Le Cinéma américain à l’assaut du monde

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S’il est vrai que l’art commercial risque toujours de finir prostituée, il n’est pas moins vrai que l’art non commercial risque toujours de finir vieille fille (Erwin Panofsky)

Le cinéma est devenu au XXème siècle la forme d’art la plus répandue, supplantant largement la peinture et la lecture, le théâtre et l’opéra. Chaque année, des milliards de spectateurs se pressent dans les salles obscures pour passer un moment de rêve et s’extraire de l’ordinaire. Toutes les classes sociales sont présentes, tous les âges, toutes les nationalités. Cadre de références communes, lieu d’échanges et d’apprentissage, ouverture aux autres cultures, le cinéma représente bien plus qu’un simple divertissement.

En effet, et il est aussi une industrie. Une industrie du spectacle qui nécessite des moyens colossaux pour qu’une œuvre soit largement diffusée. Des millions de personnes de par le monde travaillent pour le cinéma. Production, distribution, exploitation, tels sont les trois piliers d’une filière très gourmande en capitaux. Une industrie où la concurrence est présente, et où la course au meilleur film pour toucher le plus large public a fondé l’essor d’un secteur économique où art et technique se conjuguent pour offrir un spectacle sans cesse renouvelé.

Le cinéma américain, que nous identifierons dans cette étude au cinéma hollywoodien, a eu dès ses débuts cette logique commerciale inscrite comme contrainte et objectif. Mieux que tout autre pays, les Etats-Unis ont su faire des films des objets de rêve et de fascination, et l’industrie cinématographique est partie à la conquête de son public, sur le territoire américain d’abord, puis sans qu’aucune frontière ne vienne plus limiter ses ambitions. La Motion Picture Association of America règne sur le monde cinématographique comme le symbole d’un pays dont la culture façonne le monde depuis des décennies. Hollywood offre du spectacle au monde comme Rome offrait du pain et des jeux à ses citoyens.

Cependant cette hégémonie, comme toutes les hégémonies, est sujette à la méfiance et à l’envie. Le cinéma américain jouit d’un succès mondial qui n’a d’égal que la critique dont il fait l’objet. Fascination et répulsion se mêlent dans la plupart des individus. Le public mondial est friand de ses blockbusters, mais les critique et aspire à un cinéma plus diversifié et proche de sa culture. Toutefois, le cinéma est une industrie qui en plus comporte une forte part d’aléatoire sur les perspectives de succès de ses produits. Les conditions d’une offre diversifiée répondant à des besoins difficilement cernables sont un frein à une alternative cinématographique. C’est pourquoi le cinéma américain, en dépit de ses défauts, possède au moins la force que lui confère un public extrêmement vaste et qui sait à quoi s’en tenir lorsqu’il entre dans une salle.

Dans sa concurrence avec l’Amérique, l’Europe souhaiterait avoir le formidable atout que constitue une industrie culturelle surpuissante et qui sert infiniment la diffusion du modèle de civilisation de son pays d’origine. Mais l’Europe demeure plurielle, le cinéma européen peine à éclore autant que l’identité européenne, et les frontières cinématographiques existent bel et bien dans ce continent.

En son sein, la France fait figure à part. Seul pays à vouloir vraiment tenir tête à l’hégémonie mondiale du cinéma américain, elle est aussi, dans une certaine mesure, le seul pays du continent qui y arrive. Des politiques volontaristes ont su préserver une industrie du cinéma qui a disparu ailleurs. Mais si, à l’instar de l’automobile, la France a été un pays précurseur dans le cinéma et trônait devant les Etats-Unis au début du XXème siècle, force est de constater que l’Oncle Sam l’a depuis longtemps largement dépassée, et le combat s’avère inégal contre une industrie bien rôdée et sûre d’elle.

L’enjeu est, au fond, de savoir ce que représente le cinéma. Au-delà de l’art, au-delà de l’industrie, c’est le mode de vie et la culture des peuples du monde qui se trouvent influencés par le cinéma dominant. L’identité culturelle de chaque pays doit-elle être protégée de l’influence de cette culture globale, bien que cela paraisse aller contre la marche du temps ?

Partie 1 : La suprématie du cinéma américain sur le monde

Chapitre 1 : Histoire du blockbuster hollywoodien

Section 1 : Naissance du cinéma

L’histoire du cinéma débute par une innovation de la fin du XIXème siècle, à laquelle ont contribué plusieurs inventeurs. Au départ simple curiosité aux perspectives incertaines, cette découverte a peu à peu révolutionné le monde du spectacle. Si des entrepreneurs avisés ont vite perçu les possibilités commerciales gigantesques de cette découverte, la dimension artistique du cinéma a mis plus de temps à voir le jour, et le statut d’art cinématographique est toujours sujet à controverse, en tout cas pour une large part des films.

Dans une perspective scientifique, le physiologiste Etienne-Jules Marey mit au point en 1888 le chronophotographe sur bande mobile dans le but d’étudier la locomotion animale. Son assistant Georges Demeny crée le phonoscope à des fins d’applications éducatives pour sourds et muets. En 1892 Emile Reynaud offre, avec le théâtre optique, un spectacle d’images animées projetées sur un écran qui préfigure un peu plus le spectacle cinématographique. De l’autre côté de l’Atlantique, Thomas Edison invente et fait breveter en 1893 le kinétographe, puis une forme améliorée : le kinétoscope, destiné, comme le phonographe, à une exploitation dans les foires et sous la forme d’une projection individuelle. Enfin, en 1895, les frères Lumière mettent au point ce qui est généralement considéré comme la première forme de cinéma, le cinématographe. La première projection historique a lieu le 28 décembre 1895 dans le Salon indien du Grand Café. Synthèse et perfectionnement de toutes les inventions antérieures, le cinématographe constitue une technologie simple, fiable et efficace vouée à un avenir commercial.

Dès lors, le cinéma a terminé sa genèse d’innovations hésitantes et devient une véritable activité économique. En effet la première projection des frères Lumière est publique et payante. Le cinéma se définit alors comme une projection destinée à un public de spectateurs qui payent pour occuper une place dans la salle du spectacle, et commence à créer une demande. Quelques mois plus tard, le 23 avril 1896, Edison présente son vitascope au Koster and Bial’s de Broadway.

Section 2 : Ascension d’ Hollywood

Très vite, le marché se forme, des sociétés de production et de distribution se créent pour approvisionner les nickelodeons, ces premières salles de fortune apparues grâce au développement des projecteurs et où le spectateur peut voir un spectacle pour un nickel (cinq cents). Un grand nombre d’immigrants européens, à l’origine commerçants, brocanteurs ou marchands de confection, exploitent ces nickelodeons, s’intéressant davantage au souci de divertir le plus large public possible que de la dimension artistique des films projetés. Ces premiers businessmen du cinéma se nomment Laemmle, Fox, Zukor, Warner… et deviendront les futurs nababs (tycoons) hollywoodiens.

Mais Edison n’accepte pas que l’on puisse transgresser son droit exclusif sur les inventions cinématographiques via le brevet, et impose en conséquence une redevance à toute salle de cinéma aux Etats-Unis pour diffusion de films. Bénéficiant de moyens importants, il commence à harceler puis à prendre le contrôle de la plupart de ses concurrents, formant ainsi en 1907 la MPCC (Motion Picture Patent Company), appelée aussi « Trust Edison » ou simplement « Le Trust ». Toutefois les plus puissants exploitants indépendants résistent et produisent leurs propres films pour échapper à la tutelle du Trust. Parmi eux, William Fox et Carl Laemmle, qui fondera l’Independant Motion Picture Company, ancêtre d’Universal. Fuyant les affrontements sur les tournages, les compagnies de cinéma commencent à migrer de New York vers la Californie, où ils profitent aussi de conditions climatiques et géographiques plus favorables, de vastes terrains bon marché et d’une main-d’œuvre peu coûteuse et faiblement syndicalisée.

C’est ainsi qu’Hollywood, capitale mondiale du cinéma, voit le jour. Simple ranch en 1886, puis village rattaché à Los Angeles en 1903, elle accueille le cinéma en 1907 sous la personne de Francis Boggs qui vient de Chicago y chercher des décors naturels variés et toujours ensoleillés pour y tourner son film Monte-Christo. Il créa un premier studio en 1909 et sera bientôt suivi par de nombreux producteurs fuyant Edison : D.W. Griffith, Thomas Ince, Cecil B. DeMille, Carl Laemmle, et des compagnies telles que la Vitagraph, les Lubin Studios, la Fox, la Triangle, la Warner. Toutes ces entreprises attirent des réalisateurs étrangers immigrés et commencent à prendre le contrôle de la production et de la distribution.

Ce sont ces indépendants qui sortirent le cinéma des foires et lui donnèrent un caractère artistique et autrement plus spectaculaire. En effet, la conception du cinéma d’Edison était la rentabilisation maximale de petits films peu coûteux pour le kinétoscope, et il ne mène aucune recherche artistique pour améliorer la qualité des films. Les compagnies hollywoodiennes, quant à elles, ont voulu concurrencer le Trust en offrant des spectacles plus conformes aux attentes du public : plus longs, plus audacieux et mettant en scène des vedettes. Ainsi, le Trust, victime des procès anti-trust, est dissout en 1918, mais la plupart de ses talents avait depuis longtemps rejoint le camp des indépendants sur la côte Ouest.

Section 3 : La loi de l’entertainment

Le cinéma hollywoodien n’a alors aucun complexe à faire du septième art une industrie tournée vers le profit, ce qui passe par une attention marquée aux goûts et attentes du public le plus large et le plus populaire, ce qui n’est généralement pas la conception de l’art qu’ont les milieux culturels. Le cinéma était avant tout entertainment, même s’il a toujours également existé des gens qui voulurent lutter contre ce système et donner à Hollywood une ambition intellectuelle et artistique.

Les studios hollywoodiens ont ainsi attiré à eux quantité d’écrivains et d’artistes européens et américains, qui travaillaient avec d’authentiques hommes d’affaires, ce qui n’était pas sans provoquer des tensions. Certains réalisateurs se vantaient de n’avoir jamais lu aucun livre, d’autres ne savaient même pas lire, mais ils collaboraient avec des auteurs formés dans les plus prestigieuses universités. Les cinéastes européens déploraient l’absence de vie culturelle dans la cité du cinéma, mais lui apportaient la caution de leur distinction.

Car Hollywood, pour les besoins de ses films, était une grande consommatrice de textes et d’écrivains. Dans les studios, les départements littéraires recherchaient sans cesse les textes adaptables, aussi bien des romans récemment parus que des succès de théâtre ou des grands classiques de la littérature mondiale, en supposant que l’achat des droits d’adaptation d’une œuvre qui a conquis un public donnerait lieu à un succès au cinéma.

Recherchant sans cesse l’histoire idéale, les producteurs firent venir un grand nombre d’écrivains de la côte Est, lesquels étaient attirés par les ponts d’or que leur offrait Hollywood. Cependant, milieu littéraire et milieu des affaires avaient souvent du mal à s’entendre. Les studios utilisaient les scénaristes comme des pions dans le processus de production, confiant à l’un puis à l’autre le soin de perfectionner les scénarios, même à leur insu, sans se soucier aucunement de leur dignité d’auteur. Ils étaient devenus salariés, n’étaient pas publiés et leurs œuvres étaient quelquefois corrigées car manquant de vivacité ou d’art du dialogue. En retour ils n’oubliaient pas de fustiger le cynisme et la bêtise des chefs de studios.

Toutefois, cet apparent divorce entre arts anciens – littérature et théâtre – et le cinéma ne doit pas faire oublier que c’est de cette façon qu’il a pu prendre son indépendance par rapport à eux, mettant à bas la hiérarchisation culturelle au prix d’une désacralisation de l’auteur et d’un asservissement de l’écriture. Ainsi « le cinéma hollywoodien semble devoir son inimitable nature à cette double origine, à cette coexistence parfois pacifique, parfois violente, entre hommes d’industrie et hommes de culture, marchands d’images et artistes de l’imaginaire. Le mérite des plus grands bâtisseurs hollywoodiens étant souvent d’avoir su opérer en eux-mêmes, et en harmonie, une synthèse parfaite entre les deux tendances » (D’après Jacqueline Nacache, Le film hollywoodien classique, Armand Colin, Paris, 2005, p.79).

