Le Désert rouge

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Sortie en Blu-Ray et DVD le 5juillet chez Carlotta. Avec “Le désert rouge”, Michelangelo Antonioni décrit le symptôme d’un monde en mutation à travers l’aliénation de Giuliana, femme au bord de la crise de nerfs, qui ne l’appréhende plus que par le prisme des couleurs d’une névrose compulsive autant qu’obsessionnelle. Un premier opus en couleurs superbement remasterisées dans sa version restaurée 4K.

Je suis précaire, légère, passionnée, instable.” Monica Vitti

Les couleurs de la névrose

La ville de Ravenne et ses ramifications portuaires du Porto Corsini aux constructions denses retiennent une tonalité ce grisaille et un aspect tentaculaire qui sont de l’ordre de l’ excroissance apocalyptique au paysage urbain. Pour construire sa dystopie qui est une oeuvre d’imagination et donc une vue de l’esprit, Michelangelo Antonioni part d’un concept assez flou : un contexte paysager moderne décoloré et comme vidé de sa substance et de sa vitalité.

A l’exemple de l’île flottante où sont échoués les protagonistes de l’Aventura, les personnages en crise du Désert rouge tournent désespérément en rond sur la plateforme flottante qu’est cette usine pétrolière et la zone industrielle dont elle dépend.

N’allez pas supposer que ce paysage est nécessairement morne et désolé. Les lignes incurvées des usines et leurs cheminées peuvent être plus belles que le contour des arbres que nous avons trop l’habitude d’intégrer dans notre champ de vision”. Par cette saillie provocatrice, Antonioni cautionne l’indéniable beauté plastique de son oeuvre qui tend à filmer la stupeur effarée, la sidération face à un monde en décomposition où les couleurs comme les sons discordants réfractent les émotions contradictoires de Giuliana (Monica Vitti qui vient de disparaître à l’âge de 90 ans).

Les prises de vue au téléobjectif accentuent l’effet d’écrasement de l’environnement hostile façonné par une industrialisation rampante. La cité proprement dite est une ville fantôme et Antonioni s’appesantit sur un monde industriel désincarné fait de machineries, de bateaux-citernes à ce point massifs qu’ils en deviennent informels. Mais, aussi bien, le cinéaste se focalise sur cet environnement industriel déshumanisé composé d’appareils de forage, de brûleurs, de cheminées d’usines crachant des gaz polluants. Un enchevêtrement de turbines qui ne se distinguent plus que par leurs couleurs bigarrées et les sons discordants qu’elles émettent comme de lointaines cornes de brume. Le tout se fond dans la grisaille ambiante et un brouillard pétrifiant qui semble annihiler les êtres humains au rang d’objets superfétatoires ou d’ectoplasmes. Il montre partout la corrosion, la putréfaction envahissante et l’herbe auparavant verdoyante devenue un compost industriel.

 

 

Synesthésie hallucinatoire des couleurs

L’esprit perturbé et vacillant de Giuliana taraudé par l’angoisse existentielle confond les couleurs dans une synesthésie hallucinatoire.Le gris évoque la solitude stérile qu’elle doit affronter. Elle côtoie un monde disloqué, à la dérive tel ce pétrolier qui longe le quai à travers la brume. Un drapeau de quarantaine jaune est hissé et soudain une brèche d’inquiétude vient s’ouvrir pour elle et l’aéropage humain hétéroclite qui l’accompagne au cours d’une virée dans une cabane portuaire.

Antonioni repeint les déchets et l’herbe pour qu’ils s’harmonisent avec le paysage industriel. Les cheminées d’usine dégueulent un nuage jaune toxique. La dépression de Giuliana semble comme la pollution gagner sur les terres dans un empiètement et Monica Vitti est comme une fleur solitaire égarée au milieu d’une vaste friche industrielle. Le problème contemporain n’est pas le chômage et encore moins la pauvreté mais la dépression d’une coterie de
personnes aisées qui paraissent toujours désoeuvrées dans les films d’Antonioni même quand elles sont supposées ne pas l’être.

Le réalisateur de Blow-up, dans son premier opus en couleurs, s’en sert comme d’une palette de peintre pour réfracter de manière externe des sentiments intérieurs dans une forme de néoréalisme intérieur. Le bleu est prédominant lorsque Monica Vitti s’éveille dans un état d’hyperventilation. Pour son pygmalion ,“la femme est sans doute un filtre plus subtil et sincère de la réalité “ et il en fait la démonstration.

