .

Si la nature tient le premier rôle et un rôle prééminent,elle vole par là même la vedette aux protagonistes qui subissent son primat et son diktat suprêmes sans broncher ; dans un stoïcisme un peu vain. Ceux-ci paraissent empruntés, embourbés et parfois enlisés dans leurs  propres contradictions,leurs propres archaïsmes. C’est la seule ombre au tableau, le seul bémol de surcharge qui apparaisse dans l’harmonie de ce paysage texan dépeint en demi-teintes et sur une toile mouvante que n’aurait pas reniée, Auguste, le père.

 

Distributeur : Théâtre du temple

Titre original : The Southerner

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Durée : 92 mn


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