D’une certaine façon, Hollywood a aussi procuré un second souffle aux hommes de lettres, qui ont trouvé dans le cinéma une source abondante de débouchés, aussi bien dans le travail de scénariste que dans les ventes de droits d’adaptation. D’où le cri de reconnaissance de Nathanael West : « Thank God for the movies » . Philippe Garnier, dans sa postface à Rêves de Bunker Hill, de John Fante, écrit : « Rien ne dit qu’ils auraient pondu moult chefs-d’œuvre s’ils ne s’étaient pas laissé tenter par les salaires phénoménalement lucratifs offerts par les studios… Hollywood a empêché ces hommes de continuer à se battre le dos au mur, sauvagement, et aussi, plus miséricordieusement peut-être, les a empêchés d’aller rejoindre les raclures de salons à New York et autres tapisseries de l’Algonquin » (cité dans Le film hollywoodien classique, p.81)

Section 4 : Hollywood et l’Histoire

Le cinéma hollywoodien sera les décennies suivantes fortement marqué par les innovations technologiques et les soubresauts de l’Histoire. La Première Guerre mondiale donne ainsi lieu à une floraison de films de guerre et de films de propagande anti-allemande. Puis à la fin des années 1920 la Warner innove en introduisant le cinéma parlant, qui mettra quelques années avant d’être pleinement maîtrisé, comme l’illustre le film Singing in the rain. La Dépression marque aussi la production cinématographique, tant dans la chute de la fréquentation que dans le choix des sujets, même si peu de films y font directement référence.

Dès les années 1920, Hollywood accueille un grand nombre d’artistes européens désirant travailler aux Etats-Unis. Cette immigration prend une autre tournure lorsque certains de ces artistes fuient les régimes totalitaires et le nazisme. Bien que des raisons commerciales expliquent la faiblesse de l’engagement de Hollywood dans ses films, sitôt la guerre déclarée Hollywood mènera sa propre guerre, tournant entre 1942 et 1944 près de 400 films à caractère patriotique. Cependant, après la guerre Hollywood, vivra une période de tensions provoquée par la chasse aux sorcières du maccarthysme. En 1947 la Commission des activités anti-américaines enquête dans le milieu du cinéma et oblige à la délation. Plusieurs scénaristes seront envoyés en prison.

Section 5 : Les grosses productions

Nous avons déjà dit que le principe des grosses productions vient paradoxalement des indépendants qui voulaient, au début du XXème siècle, faire concurrence au Trust d’Edison en proposant des films plus coûteux et plus ambitieux. Un autre paradoxe vient du fait que le modèle qui a inspiré les indépendants dans la conception des premières grosses productions américaines vient d’Europe, à travers les grandes fresques historiques italiennes ou le film d’art français.

C’est ainsi que dans les années 1910-1920, les budgets des films augmentent de manière fulgurante, et certains tournages ont un caractère monumental : Naissance d’une Nation (1915) et Intolérance (1916) de Griffith, Les quatre cavaliers de l’Apocalypse de Rex Ingram, Ben Hur de Fred Niblo. Le cinéma parlant, loin d’introduire un retour à l’échelle humaine, suscite une nouvelle forme de gigantisme : le film musical, qui met le spectacle et l’émotion au premier rang de ses caractéristiques (« all talking, all singing, all dancing »).

Les années 1950 marquent une période de difficultés pour le cinéma américain qui ne fait que débuter. La télévision gagnant du terrain et la fréquentation des salles commençant à chuter, Hollywood tente de répondre à cette menace par des spectacles toujours plus incroyables, une esthétique toujours plus spectaculaire, utilisant les nouvelles technologies de l’époque : technicolor, stéréophonie, formats géants Cinérama, Cinémascope et Vistavision. Mais la hausse continue des coûts des superproductions oblige à en délocaliser le tournage, notamment dans les studios italiens de Cinecittà : ce qu’on a appelé les runaway productions (productions désertrices).

Dans les années 1960, les grands studios sont proches du gouffre financier, sous l’effet de la diminution continue de la fréquentation malgré les efforts engagés sans cesse croissants. Les films hyperboliques connaissent souvent de coûteux échecs commerciaux : Tora ! Tora ! Tora !, L’extravagant docteur Dolittle, Le jour le plus long, Cléopâtre. Pour compenser ces pertes, les firmes se tournent vers la production visuelle, distribuent les films indépendants moins rentables et les films européens qui connaissent à cet époque un intérêt qu’ils ont perdu depuis.

Section 6 : Le règne des blockbusters

Toutefois ce marasme commercial dans lequel sombrait Hollywood s’estompe dans les années 1970, et débute l’ère des blockbusters.

Le terme désigne la plus puissante bombe conventionnelle utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale par les forces aériennes alliées. Dans le monde du spectacle, il désigne une pièce de théâtre remportant un important succès : littéralement « qui fait exploser le quartier ». Ce qui peut aussi signifier que cette pièce mène tous les autres théâtres du voisinage à la banqueroute…

Un blockbuster est un film réunissant un budget important, en ce qui concerne à la fois la production et la campagne de publicité, un casting de stars et le plus souvent des effets spéciaux. Par ces aspects, il attire l’attention des médias et du public, générant une très forte exposition au-delà de la date de sortie, même si au final le succès n’est pas au rendez-vous. Le risque financier est moindre avec un blockbuster qu’avec un petit film, même si ceux-ci ont parfois des recettes exceptionnelles en comparaison de l’apport initial.

Pourquoi ce nouveau type de grosses productions est apparu, et a permis à Hollywood de trouver un second souffle ? Entre les années 1950 et les années 1970, le public du cinéma américain s’est métamorphosé. Autrefois loisir concernant davantage la classe d’âge moyen, de souche humble et souvent peu éduquée, cette catégorie de public tend à rester chez lui du fait de la diffusion de la télévision. Elle est remplacée par des spectateurs plus jeunes, plus cultivés et de classe moyenne ou supérieure, qui recherche dans le cinéma des images inédites et impensables sur le petit écran.

L’ère du blockbuster est née, et fera en fin de compte repartir la fréquentation à la hausse aux Etats-Unis dans les années 1980 et en Europe dans les années 1990. Production savamment conçue pour être populaire et spectaculaire, mêlant subtilement scènes d’action, effets spéciaux et stars, les blockbusters ont rapidement pris l’étiquette de pop-corn movies, en rapport avec les liens qu’ils entretiennent avec l’explosion de la culture de consommation, les multiplexes, produits dérivés et public adolescent. Mais il ne faut pas oublier que la culture du spectacle et de l’entertainement ont toujours fait partie intégrante du cinéma américain, art populaire en phase avec les attentes de rentabilité d’une industrie culturelle. Le blockbuster porte à l’échelle supérieure cette logique.

Section 7 : Les genres des blockbusters

Les blockbuters des années 1970 à 2000 ont remis au goût du jour des genres en perte de vitesse dans l’ancienne Hollywood déclinante. Le film d’horreur sanglant, nourri par les cinéastes indépendants, connaît un retour avec L’exorciste, Halloween, La nuit des masques, Vendredi 13 ou Evil dead, la série des Freddy, des Scream… Les films musicaux, caractéristiques des débuts du cinéma parlant, se régénèrent sous des formes nouvelles : La fièvre du samedi soir, Staying alive, Grease, Flahdance… et plus récemment Peines d’amour perdues, Evita et Moulin rouge. Enfin, les films catastrophes, en vogue dans les années 1930, reprennent de la vigueur avec L’aventure du Poséidon, La tour infernale, L’inévitable catastrophe, Twister, Le pic de Dante, Armageddon…

De nouveaux genres apparaissent également : le film adolescent, destiné particulièrement à ce nouveau public, avec Risky business, St. Elmo’s fire, Karaté kid, American Pie. La parodie potache et cinéphile quant à elle, d’abord simples clins d’œil, en vient à copier de plus en plus en les parodiant les derniers succès en salles, tandis que c’est souvent le même public qui va voir les films et leur parodie. De ce genre font partie de nombreux films de Mel Brooks (Le grand frisson, La folle histoire du monde, La folle histoire de l’espace…) ainsi que plusieurs séries de films parodiant un genre ou un groupe de films (Y a-t-il un pilote dans l’avion, Y a-t-il un flic pour sauver le président, Hot shots, Austin powers, Scary movie).

Mais le plus surprenant est sans doute l’apparition de films au succès sans précédent et plus difficilement assimilables à des genres courants : Superman, Batman, les Indiana Jones, E.T., les Star Wars, Jurassic park, Titanic, les Harry Potter, les Le seigneur des anneaux…

Dans la même période, les technologies connaissent un développement fort et rapide, et donnent la pleine mesure de leurs capacités dans les années 1990. Ces techniques, un peu à la manière de celles déployées pendant l’âge d’or hollywoodien et le début de ses difficultés, visent toujours à améliorer le côté entertainment du cinéma, à procurer une expérience radicale des sens, à travers la constante amélioration de la qualité visuelle et auditive. Après l’apparition du son stéréophonique, le Dolby, Dolby Digital et DTS viennent à nouveau améliorer le champs sonore et doter l’expérience cinématographique en salle d’avantages certains par rapport à la télévision, et plongent littéralement le spectateur à l’intérieur du film.

D’autre part, les effets spéciaux ont complètement transformé le paysage cinématographique de la dernière décennie, et ont permis au cinéma d’explorer de nouveaux espaces, en permettant toutes sortes de scènes à un degré de réalisme inimaginable auparavant et à un coût se réduisant sans cesse, ce qui a permis leur prolifération. Souvent des réalisateurs-producteurs étaient à l’origine de ces développements : James Cameron avec Digital domain et George Lucas avec ILM (Industrial light and magic). Ce dernier aura attendu seize ans que la technologie mûrisse pour pouvoir enfin réaliser la seconde trilogie de la saga Star Wars.

Section 8 : Le film d’action

Un des genres les plus emblématiques des blockbusters américains demeure le film d’action. Héritier des films catastrophes, il estompe les portraits psychologiques pour se recentrer sur les scènes d’action, musclées et spectaculaires.