Giuliana souffre d’une forme aiguë d’agoraphobie qui l’éloigne des gens et des lieux publics comme des espaces creusés d’abîmes. C’est pourquoi elle vit résolument à l’écart et dans l’isolement. Elle rêve qu’elle se noie dans des sables mouvants mais erre pleine d’agitation dans un paysage citadin flou où des volutes de fumées s’échappent en permanence des machines industrielles à extraire le pétrole ou le méthane. Partout, les déchets industriels croissent
comme de la mauvaise herbe en se mélangeant à la boue fangeuse et les arbres se meurent attaqués par la pétrochimie dans ce désert industriel. Les pétroliers se faufilent subrepticement par le chenal des voies navigables irrémédiablement polluées. Un martèlement sourd et les accents lancinants d’une musique électronique complètent le sentiment d’oppression dont souffre Giuliana.

Antonioni filme un monde fantasmagorique où les êtres humains sont quasi fonctionnels et presque végétatifs. Son film appréhende un minimalisme contemporain à son acmé et en explore le trauma à travers les errances de Giuliana. Il traduit en images l’ambivalence de la transformation économique entre progrès industriel et régression de l’humain. En visionnaire prophétique, le cinéaste ferrarais se concentre sur les ouvriers qualifiés et les dirigeants
d’industrie du nouveau monde. Il ne fait que constater sans porter de jugement cette mutation industrielle qui aseptise les relations humaines tout en édifiant un monde oppressant et déshumanisant.

 

 

Le désert rouge ou les frustrations d’Eros

Le titre fait allusion sans s’embarrasser de circonlocutions au cruel manque d’Eros et donc d’amour dans un monde désincarné. Giuliana revendique à plusieurs reprises son envie de faire l’amour. Et l’acte d’amour est filmé de manière
compulsivement désordonnée ,tristement mécanique et presque de façon répulsive ;non dans l’attirance des corps mais dans leur rejet et leur distanciation. Antonioni déstructure la parole des protagonistes de son film pour mieux signifier l’emprise qu’exerce leur environnement sur eux.

Tout cet arsenal de la modernité, l’industrie lourde, l’énergie atomique, l’architecture futuriste, le désert en friche industrielle et la précocité scientifique de son fils, Valério, tout concourt à faire voler en éclats la psyché de cette femme d’ingénieur pétrolier ravagée par le doute existentiel. L’essence du problème de Giuliana est métaphysique et seul Corrado Zeller (Richard Harris doublé et à contre-emploi), dépêché auprès de son mari afin de recruter un team d’ouvriers italiens qualifiés pour un projet pétrolier en Patagonie, semble en relative empathie avec elle dans leur déphasage partagé de la réalité.

Antonioni filme la dépression nerveuse de Giuliana comme une crise de conscience et d’identité dévastatrice. Le fleuve métallique, l’entrelacs des conduites d’usine, le gaz jaune, les flammes oranges sortant des brûleurs, les champs fumants de détritus en décomposition : tout contribue à suggérer un environnement délétère et hostile. Tandis que l’impeccable photographie de Carlo di Palma donne corps au cauchemar névrotique de Giuliana et à travers elle, celui de Monica Vitti, la muse antonionienne par excellence.

Par contraste avec cette vision dérangeante de la réalité qu’il offre à notre perception, Antonioni, dans une échappée onirique, imagine une scène idyllique avec une mer translucide et un ciel au bleu saturé, un voilier qui dérive, une pré-adolescente s’ébattant dans l’élément aqueux comme un enchantement paradisiaque.

Mais la muse antoninienne ne rencontre aucun écho à sa quête désespérée d’amour tant elle est rivée à ce désert rouge qui reflète un manque cruel de passion humaine et où le futur de l’humanité est sur le déclin d’affect. Elle trouve néanmoins la consolation de son existence dépourvue d’ego dans sa progéniture à qui elle enseigne que l’oiseau sait déjouer les pièges de la pollution atmosphérique.

La restauration du désert rouge a été supervisée par Carlotta.

Titre original : il deserto rosso

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