Tandis que les héros des films catastrophes sont des gens ordinaires arrachés au quotidien et promus au rang de sauveurs, les films d’action des années 1980 mettent plutôt en scène de véritables guerriers, dont les acteurs vedettes sont hissées au rang d’icônes : Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Jean-Claude Van Damme. Dans le contexte de l’Amérique de Reagan, l’esthétique guerrière et patriotique s’épanouit sans scrupules : la série des Rambo, des Rocky, des Terminator, Top gun, Portés disparus, Predator, Commando…

Avec des différences, les années 1990 poursuivront ce modèle, en opérant un montage de plus en plus rapide et en faisant encore progresser ses caractères excessifs (nombre de morts, force et résistance du héro, quantité d’armes et d’ennemis et ampleur des destructions matérielles) : Armageddon, Rock, Ultime décision, Juge Dredd, Independance day, Air force one, Blade…

On remarque que beaucoup de ces films ont perdu l’image presque caricaturale du héros des films d’action des années 1980, et mettent en scène des personnages ordinaires qui font face à des situations extraordinaires sans l’avoir choisi, et deviennent finalement des héros malgré eux : Rock (Stanley Goodspeed), Armageddon (Harry Stamper), Ultime décision (David Grant), Air force one (le président James Marshall), Independance day (David Lavinson, le président Thomas J. Whitmore, le capitaine Steven Hiller, Russel Casse), le Treizième guerrier (Ahmed Ibn Fahdlan), Stargate (Daniel Jackson). L’acteur le plus emblématique de cet anti-héros est sans doute Bruce Willis, qui campe le héros de la trilogie Die hard, John McLane, paradigme du sauveur qui n’a rien demandé, mais aussi des rôles similaires dans Armageddon, le 5ème élément. L’évolution entre les deux décennies est bien illustrée dans le film Last action hero de John McTiernan, qui montre un personnage de justicier indestructible et insensible, caractéristique des années 1980 et tenu évidemment par Arnold Schwarzenegger, qui se retrouve dans un film d’action à la façon des années 1990. Il découvre alors le poids de la vie, les blessures, le besoin de recharger ses armes avant de tirer…

Le cinéma asiatique, en particulier chinois, hongkongais et taiwanais est venu à la fin des années 1990 modifier la donne et l’esthétisme des films d’action made in Hollywood. Les arts martiaux ont fait leur apparition dans les scènes de combats, qui sont dorénavant ritualisés et chorégraphiés. Un des films précurseurs dans ce domaine a été Matrix, en 1999, et depuis la grande majorité des films se sont convertis à cette nouvelle manière de se battre, non moins exagérée et hyperbolique qu’auparavant mais sans doute plus esthétique et renouvelant les scènes de combats. Cette métamorphose a été largement soutenue par la plus grande présence du cinéma oriental sur la scène américaine, au travers de ses acteurs (Jackie Chan, Chow-Yun Fat, Jet Li) et de ses films (Tigre et dragon, Hero). John Woo illustre la synthèse des deux cultures du film d’action, alliant les deux esthétiques américaine et asiatique, dans des films tels que Volte-face ou Mission : impossible 2. La vraisemblance y est sacrifiée au profit de la beauté des gestes et de la douceur des scènes.

Chapitre 2 : Les recettes qui font un succès

Section 1 : Caractéristiques générales

Organisé à la façon d’une industrie de l’entertainment et de ce fait orienté vers le public des spectateurs comme une masse de consommateurs, le cinéma hollywoodien a su plus que toute autre cinématographie accroître son marché et sa rentabilité. Les blockbusters sont des spectacles qui s’adressent au plus grand nombre, tout comme les grosses productions de l’ère hollywoodienne classique. Ainsi depuis près d’un siècle Hollywood conçoit des films à l’attention du plus grand public possible, et cela quelque soit le sexe, l’âge, la catégorie ou la nationalité des spectateurs. Nous pouvons alors analyser de plus près les recettes de ces films qui connaissent un très grand succès populaire, mesuré au travers des résultats au box-office, ce qui est le moyen le plus objectif pour juger si un film est réussi.

On peut tout d’abord remarquer que nombre des films à succès sont des suites, ce qui montre que si l’originalité n’est pas forcément leur maître mot, les producteurs hollywoodiens savent réutiliser des concepts qui ont fait leurs preuves pour s’assurer de la fidélité du public. On remarque ainsi que trois sagas dominent littéralement le box-office : Le seigneur des anneaux, Star Wars et Harry Potter. De nombreux autres films à suite font partie des grands succès du box-office mondial : Spider-Man, Matrix, Pirates des Caraïbes, Jurassic Park, Mission :impossible, Maman, j’ai raté l’avion, Terminator, Indiana Jones, Les dents de la mer, Men in black, La momie, X-Men, Die hard, L’âge de glace, Grease, Basic Instinct, Retour vers le futur…, et bien sûr James Bond. Cette réutilisation des grandes réussites est très rarement utilisée ailleurs qu’aux Etats-Unis. En France on peut seulement noter Astérix et Obélix, Taxi, Les visiteurs, Les bronzés.

Les plus grands succès du box-office mondial sont le plus souvent des films pleins de fantaisie ou des films dotés d’éléments fantastiques importants. Cela contribue au spectaculaire et accrédite l’idée que les films les plus populaires sont ceux qui sortent le spectateur de l’ordinaire du quotidien, et non ceux qui s’appliquent à être réalistes. Parmi les 100 plus grands succès mondiaux, seulement cinq films peuvent être apparentés à des comédies ou films réalistes, proches de ce qui se fait en Europe : Pretty woman, Mrs Doubtfire, Rain man, Ce que veulent les femmes et Coup de foudre à Notting Hill.

Section 2 : Le “reaction shot”

Paul Warren, dans son essai Le secret du star system américain, a décrit les techniques qu’utilisent les films pour créer véritablement un héros, pour vedettiser les stars, et, en fin de compte, aboutir à une identification entre le spectateur et le protagoniste principal du film. Dans sa théorie, c’est le reaction shot (plan de réaction), utilisé à profusion dans la plupart des grosses productions de style hollywoodien, qui amène le public à adopter inconsciemment une certaine attitude, et à lui faire éprouver des émotions contrôlées. Ce processus part du regard de réaction des protagonistes à l’écran, souvent les personnages secondaires, qui influence et détermine les autres regards, celui de la réalisation dans son ensemble mais aussi et surtout celui des spectateurs. Les personnages secondaires servent de ce fait à mettre en valeur le héros charismatique, de façon vraisemblable et naturelle, et ainsi permettent, par la similitude de leur comportement avec celui du public, de faire entrer ce dernier dans le film. Les séquences successives assemblées au montage optimisent cet effet. Prenons l’exemple de Matrix.

Le film utilise à plusieurs reprises le reaction shot de façon ingénieuse pour mettre en avant le héros principal, Néo, personnage de sauveur mais qui doute de lui-même et qui fait douter les autres personnages et le public s’il est véritablement l’Elu. Lorsque Néo et Trinity retournent dans la matrice pour sauver Morpheus de ses agents, la fuite en hélicoptère tourne mal, et tandis que Néo et Morpheus parviennent à rejoindre le toit d’un immeuble, Trinity reste dans l’hélicoptère incontrôlable. Mais Néo saisit le câble qui lui a permis d’en réchapper et signale de cette façon au spectateur la manière dont Trinity peut s’en sortir. Après que Trinity ait sauté de l’hélicoptère qui explose sur la façade d’un immeuble et projette Trinity sur les vitres de l’immeuble d’en face, les faisant littéralement voler en éclats dans la salle de cinéma, Néo tire sur le câble pour la remonter en haut de la tour. On nous présente alors l’image de Tank, l’informaticien à l’extérieur de la matrice, jubilatoire et qui s’exclame : « Je le savais c’est bien lui ». Le plan suivant, pour renforcer ce reaction shot, montre Néo achevant de remonter Trinity sur un fond de musique de victoire. Ces plans renforcent le statut de sauveur de Néo et en font un héros.

Dans une autre scène, celle où Trinity vient de s’extraire de la matrice et que l’agent Smith menace Néo seul dans une station de métro vide, le combat qui va suivre, rappelant les duels de cow-boys, utilise à nouveau plusieurs effets de reaction shot. Tout d’abord Néo ne fuit pas mais se résout à affronter l’agent, ce qui surprend puisque les scènes précédentes nous ont montré ces agents comme invincibles. Les compagnons de Néo sont donc stupéfaits de sa réaction, Trinity s’exclame « Mais qu’est-ce qu’il fait ? », ce qui amène les spectateurs à se poser la même question. Morpheus apporte alors la réponse : « Il commence à prendre confiance », ce qui relance le mythe du héros libérateur de la matrice. Durant le long combat qui va suivre, les plans de reaction shot se multiplient puisque les amis de Néo suivent sur un écran, comme nous, le déroulement de l’affrontement. Leurs commentaires, leurs émotions servent à guider le public et à l’amener inconsciemment à ressentir les mêmes choses qu’eux, espérant qu’au final Néo vaincra la matrice.

Section 3 : Le star system

Hollywood a su créer un environnement culturel de référence non seulement pour les cinéphiles, mais aussi pour l’ensemble de la population, des Etats-Unis et d’ailleurs. Cela a engendré une forte élévation des coûts de casting, et aujourd’hui certains acteurs touchent 20 à 30 millions de dollars par film (record détenu par Arnold Schwarzenegger pour Terminator III). Mais c’est aussi une des composantes économiques qui constituent le marché du cinéma, et les cachets astronomiques des stars se justifient commercialement.

Au début du siècle dernier, les premiers acteurs ne connurent pas immédiatement la célébrité, et leurs fans n’avaient même aucun moyen de connaître leurs noms. Le Trust Edison refusait toute divulgation de leur identité, de peur que la notoriété des acteurs ne leur fasse exiger de plus hauts salaires. Mais à nouveau, ce sont les indépendants qui vont bouleverser ce système et inventer la starification. Carl Laemmle lance le nom d’une des premières stars, Florence Lawrence, bientôt suivi par Adolph Zukor, pour qui les acteurs célèbres font les spectacles célèbres.

Le star system devient bientôt un des piliers du cinéma hollywoodien, soutenu par des services de publicité et amplifié par les fan magazines. Les sociétés de production s’attachent des acteurs par contrat. En 1927, l’industrie met en place la cérémonie des Academy Awards où des oscars récompensent les films déclarés les plus réussis, mais mettent également en valeur les stars. Leur statut traversera d’ailleurs sans crise la période de difficulté d’Hollywood après l’âge d’or.

L’influence du star system a été telle qu’on peut dire que Hollywood a largement contribué à fixer les critères de la beauté au XXème siècle, succédant ainsi à la peinture. Marilyn Monroe et Audrey Hepburn ont imposé l’image de la femme jeune, mince et charnelle, sensuelle et érotique mais maternelle et enfantine. De leur côté, Marlon Brando, James Dean et John Wayne passaient pour les modèles de beauté masculine. Cet aspect du star system s’est bien sûr poursuivi jusqu’à nos jours.

Les cachets des stars ont ainsi constamment augmenté, ce qui a créé un fossé entre quelques noms (Tom Cruise, Harisson Ford, Mel Gibson, Julia Roberts…) et le reste de la profession, ainsi que la population dans son ensemble. Le cachet de 30 millions de dollars d’Arnold Schwarzenegger équivaut en France à près de cinq fois le budget moyen d’un film (5,34 millions d’euros en 2004), ou la somme des cachets perçus en une année par les acteurs français. Toutefois la France est aussi touchée par ce phénomène d’inflation des cachets.

Celui-ci s’explique par des facteurs commerciaux. La présence d’une star est un facteur de différenciation, et cela est particulièrement important pour les grandes productions. Un blockbuster se construit avant tout avec des têtes d’affiche, ou n’a aucune chance de faire un succès. Les financeurs du cinéma exigent alors des garanties en termes de casting avant d’investir, et les producteurs sont par conséquent prêts à les payer très cher. Certains films dans l’histoire d’Hollywood ont été appelés des all-star casts, parce qu’ils réunissaient un très grand nombre de stars, même pour des rôles mineurs. La devise de MGM n’était-elle pas « Pus d’étoiles qu’il n’y en a dans le ciel » ? De plus, les acteurs gèrent leurs carrières et monnayent leurs talents et célébrité, notamment grâce à leurs puissants agents.

Section 4 : Le happy end

Le happy end est une caractéristique essentielle du cinéma hollywoodien, et explique sans doute en partie son succès pour tous les publics. A une sensation de fin procurée par la succession des événements dans l’histoire d’un film, succède le générique et le départ des spectateurs. Plusieurs instances interviennent dans la détermination de cette fin :

1. les impératifs du genre du film, qui a une logique interne qui le guide vers un certain type de fin,
2. le producteur, qui sait que de la fin dépend en grande partie le succès du film et qui de ce fait laisse moins de liberté au scénariste ou au réalisateur et reprend la main sur ce moment clé du film,
3. le spectateur, qui exige un film d’une certaine durée et qui éprouve certaines attentes quant à la façon dont se termine le film,
4. parfois le censeur, comme nous le verrons plus loin.

Le happy end est la fin préférée des spectateurs, comme l’ont montré toutes les études faites aux Etats-Unis. Après le climax, qui est défini comme « le moment où, vers la fin du film, l’émotion du spectateur est censée atteindre son point culminant grâce à une action particulièrement intense par laquelle la résolution sera consommée » (D’après Pierre Jenn, Techniques du scénario, FEMIS, 1991, p.84) , surgit cette fin heureuse qui renvoie le spectateur satisfait chez lui, et donc susceptible de revenir. Le happy end permet de boucler le récit de façon nette, de mettre un terme à l’existence imaginaire des personnages pour les spectateurs.

Il rassure le spectateur sur ses valeurs et le console, ce à quoi il a servi notamment à l’époque de la Dépression. C’est ainsi devenu une exigence du public américain, en quelque sorte un droit acquis par la prospérité de l’American way of life. C’est ce qu’explique Fritz Lang dans un article de 1946 : « Dans cet univers de confort matériel, où la réussite individuelle fut toujours largement exaltée, il n’est pas étonnant que les populations prennent un extrême plaisir à s’entendre éternellement répéter les mêmes fables rassurantes : « et ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours » ».

Section 5 : La protection du public

En 1930 l’Association of Motion Picture Producers and Distributors of America, ancêtre de la MPAA, adopte le Code de production cinématographique Hays. Cela passe bien sûr pour un bureau de censure teinté de conservatisme et de politiquement correct, mais le préambule déclare que « Les producteurs de films reconnaissent que le cinéma est une forme universelle de divertissement et que les spectateurs du monde entier leur accordent une grande confiance ». Ce Code a donc pour but de pérenniser la fréquentation du cinéma comme un loisir accessible au plus grand nombre, un spectacle familial, et qui met le cinéma à l’abri d’une détérioration de son image qu’auraient pu provoqué certains films violents, choquants ou érotiques.

Le Code énonce ainsi les principes du divertissement cinématographique :

1. Aucun film ne sera produit qui pourrait abaisser les standards moraux de ceux qui le voient. La sympathie du spectateur ne doit jamais être jetée du côté du crime, des méfaits, du mal ou du péché.
2. Seuls des standards corrects de vie soumis aux exigences du drame et du divertissement seront présentés.
3. La loi, naturelle ou humaine, ne sera pas ridiculisée et aucune sympathie ne sera accordée à ceux qui la violent.
4. Certains sujets sont sensibles ou interdits : les crimes, les grossièretés, le blasphème, le baiser, la vue du nombril, les danses indécentes, le manque de respect pour la religion, le mauvais goût des chambres à coucher, le manque de respect pour la fierté nationale et la présentation du drapeau, le mauvais goût des titres de films ou les sujets répugnants.
5. Le happy end devient une contrainte morale de toute histoire, il reflète les valeurs morales qui régissent toute la société américaine. Le Code affirme que « tout film doit avoir pour but de défendre le bien et de condamner le mal. Dans la mise en pratique de ce principe, il faut attacher plus d’importance à l’effet et au ton du film dans son ensemble qu’aux épisodes et incidents. Il arrive souvent, dans le développement d’une histoire dont la valeur morale est indiscutable, qu’il puisse y avoir des phases dans lesquelles le mal est provisoirement victorieux ».

Ce Code sera plus tard remplacé par un système de rating, qui classe plus simplement les productions selon des critères liés à l’âge du public.

Section 6 : L’universalisme

Depuis ses origines, les spectacles proposés par Hollywood se distinguent par leur vocation universaliste. Contrairement aux autres arts, contrairement aux autres pays, le film hollywoodien s’adresse à tout type de public, sans limite de formation intellectuelle ou d’identité culturelle nationale. Petit à petit, l’industrie s’est habituée à la taille du public que lui conférait cette universalité. Aujourd’hui, Hollywood est très dépendante de l’étranger pour la rentabilité de ses films, dont la hausse des coûts rend vital l’accès aux milliards de consommateurs qui contribuent à la survie de très grosses productions.

L’universalisme est aussi un trait typique de la culture américaine. A la faveur de la réunion de multiples cultures qui ont formé le melting pot américain et de la tradition entrepreneuriale et conquérante des Etats-Unis, la culture globalisée, fruit d’un mode de vie globalisé, a pu se répandre partout dans le monde à partir des Etats-Unis, dans le cinéma mais aussi la musique, la cuisine, l’habillement… Le cinéma et l’audiovisuel en général, en plus d’être très bénéficiaires dans le commerce international au profit des Etats-Unis, leur rapportent également d’énormes avantages indirects en termes de diffusion de leurs produits, mode de vie et valeurs. Wim Wenders a d’ailleurs écrit : « Trouverait-on à travers le monde le rêve de l’Amérique sans le cinéma ? Aucun autre pays dans le monde ne s’est ainsi tant vendu, et n’a répandu ses images, l’image qu’il a de soi, avec une telle force, dans tous les pays. »

Dans la première moitié du siècle, les Etats-Unis ont connu la révolution fordiste qui, grâce à la standardisation de la production, a permis à la société américaine d’accéder à la consommation de masse. Le cinéma américain se situe pleinement dans cette logique, créant pour un vaste public un scénario facile à comprendre et à suivre, même pour un public peu éduqué ou d’immigration récente et qui maîtrise encore mal l’anglais. A la différence de l’écrit et des arts classiques qui étaient orientés vers un public élitiste et restreint, le cinéma américain, par ses origines populaires, a permis de rapprocher les modes de vie, en donnant un accès privilégié à la culture à des publics qui en étaient jusque-là privés. Mettant en scène toutes les classes, il a contribué à les faire tendre vers une middle class, à rapprocher leurs styles de consommation, grâce à un universalisme que n’avaient pas encore les autres cinémas.

Depuis, cette logique s’est naturellement poursuivie pour synthétiser les modes de vie de l’ensemble des populations du monde, grâce à des recettes qui, semble-t-il, plaisent à la plus grande partie des spectateurs, indépendamment de leurs origines sociales ou nationales : le cocktail « action, adventure, humor, love interest and special effects ». Les héros provoquent l’empathie du public par leurs valeurs, leurs actions et leur code de comportement. Bien qu’ils soient rarement des êtres ordinaires (Luke Skywalker, Frodon, Spiderman, Harry Potter, Superman…), le public se sent proche d’eux, de leurs aspirations, de leurs rêves, et aussi de leurs doutes et de leurs faiblesses. Protéger les siens, vaincre le mal et retrouver son foyer tout en s’efforçant de rester digne et bon peuvent apparaître comme de bons sentiments un peu naïfs pour un certain cinéma plus intellectuel, il n’empêche que ces valeurs sont celles qui sont le plus communément partagées, et leur mise en scène ne peut que plaire au plus grand public.

Hollywood représente aussi à l’étranger la quintessence d’un modèle de civilisation dont l’opulence et la liberté, auxquelles les peuples du monde entier aspirent, transparaissent dans ses films. Exemple type d’une économie libérale, le système hollywoodien a montré son efficacité et véhicule l’idéologie américaine de la réussite du monde libre et de ses héros, qui symbolisent l’univers du possible. La richesse de la modernité, la Californie « laboratoire social du futur » et la fascination pour une société démocratique parvenue au stade de l’abondance et du bonheur sont ainsi les principaux traits du modèle américain, de l’American way of life, dont Hollywood s’est fait le vecteur, pour son plus grand profit.

Chapitre 3 : L’industrie hollywoodienne

Section 1 : Répondre au désir de spectacle

Depuis ses débuts, comme nous l’avons vu, le cinéma hollywoodien se caractérise par une quête systématique de réussite auprès du public, qui se mesure avant tout par les recettes enregistrées au box-office. A la différence d’un cinéma que l’on pourrait appeler européen il n’a jamais cherché à amener le spectateur à la réflexion, à susciter en lui une réflexion critique sur la société, certaines valeurs ou certains thèmes. Au contraire, il cherche à répondre aux attentes du peuple en matière de divertissement, à connaître ce qui le touche, ce qu’il apprécie particulièrement, au niveau des histoires et des personnages, et en fait un film. Les tendances des succès cinématographiques montrent que ce sont les fictions, les voyages dans l’imaginaire qui donnent lieu à des réussites. Le cinéma américain offre des films correspondant à ces attentes, des films populaires, procurant émotions et rêves à ces spectateurs qui cherchent avant tout dans le cinéma à pouvoir le temps d’une séance sortir du quotidien et vibrer plus que réfléchir.

Ce qui contribue à promouvoir cette logique de grand spectacle populaire, c’est sans doute aussi que le cinéma d’Hollywood est capitaliste à part entière, c’est-à-dire que le cinéma est conçu comme un vecteur culturel mais aussi comme une industrie, et qui se doit donc d’être également lucrative. Ce qui n’a jamais été évident en Europe, où le cinéma est plutôt considéré suivant les configurations artistiques du début du XXème siècle, à savoir que c’est l’artiste, en avance sur son public, qui propose une offre, à laquelle répond la demande, et non l’inverse. Les dialectiques art-industrie, réalisateur-producteur se font à l’avantage de l’art et de la prééminence du réalisateur, ce qui éloigne le cinéma européen du public, du succès et au final de la rentabilité. Le cinéma américain cherche à plaire à la masse, s’efforce d’être rentable comme n’importe quelle entreprise et de ne pas dépendre de subventions étatiques pour couvrir ses frais, faire d’éventuels profits et en fin de compte assurer son existence.

Pour assurer son succès, il investit de grosses sommes, mettant en avant une esthétique mégabudgétaire, unique parmi les autres films et de ce fait facteur de différenciation. La taille des budgets de production provoque une richesse perceptible à l’écran, à travers les stars, les décors, les accessoires, les figurants, les effets spéciaux… De plus Hollywood crée sans cesse de nouvelles techniques, perfectionne ses technologies, toujours dans une logique d’émulation qui est la conséquence de ce système concurrentiel et qui aboutit à offrir au public un spectacle de qualité toujours croissante. La mobilisation technologique se fait au service su spectaculaire, de l’exploit artistique et marchand.

Section 2 : Une organisation industrielle

Hollywood se considère comme une industrie, et possède l’organisation d’une industrie. Ce processus amène à standardiser d’une certaine façon ses films, tout en les différenciant et en en faisant des produits uniques.

Le système hollywoodien a su se doter et bénéficier de conditions de production exceptionnelles : les terrains immenses de Californie, un système de financement solide soutenu par les grandes banques américaines, des équipement modernes et à la pointe de la technologie mondiale, et son immense capacité à attirer des idées, concepts, scénarios, à acheter les droits de romans et pièces à succès, à faire venir les meilleurs techniciens, écrivains, compositeurs, réalisateurs et acteurs. « Les studios n’ont aucun mal à brasser une matière abondante, à maîtriser de grands ensembles – qu’ils soient chronologiques, spatiaux ou humaine » (D’après Jacqueline Nacache, Le film hollywoodien classique, p.99).

Son système de production performant cherche à optimiser le couple rentabilité-rique. Il a aboutit à une organisation de la production sous une forme très divisée et donc proche de l’industrie. Des unités de production sont spécialisées dans un certain genre, et réutilisent les installations gigantesques des décors et les stocks de costumes. Le personnel de ces unités est lui aussi spécialisé dans un type de film. On peut même percevoir une certaine spécialisation entre les studios, lesquels, s’ils ne sont jamais enfermés dans un certain genre, sont marqués par une certaine image de marque : le film de gangsters et le film social à la Warner, la comédie musicale et le drame psychologique à la MGM, le film d’épouvante chez Universal.

Dans cette logique industrielle, le système hollywoodien a aussi su, chose à peu près impensable en Europe, faire du haut de gamme et du bas de gamme. Ceci est mis en place par une hiérarchisation des budgets et des films, entre ceux de série A et ceux de série B. Ce modèle est hérité de l’âge d’or des studios, du temps où ils exerçaient leur emprise non seulement sur la production, mais aussi sur la distribution et l’exploitation. Les films de série A étaient d’abord projetés dans les plus belles et les plus grandes salles des villes, celles qui étaient aussi les mieux situées. Les films de série B servaient d’appoints pour alimenter les autres salles.

Section 3 : Le film comme un produit

Enfin, la force de l’industrie du cinéma consiste à considérer le film, son concept, ses personnages, comme des produits, lesquels sont l’objet de campagnes marketing parfois surpuissantes. Certes un nombre limité de films est ainsi le centre d’une promotion d’envergure, toutefois la tendance est générale à Hollywood de chercher à valoriser le film par des techniques industrielles.

Les films qui sont le plus sujet à ces campagnes sont ceux qui ont un concept fort, soutenu par des effets spéciaux rares, et dont le casting a une telle notoriété qu’il détermine une part significative de l’attraction qu’opère le film. Ce marketing se caractérise par la création de plusieurs bandes-annonces très soigneusement montées et leur diffusion massive en salles et à la télévision américaine, dont le sommet est un passage pendant le superbowl, la création de sites Internet, une promotion événementielle par une intense diffusion d’affiches publicitaires et d’émissions télévisées juste avant la date de sortie.

Certains films forment des concepts qui servent à une myriade de produits dérivés. Disney en est bien sûr le spécialiste, et sait parfaitement capitaliser sur le succès de ses dessins animés. Lors des lancements et après, de multiples produits dérivés s’inspirant d’un concept sont mis en vente, créant une véritable filière. Les droits d’exploitation, la télévision et les parcs de loisirs forment une suite industrielle finalisant le processus. L’exploitation des films n’est alors plus la source de revenus prépondérante, mais cependant vitale pour mettre en route la machine industrielle.

Section 4 : Une spirale inflationniste?

Cependant cette stratégie du toujours plus n’est pas sans risques. Le système permet de faire du spectaculaire, mais la surenchère menace le système hollywoodien des blockbusters. Les films deviennent très coûteux, tandis que la hausse de la fréquentation et du prix des tickets de cinéma ne connaît pas la même progression. L’inflation des coûts préoccupe les tenants du système, dont la MPAA. Elle concerne en particulier les dépenses de promotion, et le cachet des stars. Les majors risquent gros à chaque sortie d’un film à gros budget, et c’est pourquoi elles tentent de limiter les risques en mettant en scène des stars de premier plan et en assurant une campagne promotionnelle très puissante. Mais tandis que le nombre de ces blockbusters augmente, la concurrence entre eux s’intensifie ce qui débouche sur une spirale inflationniste. L’été américain voit se succéder chaque semaine une ou deux grosses sorties, qui tentent de réaliser le meilleur score dès la première semaine, car les distributeurs savent que la semaine suivante un autre blockbuster viendra évincer le précédent et l’éclipsera de l’actualité immédiate. En conséquence des diminutions de fréquentation de 50 à 70 % entre la première et la deuxième semaine ne sont pas rares.

Le système du cinéma américain est-il alors condamné par sa propre logique commerciale ? Non, car il sait faire appel à d’autres ressources pour se renouveler à l’infini et ne pas épuiser son inspiration. Il a su puiser dans le talent de l’étranger pour trouver de nouvelles pistes. A travers les remakes, c’est un succès avéré à l’étranger que le système de production exploite pour tenter d’en faire un succès potentiel aux Etats-Unis. Certes on peut objecter que les films étrangers sont valorisables directement sur le marché. Mais comme pour les remakes de films anciens, il s’agit de capitaliser sur un succès pour le réinterpréter à une situation nouvelle. Le film de base est réinvesti pour tenir compte de la conformité à des standards qui permettent de toucher le public américain, en y adjoignant de nouveaux éléments (acteurs, mise en scène…) mieux aptes à le séduire. Ainsi le coût d’une nouvelle production pour un film déjà existant se justifie par la rentabilisation accrue fondée sur cette adaptation.

Le cinéma américain sait utiliser d’autres sources d’inspiration que celles d’Hollywood, qu’elles viennent du reste du monde ou de son cinéma indépendant. En effet en marge du cinéma main stream, la vitalité de la production indépendante ne faiblit pas. Dans les années quatre-vingt-dix, elle a connu un accroissement de sa part de marché et n’a pas manqué de succès et de reconnaissance. Ses films sont mieux acceptés en Europe que les films traditionnels de Hollywood, et sont souvent encensés par la critique et primés lors des festivals (par exemple Pulp fiction, Elephant et Fahrenheit 9/11 à Cannes).

Cependant, il ne faut pas voir ce succès des indépendants comme une revanche sur les majors hollywoodiennes. En effet il n’y a pas de réelle dichotomie entre majors et indépendants dans le système américain. Les majors savent avoir recours aux productions indépendantes si celles-ci se révèlent plus aptes à rencontrer le public, et se recentrent alors sur la distribution. D’autre part ce ne sont pas deux mondes étanches, mais plutôt des vases communicants. Certains cinéastes indépendants rejoignent ainsi la production de grande ampleur et se mettent à travailler pour les majors. Par ailleurs parmi les distributeurs indépendants certains sont presque devenus des majors (Miramax, filiale de Disney, a produit les coûteux Le patient anglais et Shakespeare in love), ou diversifient leurs productions (Hemdale a produit Terminator, New Line la saga du Seigneur des anneaux). On peut donc dire que loin de constituer un monde à part, la production indépendante se constitue comme une machine à renouveler le cinéma hollywoodien et à trouver de nouveau talents (Joel et Ethan Cohen, Jim Jarmusch, Steven Soderbergh…).

Le festival de Sundance illustre bien cette dialectique de l’indépendance et de l’intégration. Créé pour être consacré au cinéma indépendant, il est bientôt devenu le rendez-vous obligé des producteurs hollywoodiens en quête de talents prometteurs et de sources d’inspiration, et qui espèrent sinon gagner gros du moins multiplier leur mise de départ par des films peu coûteux.

Partie 2 : Critique du modèle hollywoodien et faiblesse du cinéma européen

Chapitre 1 : Les critiques proférées à l’encontre du cinéma américain

Les blockbusters américains, films fondés sur des scènes d’action et par conséquent moins sur un intérêt intellectuel pur, font l’objet de vives critiques en Europe, bien qu’ils continuent à y réunir la plus grande partie des spectateurs. Toutefois, on peut remarquer que ces critiques concernent rarement l’esthétique, les techniques d’image et de son et les effets spéciaux américains étant les meilleurs au monde, mais concernent de manière accentuée le fond. Ainsi c’est le type d’histoire, les caractéristiques du héros et de manière générale le contexte qui sont mis en cause dans ces critiques, non dépourvues d’un rejet plus global des Etats-Unis et de leur double succès, militaro-diplomatique et cinématographique.

Section 1 : Unilatéralisme du héros et de la puissance

La plupart des blockbusters mettent en scène une intrigue qui peut être caractérisée comme technique, et dont la solution est techniquement définissable. C’est pourquoi l’on note que de plus en plus, deux types de héros sont à l’affiche de ce type de films : les scientifiques et les techniciens. Après le policier enquêteur et le spécialiste des agences gouvernementales, deux types de professionnels qui ont longtemps dominé les écrans américains et qui ont eux-mêmes succédé au trappeur et au cow-boy, sont apparus ces nouveaux personnages, qui correspondent aux nouvelles tendances des grosses productions, plus proches de la science-fiction et du film catastrophe.

Les scientifiques répondent à la complexité croissante des dangers abordés par les scénarios : un expert en animaux marins dans Les dents de la mer, un archéologue dans Les aventuriers de l’Arche perdue, un épidémiologiste dans Alerte, un égyptologue dans Stargate, un paléontologue et un mathématicien dans Jurassic park, un biologiste dans Godzilla, un chimiste dans Rock, un mathématicien dans Independence day, une astrophysicienne dans Contact, un climatologue dans Le jour d’après… Quant aux techniciens, leurs compétences leur permettent d’être opérationnels pour résoudre techniquement des crises dont le problème est technique : un foreur dans Armageddon, un informaticien dans Matrix, des astronautes dans Apollo 13, des pilotes dans Star Wars… De leur côté, les méchants, quand ils sont des êtres humains, sont eux aussi des experts (organisation militaire dans Rock et les trois Die hard, ancien policier devenu expert en terrorisme dans Speed).

Ces personnages se font souvent conseillers du prince, c’est-à-dire du président des Etats-Unis, et sont à l’origine des décisions qu’il prend. Quant à l’homme politique, il est rarement doté d’une image positive, et présenté le plus souvent comme un homme faible et veule, ne prenant pas la mesure de la situation et étant davantage préoccupé par son maintien au pouvoir (Le pic de Dante). Toutefois l’exception est le président chef de guerre. Ancien militaire, spécialiste de la prise de décision dans l’urgence, ce type de président se comporte de manière exemplaire en mettant en œuvre ses compétences de soldat. On le retrouve dans cette posture dans Independence day et Air force one.

Il résulte de ces prises de position du cinéma hollywoodien que la solution à l’enjeu posé par l’intrigue est détenue par un spécialiste unique, dont les compétences en font le meilleur de sa catégorie et le seul apte à apporter une réponse juste et correcte. D’où une certaine mise à l’écart de l’utilité du débat, qui ne fait que retarder le héros qui est le seul à être véritablement compétent. La discussion est ainsi stigmatisée pour son incapacité à mettre en œuvre une solution valable. Dans Air force one, Independance day, Contact ou Le jour d’après, le débat ne fait qu’au mieux ralentir le héros, au pire a des effets dévastateurs. Les régimes politiques régis par les décisions d’assemblées sont montrés comme faibles et incapables de faire preuve de compétence, force et courage. Dans Star Wars Episode I, le Sénat galactique, lieu de manipulation et de corruption, est incapable de protéger la planète Naboo de la Fédération du commerce. Seuls des experts, deux jedis, parviendront à lui venir en aide.

Ce schéma de pensée est très vivement critiqué en dehors des Etats-Unis. En effet le culte de la puissance et le mépris du débat dans l’Amérique post-11 septembre sont dénoncés comme un unilatéralisme inacceptable. Comme dans ses films, l’Amérique tend à dénouer ses situations conflictuelles en faisant appel à sa puissance technique et à sa technocratie d’experts qui la composent, sans considérer que la discussion peut apporter de meilleurs résultats. Sa puissance militaire lui donne la légitimité et le devoir d’agir, et de protéger le bonheur et la sécurité de sa population et du monde. La pensée contraire est bannie, voire considérée comme de la trahison. Dans ses films comme dans la politique internationale, « Toute assemblée débattant, qu’elle soit informelle ou représentation politique, est systématiquement ridiculisée pour son inefficacité, voire condamnée pour sa présumée malhonnêteté. Les députés sont toujours représentés comme des êtres veules, préférant débattre stérilement plutôt que de prendre les décisions qui s’imposent. Toute velléité de discussion est alors dévalorisée et opposée à l’action efficace (et souvent guerrière) d’un chef investi de tous les pouvoirs. » (D’après Franck Bousquet, Les blockbusters américains, essai d’analyse idéologique d’un produit culturel mondialisé, p.8).

Section 2 : Le « cinéma de sécurité nationale »

Le cinéma américain est souvent stigmatisé pour glorifier la propre puissance des Etats-Unis et de son armée. Certains analystes et critiques, pas vraiment pro-américains, avancent même que Hollywood agit en propagandiste pour le compte de l’armée américaine. De fait, les relations entre Hollywood et Washington ne sont pas neutres, comme nous avons pu le voir au début de cette étude pendant les deux guerres mondiales.

En 1942, les grands réalisateurs de l’époque, notamment John Ford et Franck Capra, furent conviés à Washington par Roosevelt afin de mettre leurs talents au service de la mobilisation psychologique du pays. Le Pentagone installa à Hollywood un bureau de liaison chargé d’inspirer les thèmes de films patriotiques, tandis que l’armée fournissait le matériel, les conseillers et des figurants pour la réalisation.

Les ennemis de nombreux films furent donc ceux des Etats-Unis. D’abord allemands ou japonais, ils devinrent soviétiques lorsque la Guerre froide prit le relais de la Seconde Guerre mondiale (James Bond…), puis chinois ou vietnamiens (Rambo…).Eric Johnston, deuxième président de la MPAA, déclarait d’ailleurs « Our films show these new countries, now vulnerable to Soviet penetration, that there is a basis for hope and economic growth through free institutions. To these countries, the motion picture presents the American dream ».

Hollywood n’a cependant pas toujours été d’un soutien sans faille aux institutions politiques et à l’armée (notamment sous l’effet de la guerre du Vietnam, avec en particulier Apocalypse now). Mais ce divorce fut de courte durée, et l’arrivée au pouvoir de Reagan, acteur, remit les choses comme elles étaient. Les différents corps d’armée soutenaient et sponsorisaient les productions avec leur matériel et leurs conseillers techniques. Ainsi Top gun, réalisé en 1986 grâce au soutien de la Navy qui exigeait que les prises de vue montrent bien que les combats aériens avaient lieu au-dessus de la mer, passe presque pour un film publicitaire au profit de cette Navy. D’ailleurs, le succès du film amena cette dernière à installer des bureaux de recrutement à l’entrée des salles !

Avec la dislocation de l’Union soviétique, les Etats-Unis se retrouvent à l’abri de toute menace d’envergure. Cependant Hollywood a substitué à l’ennemi communiste de nouvelles menaces plus diversifiées. Au premier rang de celles-ci se trouvent le terrorisme : Piège de cristal, Goldeneye, Ultime décision, Le pacificateur, La somme de toutes les peurs… Tom Clancy, écrivain à succès de bestsellers dans ce domaine, voit plusieurs de ses romans adaptés en films. On trouve aussi la menace spatiale, remise au goût du jour par la nouvelle génération d’effets spéciaux et n’étant plus une métaphore de la menace soviétique comme dans les années cinquante. Parmi ces films figurent Independance day, Deep impact, Armageddon, La guerre des mondes. Enfin les catastrophes naturelles fournissent de nombreux sujets de scénarios (Alerte, Le pic de Dante, Volcano, Twister, Le jour d’après). Dans nombre de ces films on retrouve une thématique de la force, l’arme atomique étant tour à tour la plus grande menace pour la menace qui plane sur l’Amérique, ou son dernier recours.

On constate donc que les périls menaçant les Etats-Unis ou le monde dans ces films sont directement liés aux menaces auxquelles la défense américaine a eu à faire face. L’actualité stratégique américaine et ses stéréotypes sont représentés dans ses films. Ce qui agace les détracteurs de ce cinéma, c’est justement ce lien très marqué des films avec l’armée et la stratégie de défense des Etats-Unis, leader militaire et qui parfois se considère comme la Nouvelle Jérusalem que cernent les forces du mal d’un monde extérieur perçu comme dangereux et inorganisé. Mais c’est également le fait que ce cinéma a des propensions hégémoniques, puisqu’il universalise et popularise des préoccupations et des représentations de menaces strictement américaines, auxquelles les Etats-Unis sont systématiquement les seuls capables de répondre et d’être les porteurs du salut universel.

Section 3 : Idéologie et impérialisme

Si certaines correspondances peuvent être établies entre Hollywood et la Maison Blanche, le cinéma américain ne véhicule pas, officiellement, d’idéologie, ce n’est pas un cinéma de propagande. Cette indépendance politique a été gagnée dès les débuts du cinéma : la Cour Suprême des Etats-Unis statue en 1915 que « The exhibition of moving pictures is a business, pure and simple, originated and conducted for profits […] Controversial pleading and the pursuit of theoretical and experimental causes should have no place in the theatrical film ».

Pourtant, idéologie et divertissement ne peuvent être aussi simplement opposés. En effet sous l’apparence de transparence et de divertissement, le cinéma hollywoodien n’est-il pas le vecteur privilégié de l’idéologie américaine ? C’est en tout cas un des points cruciaux sur lesquels se fondent les critiques du cinéma américain des blockbusters à l’étranger. Selon eux le style du divertissement ne rend que plus naturelle la transmission de l’idéologie, beaucoup plus efficace que si elle était véhiculée par une véritable propagande. Paul Warren l’affirme : « C’est lorsque la technique a atteint son plus haut degré d’invisibilité que le pouvoir du cinéma est le plus grand. A la plus grande invisibilité technique correspond la plus grande invisibilité idéologique, la plus forte «idéologisation» du spectateur. Mieux, au degré zéro de l’écriture cinématographique correspond le degré le plus élevé de manipulation idéologique ». Le public n’a alors pas conscience d’assister à la diffusion d’une idéologie. Mais cette idéologie tant dénoncée, quelle est-elle ?

On peut avancer qu’elle côtoie l’American dream, dans son projet peut-être utopique d’individualisme tempéré par les effets de groupe. L’idéologie véhiculée par Hollywood servirait à unifier la population, américaine et mondiale. Le spectacle de la menace et de la victoire devient la forme contemporaine de la catharsis et fonde une société unifiée et soudée par le conflit externe. Mais cela met en berne les luttes sociales inhérentes à la démocratie. Le combat s’effectue systématiquement contre une menace globale extérieure, la société n’étant jamais pensée comme acteur essentiel des conflits.

Les problèmes relatifs au melting-pot américain et à l’immigration sont combattus par l’unification de la société américaine autour de valeurs diffusées par le cinéma hollywoodien. L’individualisme héroïque porte les valeurs américaines fondamentales et guide les immigrants, aspirant à s’intégrer au sein de la société américaine, vers le modèle des citoyens établis, les WASP. L’identification permet alors de fondre la masse hétérogène dans un tout homogène. L’individualisme matérialiste devient l’idéal à atteindre, comme expression de la poursuite du bonheur.

Dans le prolongement de cette logique, Hollywood et la politique américaine ont tout intérêt à diffuser internationalement ce cinéma idéologique, afin d’unifier le monde sous le modèle américain, considéré en outre comme supérieur. Le cinéma est le canal de transmission privilégié de cette idéologie et de son impérialisme culturel. Au-delà de l’unification du melting-pot, c’est l’acculturation du monde qui est visée, cette propagande étant d’autant plus efficace qu’elle est camouflée sous le fard du divertissement commercial et du patriotisme.

Section 4 : Néanmoins ces critiques sont à relativiser

Il faut relativiser ces arguments qui mettent en avant une imbrication étroite entre le pouvoir médiatique de Hollywood, l’armée et la politique. L’histoire cinématographique montre que Hollywood a su prendre parfois ses distances avec les interventions américaines (films traitant de la guerre du Vietnam). Mais même plus récemment, force est de constater que les films de guerre ne sont pas une glorification aveugle de la puissance militaire de l’Oncle Sam et de ses soldats (La ligne rouge, La chute du faucon noir, Jarhead). Ce cinéma intègre une part de réflexion et de distance vis-à-vis de l’utilité de la violence et de la guerre, ainsi que sur les effets néfastes que ceux-ci ont sur le moral des troupes et des vétérans. De plus, la question de la dissuasion nucléaire et de ses dangers est posée dans de nombreux films : Docteur Folamour, La planète des singes, L’âge de cristal, Terminator, USS Alabama…

La collusion entre Washington et Hollywood est indéniable (Jack Valenti, ex-président de la MPAA, était un ancien conseiller spécial du président Lyndon Johnson), mais les blockbusters ne sont pas toujours tendres avec les hommes politiques (Mars attacks). Le jour d’après, une grosse production hollywoodienne récente, est un film catastrophe qui a des airs de manifeste écologique, et fait passer un discours sur le thème du réchauffement climatique par l’intermédiaire d’un divertissement grand public. Critique de la politique de l’environnement américaine et de l’aveuglement de ses hommes politiques (le vice-président se moque du protocole de Kyoto et préfère favoriser l’économie, il refuse de prendre les mesures d’urgence lorsqu’il en est encore temps), ce film est d’autant plus surprenant qu’il est réalisé par Roland Emmerich (Independence day) et produit par la 20th Century Fox possédée par Rupert Murdoch, grand ami de George Bush.

Si certains critiques veulent voir dans les blockbusters américains les reflets d’une société de plus en plus militarisée et qui prône les valeurs guerrières, on peut au contraire opposer que nombre de ces films traitent du risque de fascisation de la société. L’Etat protège les citoyens mais peut tout aussi bien représenter un danger potentiel pour les libertés. La saga de la guerre des étoiles ne montre-t-elle pas les tendances dictatoriales de tout pouvoir politique et la transformation d’une République en Empire ? D’autres films, comme Starship troopers, Gladiator, Matrix, Equilibrium ou Minority report présentent également cette tension entre une société autoritaire et la nécessité pour les individus de conserver leurs libertés.

Par ailleurs, il faut remarquer que ce n’est pas si anormal que ça si des films américains à gros budget font parfois l’éloge de la puissance de leur pays et de la justesse de ses combats, dans un pays assez patriotique. Le contraire serait plus étonnant. De l’autre côté de l’Atlantique, le même type de films glorifiant les armées européennes semblent aujourd’hui impensable. C’est sans doute aussi la raison du succès de ces films à thématique nationale qui connaissent un succès mondial. En Europe et en France, toute thématique politique impliquant une vision de fond sur la situation et le devenir de la puissance culturelle et militaire européenne a depuis longtemps laissé la place aux films de mœurs et comédies mettant en scène la classe moyenne. Par l’absence de production de blockbusters ayant une vision de ces choses-là, ces pays se condamnent en quelque sorte à voir par les yeux de l’Amérique, tout en marquant leur réprobation.

Chapitre 2 : La critique de l’impérialisme économique et de la logique commerciale

Section 1 : Le « Réalisme d’affaires » (D’après Hervé Fischer, Le déclin de l’empire hollywoodien, VLB Editeur, Montréal, 2004, p.20)

Les critiques du cinéma américain s’opposent sans doute par-dessus tout à la logique commerciale bien rôdée des blockbusters. Règne des experts en marketing et communication, ils n’ont rien à voir avec la vision idéalisante purement artistique que certains ont du cinéma. L’idée de faire du cinéma comme on lance un nouveau produit leur est insupportable, le cinéma n’est pas une industrie. D’où la dénonciation acerbe de ce cinéma de recettes commerciales, dans les deux sens du mot, que constitue Hollywood. Industrie de masse dépendant de logiques comptables, le film ne présente plus la vision d’un créateur unique auquel se soumettent les autres instances, mais cherche, par des analyses de marché, à contenter le plus de spectateurs possibles, en mêlant habilement bien, mal, action, amour, sexe, vertu et idéologie. Manquant de maturité, le cinéma hollywoodien jouit sans mesure de ses possibilités techniques et financières uniques et sans précédent. La liberté de création, à l’inverse, n’a jamais été aussi limitée, et le cinéma doit se conformer à des modèles qui s’imposent sans possibilité d’en sortir. Sydney Pollack déclarait ainsi à Paris Match lors du festival de Cannes 2002 : « Dans la plupart des films, il n’y a plus que de l’action et des effets spéciaux. D’où ce cinéma explosif qui impose une succession d’événements montés à un rythme infernal, si rapide qu’on distingue à peine les images. Le spectateur ne ressent plus l’émotion. […] Aujourd’hui, la forme l’emporte sur le fond. […] Résultat, tout va si vite que tout est oublié aussitôt, sans laisser place à la réflexion. »

Dans la superproduction, la figure dominante est moins le cinéaste que le producteur, vision difficilement acceptable en Europe qui considère le cinéma d’abord comme le « Septième Art », expression forgée par Canudo, et « par ailleurs une industrie » comme l’écrivait André Malraux. Les mutations du système économique du cinéma ont du mal à être reconnues par le milieu artistico-culturel, comme en témoigne cette phrase de Wim Wenders : « Quand j’ai débuté, le cinéma était avant tout un moyen d’expression ; aujourd’hui, il fait partie du monde de la consommation, de la mode… » (D’après Télérama n°2783, 17 mai 2003) . Or l’artiste voit son statut rabaissé dans les grosses productions, où, confronté à un très lourd appareillage, il peut n’avoir plus qu’un rôle mineur de chef d’orchestre coordonnant la multiplicité des moyens, décorateurs, techniciens, figurants. Autant en emporte le vent a ainsi compté trois réalisateurs (George Cukor, Sam Wood et Victor Fleming), mais son véritable artisan était son producteur David O. Selznick. De même, la saga des Harry Potter, dont pourtant chacun des films atteint les sommets du box-office, a vu plusieurs réalisateurs se succéder (Chris Columbus, Alphonso Cuaron, Mike Newell et David Yates). C’est certainement dans cette relégation au second plan du talent des cinéastes au profit des producteurs et des experts commerciaux qu’il faut chercher le mépris des milieux de la culture européens pour la logique du blockbuster.

Section 2 : Concentration et cartel

Depuis ses débuts, Hollywood a été marqué par des manœuvres anti-concurrentielles. Le 18 décembre 1908 est créée la MPCC, regroupant Edison, la Biograph, la Vitagraph, Lubin, Selig, Essanay, Kalem, Pathé et Gaston Méliès. Dès les années 1910 des procès sont engagés contre cette MPCC et la General Film Company pour abus monopolistiques et ententes illicites anti-concurrentielles en s’appuyant sur le Sherman Anti-Trust Act. Dans la décennie les deux compagnies seront condamnées à la dissolution.

Cependant, les indépendants qui s’étaient révoltés contre les trusts ne tardent pas à les imiter. Ainsi Zukor et Jesse Lasky fondent une énorme société de production-distribution, la future Paramount, et exercent une position dominante vis-à-vis des exploitants en initiant des pratiques telles que le block-booking (location de films par lots : vente du privilège d’être les premiers diffuseurs d’un film à succès, en imposant également l’achat de droits en bloc pour les films de second rang), et en rachetant de manière effrénée des salles (plus de 1000 à la fin des années vingt). Si la Famous Players Lasky Corporation est elle aussi déclarée coupable de ces pratiques en 1927, les autres grands studios s’efforcent d’appliquer l’intégration verticale de la filière, c’est-à-dire production-distribution-exploitation, clé du succès dans les années 1930.

Les Big Five ou majors sont ces compagnies les plus importantes qui ont réussi une concentration verticale : Paramount, Loew’s (MGM), 20th Century Fox, Warner Bros et Radio-Keith-Orpheum (RKO). Trois autres majors sont appelées Little Three parce qu’elles ne possèdent pas de salles : United Artists, Universal, Columbia. A coté de cet ensemble demeure une galaxie d’indépendants, parmi lesquels les studios Disney, des studios spécialisés dans le film à petit budget (appelés Poverty Row), certains grands producteurs indépendants (Samuel Goldwyn, David Selznick), et d’autres producteurs, acteurs et metteurs en scène ayant fondé leurs propre compagnie (Chaplin, Capra, Wyler, Ford, Bogart…) mais qui étaient néanmoins assez dépendants des majors pour le financement et la distribution.

Cependant, cette structure du marché est bientôt à nouveau remise en cause par des attaques judiciaires. En 1940, une décision du Congrès, le Consent Decree, leur impose une limitation des pratiques de block-booking. Sitôt la Seconde Guerre mondiale terminée, les poursuites reprennent. Le département de la Justice américain promulgue la loi Paramount and al. Antitrust, appelée aussi New York Equity Suit, confirmée en Cour suprême en 1948. La Paramount et les autres majors doivent alors se séparer d’un grand nombre de leurs réseaux de salles : c’est le divorcement.

Après une période de difficultés liée à l’ascension de la télévision comme loisir concurrent du cinéma, les majors ont appris à coopérer avec les chaînes, ont créé des filiales pour la vente des anciens films et se sont mis à produire des émissions destinées à la télévision. La concentration a alors revu le jour sous une forme modernisée : aujourd’hui la plupart des studios ont été rachetés par des grands groupes multinationaux aux activités très diversifiées : AOL-Time Warner, Sony qui a acquis Columbia, Viacom (conglomérat de télévision et de câblodidtribution) qui a acheté Paramount, New Corps (le géant australien des médias contrôlé par Robert Murdoch) qui a acquis en 1985 Fox, enfin Universal Studios a appartenu à Vivendi puis à General Electric. L’intégration des majors et des chaînes de télévision, dissuadée par la loi Paramount, n’est désormais plus limitée. Le système oligopolistique hollywoodien renaît de ses cendres, en contrôlant dorénavant l’ensemble de la filière, de la production du film au DVD.

Aujourd’hui les majors n’ont plus tout à fait les mêmes noms, mais leur pouvoir reste intact : Walt Disney / Buena Vista, Sony Columbia Tristar, qui a racheté MGM, Paramount Pictures Entertainment, Twentieth Century Fox Film Corporation, Universal Studios, Warner Bros, et peut-être aussi Dreamworks. Elles sont l’objet d’achats et de reventes par des holdings financiers, mais cela ne change rien pour le public du cinéma, puisqu’il ne viendrait pas à l’idée des nouveaux acquéreurs de changer une recette qui gagne.

Ces conglomérats qui contrôlent un empire industriel incluant tous types de médias, télévision, industrie électronique, journaux, ont de quoi faire peur à ceux qui souhaitent que le cinéma indépendant ait les moyens de se développer sans avoir à faire appel à ces holdings. Cependant, il faut noter que les compagnies appelées indépendantes aux Etats-Unis sont en fait assez bien intégrées au système dominant. De fait, les majors contrôlent plus d’une centaine de compagnies de production et de distribution dites indépendantes (Miramax, New Line Cinema et Castle Rock Entertainment ont été rachetées). Surnommées les indies, elles permettent aux majors d’occuper toutes les niches du marché cinématographique, et même parfois les réseaux alternatifs de cinéma d’art et d’essai ou de films à petit budget. Leur autonomie n’est qu’illusoire, elles restent sous la sphère d’influence des majors et constituent pour elles un vivier de nouveaux talents qui pourront rejoindre le système des grosses productions. Les vrais indépendants, eux, ne représenteraient que 2,5 % des salles de cinéma et 5 % des recettes aux guichets.

Mais la menace la plus criante pour la liberté du cinéma alternatif demeure le contrôle du réseau de distribution par ces mêmes majors. Elles seules ont réussi à mettre sur pied des réseaux de dimension nationale et internationale, et leurs représentants négocient les films avec les exploitants dans plus de 200 pays. « Tout producteur indépendant qui ne parvient pas à s’entendre avec telle ou telle compagnie faisant partie de cet oligopole industriel a de fait peu de chances de s’en sortir au point de vue économique, quelle que soit la valeur commerciale des films qu’il produit » (D’après Douglas Gomery, L’âge d’or des studios, Editions de l’Etoile, 1987). Grâce au contrôle qu’elles exercent sur le réseau d’exploitation, elles ont la possibilité d’exclure du marché les autres distributeurs de moindre importance. Réalisant près de 95% des recettes sur le territoire américain, elles ont le pouvoir de contraindre l’ensemble des producteurs à faire alliance avec elles. Disposant de la plupart des grandes salles, des cinémas de première exclusivité et des multiplexes situés aux meilleures adresses aux Etats-Unis, même les Little Three et d’autres producteurs-distributeurs sont tenus de se soumettre à elles. Enfin, les exploitants indépendants eux-mêmes en sont dépendants, puisque d’une part leurs choix se portent le plus souvent sur les grosses productions des majors susceptibles de faire le plus d’entrées, et d’autre part s’ils ne se soumettent pas ils risqueraient de se voir condamnés à ne pouvoir programmer que des films de seconde classe.

Section 3 : L’hégémonie mondiale de Hollywood

Si les entreprises américaines du secteur du cinéma ont, par leurs pratiques anti-concurrentielles, su conquérir et contrôler le marché national, il en va de même pour le monde. Les films hollywoodiens déferlent chaque semaine sur les écrans de la planète sans qu’on puisse les arrêter. La logique de puissance économique et commerciale joue bien sûr à plein dans cette configuration, mais les manœuvres politiques pour faire accepter le libre-échange en sont aussi un facteur.

A la faveur de la Première Guerre mondiale et de la chute de la production européenne en découlant, Hollywood a commencé à exporter en masse ses films. Dans les années vingt, William Hays, premier directeur de la Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA fondée en 1922 et qui succède à la Motion Picture Producers Association qui avait pris le relais de la MPCC), a mené une politique commerciale volontariste auprès des pays européens qui songeaient alors à adopter des restrictions à l’importation. Aujourd’hui, la MPAA, créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et relayée par la Motion Picture Export Association (MPEA), considère le monde comme un marché intérieur pour les films hollywoodiens. A partir de ses quartiers généraux de Los Angeles, elle dirige un réseau planétaire de bureaux pour promouvoir l’exportation du cinéma américain.

Hollywood bénéficie pour cela d’avantages uniques, et n’a pas besoin de recevoir des aides étatiques et de faire du dumping pour s’imposer, comme cela se produit souvent dans le cadre de la promotion du cinéma français. Disposant du plus important marché intérieur du monde, qui, à lui seul, suffirait à rentabiliser la plupart des films uniquement sur le territoire américain, Hollywood bénéficie également d’un marché anglophone gigantesque et généralement à haut niveau de vie, accessible immédiatement à ses distributeurs. Cependant, le niveau et la croissance des coûts des blockbusters exige un accès aux marchés étrangers pour les rentabiliser et compenser les pertes des échecs. D’autre part, si les taux de pénétration du cinéma international aux Etats-Unis sont très faibles (de l’ordre de 5 %, 1 à 2 % pour les films en langue étrangère), c’est que, mis à part l’Inde, c’est le seul pays au monde dont la production soit suffisamment importante pour répondre entièrement à la demande intérieure. La puissance de production des majors hollywoodiennes est donc telle que l’exportation leur est facile et naturelle, et elles n’ont pas besoin d’importer pour assurer la pleine programmation de leurs salles.

La force de frappe de leurs investissements productifs et publicitaires permet aux majors de conquérir les marchés et d’éliminer les concurrents étrangers, créant une sorte de cercle vicieux aboutissant à la destruction de la cinématographie nationale. Distancés par la force des moyens, les films nationaux des autres pays sont marginalisés et ont moins de ressources pour leur production et leur promotion. Certaines cinématographies, ne pouvant réaliser les économies d’échelle des productions américaines puisque destinées à un marché national de petite taille, ont de cette manière quasiment disparu.

Cependant, l’accès aux marchés des pays étrangers ne va pas de soi, et est l’objet d’un combat permanent entre la MPAA, dont Jack Valenti fut le directeur pendant trente-six ans, et les défenseurs d’un protectionnisme culturel limitant strictement les percées des films américains.

Au début du siècle les firmes américaines du secteur se sont d’abord organisées pour empêcher la concurrence étrangère sur leur territoire national (la constitution de la MPCC en 1908 entraîna l’adoption d’un sceau délivré aux films par une commission de censure qui jugeait systématiquement les films européens immoraux, lesquels étaient en conséquence refusés par les exploitants). Mais après la Première Guerre mondiale, l’expansion mondiale prend le relais des priorités des distributeurs sur la protection. Pour favoriser leurs exportations, ils obtiennent en 1918 une loi d’exception, le Webb-Pomerene Act, qui les dispense de se soumettre aux lois antitrust américaines sur les marchés étrangers, sous réserve de ne pas se nuire entre membres.

Depuis, avec l’aide du gouvernement américain, ils ont réussi à s’installer durablement sur les marchés étrangers, fonctionnant comme un cartel et unis dans leur lobbying politique et commercial. Ainsi, l’aide à la reconstruction économique européenne dans l’après-guerre avec le plan Marshall fut conditionnée, entre autres, par l’ouverture totale des salles de cinéma du vieux continent aux films américains : les accords Blum-Byrnes. Aujourd’hui, le cinéma américain accapare 90 % des recettes cinématographiques mondiales avec seulement 15 % des films produits dans le monde. Comme le soulignait Jack Valenti dans une déclaration au Congrès le 23 avril 2002 : « L’industrie du cinéma est la seule aux Etats-Unis qui bénéficie d’un surplus de sa balance commerciale dans tous et chacun des autres pays du monde ». Et l’industrie du cinéma et de ses dérivés est la seconde en importance pour l’exportation après l’aéronautique.

Les tentatives de protection des autres pays, dont la fameuse exception culturelle, sont donc bien entendues sans cesse combattues dans toutes les négociations internationales sur le commerce et la libre circulation des marchandises, à l’OMC ou à l’OCDE, notamment dans le cadre de la négociation sur l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI). « On rapporte qu’en 1995, lors des négociations commerciales du GATT, Jack Valenti a répondu avec un bel éclat de rire à un fonctionnaire français qui lui faisait remarquer que les Etats-Unis contrôlaient déjà 90 % du marché mondial du cinéma et lui demandait ce qu’il voulait de plus : 100 %, bien sûr ! Lorsque la ministre canadienne des Communications, Flora MacDonald, a voulu imposer en 1987 une politique de contenu canadien qui visait à obtenir que 15 % des films projetés au Canada soient canadiens, elle dut faire face à un tel lobbying de Jack Valenti que son projet de loi fut abandonné ! » (Hervé Fischer, op. cit., p.47 )

Cependant, Jack Valenti a échoué aux négociations du GATT de 1993 dans l’obtention de la fin des quotas et des mesures financières de soutien aux productions cinématographiques nationales, devant la résistance de l’Union européenne et de la France qui ont obtenu que les produits audiovisuels soient exemptés des lois du libre-échange.

Toutefois, les organisations internationales, en particulier l’OMC, restent sous la pression du lobby de la MPAA soutenue par les Etats-Unis pour revenir sur cette exception culturelle malgré les oppositions. L’objectif de Jack Valenti est clair : « Veiller à ce que les films, les programmes de télévision et les cassettes vidéo de films américains puissent circuler librement et sans entraves à travers le monde sur des marchés ouverts à la compétition ». Les majors ont ainsi mis au point avec Washington la US Global Audiovisual Strategy, visant notamment à lutter contre les quotas imposés à l’étranger aux films américains et à favoriser la déréglementation en ce qui concerne les investissements étrangers. L’objectif est d’obtenir un traitement national pour leurs investissements, surtout en Europe, et donc d’avoir accès aux systèmes d’aide communautaires et nationaux. La MPAA et d’autres associations servant des intérêts communs se sont regroupées au sien de la Entertainment Industry Coalition for Free Trade (EIC), qui annonce ainsi ses objectifs : « Le but de la Coalition est de sensibiliser les acteurs politiques à l’importance de la liberté de commerce pour l’économie américaine, en faveur des effets positifs du commerce international pour la communauté des travailleurs des industries de divertissement, et du rôle des négociations de libre-échange pour protéger efficacement et améliorer le respect de la propriété intellectuelle et l’accès de nos produits et services sur les marchés étrangers ». L’EIC vante donc les vertus du libre-échange et conquiert progressivement tous les marchés extérieurs, par la voie d’accords bilatéraux concédés sous le harcèlement du lobby.

Chapitre 3 : Situation et perspectives du cinéma européen

Face à cette hégémonie du cinéma américain qui tente sans cesse d’accroître son influence déjà très forte sur le monde, quelles sont les possibilités de résistance ? Le cinéma européen, au passé grandiose et prestigieux, apparaît aujourd’hui atone face au rouleau compresseur des films hollywoodiens. De fait, ceux-ci réalisent une part de marché très majoritaire dans tous les pays européens, tandis que les productions du Vieux continent qui parviennent à percer chez l’Oncle Sam sont extrêmement rares. On peut alors dire avec un peu de cynisme qu’aujourd’hui les seuls films européens sont les films américains, puisque ce sont les seuls à être vus dans les mêmes proportions dans tous les pays de l’Europe. Dans les années 1980 et 1990, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont mis en place des systèmes d’aides pour tenter de pallier à ces défaillances.

Cependant, les résultats se font toujours attendre. La plupart des cinématographies européennes ont à peu près été balayées, ou en tout cas sont loin de leur niveau de jadis. Seule la France parvient à maintenir une activité cinématographique et apparaît comme la figure de proue du cinéma européen face au cinéma américain. Mais justement, celle-ci jouit d’un système national d’aides beaucoup plus généreux que ceux de ses voisins. N’est-ce pas alors un aveu de faiblesse ? D’autre part, il apparaît que les enjeux sont contrastés suivant les pays. En effet, les films européens au sens de coproductions n’existent presque pas, seulement des films de pays européens. Et ces pays n’ont pas tous le même intérêt pour une politique de protection, laquelle peut ne pas être vue comme un moyen d’encourager la diversité et les échanges culturels, mais surtout comme un désir de lutter contre l’hégémonie des Etats-Unis dans le secteur. Il faut donc considérer que beaucoup d’enjeux et d’intérêts gravitent autour de la question de la protection audiovisuelle européenne, et que la situation et la position de la France sur ces questions apparaît somme toute unique par rapport aux autres pays.

Section 1 : Le cinema européen?

On peut envisager qu’il n’existe pas de cinéma européen, mais que celui-ci n’est qu’une addition de cinémas nationaux. En effet, les coproductions restent rares et si leur nombre s’est accru, ceci est en partie dû à la recherche des aides européennes, pour lesquelles il faut réunir trois partenaires de pays européens différents. La coproduction européenne reste ainsi assez largement un mythe : « Quand l’Union Européenne a vraiment commencé à fonctionner, quand les programmes Média et Eurimages sont nés à quelques années de différence, tout le monde a eu une sorte d’eldorado mental avec l’idée que surgissent des coproductions finlando-portugaises, gréco-turques, slovaquo-irlandaises et je ne sais quoi d’autre. On se rend compte alors qu’après quelques années, cela ne fonctionne pas ainsi » (D’après Patrice Vivancos).

Cet échec peut être expliqué par un manque d’ouverture des auteurs et cinéastes, qui ne vont pas assez vers leurs collègues européens, ou par le manque d’intérêt que les producteurs perçoivent dans cette opportunité, qui implique de faire traduire les scénarios et de rechercher un casting international. Les cinémas européens se caractérisent par leur enracinement dans chaque réalité sociale nationale, les réalisateurs connus à l’étranger restent centrés sur leur quartier (Nanni Moretti à Rome, Pedro Almodovar à Madrid, Robert Guediguian à Marseille) et ne font pas de film à dimension transnationale. Cependant, une coproduction peut représenter une chance, en ce qu’elle peut investir beaucoup plus fortement les marchés de ses pays grâce à ses producteurs et son casting de plusieurs pays. En effet, alors que les films des pays européens ont une faible audience hors de leur pays d’origine, une coproduction a cet avantage d’agir comme un film national dans plusieurs pays.

Si le film européen n’existe pas vraiment sous une forme stricte – les coproductions et les films à dimension européenne étant très rares, comment peut-on alors envisager le cinéma européen ? C’est peut-être une culture européenne qui transparaît dans les films, « un substrat culturel dont il est parfois difficile de prendre conscience » (D’après Frédéric Sojcher) lorsque l’on se situe en Europe mais qui est perceptible dès que l’on en sort. Alors que pour beaucoup de gens dans le monde le cinéma américain est le cinéma, l’Europe apparaît comme la seule alternative d’un cinéma autre que national, quand il y en a, et américain. Certains films européens sont regardés sur les écrans de pays très lointains, où ils ont identifiés comme européens. Le cinéma européen a donc une vraie force et possède une identité différente du cinéma américain. Sa visibilité est liée à sa différence.

Défendre le cinéma européen n’est alors pas seulement défendre l’Europe, mais défendre la diversité culturelle, qui doit exister partout. Le cinéma contribue à développer la culture, l’identité et la langue des pays qui en produisent. L’enjeu est alors vital pour toute culture nationale de ne pas se disloquer petit à petit par la présence trop forte d’un cinéma étranger, qui crée sa demande par un matraquage médiatique auquel le public a du mal à résister. Pour cela, il faut un certain volontarisme politique, qui a été mis en œuvre il y a une quinzaine d’années lors de la mise en place des systèmes d’aides communautaires. Cependant, la configuration de l’Europe et sa situation politique aujourd’hui rendent beaucoup plus difficile ce volontarisme, surtout lorsqu’il s’agit d’augmenter les budgets. Les renégociations des programmes ne parviennent pas à créer quelque chose de nouveau. En outre les dix nouveaux pays entrants à l’Union européenne sont des pays qui ont auparavant été très largement exposés à l’audiovisuel américain, et les Américains, qui ont énormément investi dans ces pays, leur ont expliqué que les réglementations européennes étaient inutiles, entravaient le marché, appauvrissaient les Etats et finalement amenaient des films que personne ne voulait voir. Il en résulte que la négociation à 25 pays est très délicate, et que la France se retrouve de plus en plus seule lorsqu’elle propose des initiatives visant un renforcement des programmes de protection et d’aides.

Une des pistes envisageables pour que le cinéma européen soit en mesure de rivaliser avec les productions américaines serait que l’Europe conçoive elle-même des blockbusters. Au nom du réalisme économique, certains de ses réalisateurs se sont lancés dans cette voie pour permettre à leurs œuvres de dépasser les limites étroites d’un espace national de diffusion, et pour ne pas laisser le monopole du cinéma mondial à la production américaine. Luc Besson est le modèle du cinéaste ayant une approche américaine du cinéma, réalisant de grosses productions avec une grande place accordée au marketing. Grâce à ses succès internationaux de Léon et Nikita, il a pu mobiliser des fonds très élevés à l’échelle européenne pour réaliser Le Cinquième Elément, film conçu et distribué dans le monde comme un blockbuster. Jean-Jacques Annaud (Sept ans au Tibet, Stalingrad, Deux frères) et Wolfgang Petersen (Le bateau, Air force one, Troie, Poseidon) font eux aussi partie de ce petit cercle de réalisateurs européens qui produisent un cinéma mondial. Ils acceptent aussi de s’intégrer à un système pour lequel le box-office est la mesure essentielle du talent, en échange de moyens de production de premier ordre et d’une visibilité mondiale. Mais certains pensent que c’est une erreur que de vouloir concurrencer le cinéma américain avec les mêmes armes. Ainsi, n’est-ce pas une nouvelle victoire du cinéma hollywoodien ? Le cinéma européen risque d’y perdre ses traits distinctifs indispensables à l’affirmation de son identité dans ce développement de formules qui relèvent d’un modèle néo-hollywoodien.

Section 2 : La faiblesse du cinema européen

L’Europe et les Etats-Unis produisent environ le même nombre de films chaque année – 500 à 700. Mais le succès commercial se produit rarement pour un film européen. Depuis plusieurs décennies la fréquentation en Europe même marque une certaine désaffection pour les films européens non nationaux. Tout comme pour la musique, le cinéma national et américain occupe 80 à 95 % de l’espace dans les pays européens. Les films français, deuxièmes sur les marchés occidentaux, ne réalisent pas 4 % de part de marché chez leurs voisins européens. On voit bien là l’énorme défi qu’il y a à bâtir un cinéma européen, alors que l’exportation constitue pourtant un très bon facteur de rentabilisation des investissements sur des marchés élargis.

Le handicap de la langue n’apparaît pas suffisant pour expliquer ce phénomène, étant donné l’acceptation plutôt bonne du doublage et du sous-titrage en Europe. Il semble donc que ce soit des frontières culturelles qui fragmentent le marché européen, empêchant ses productions de pouvoir réaliser des économies d’échelle, et par là bénéficier de budgets plus conséquents. De plus, si un certain nombre de cinéastes européens ont réussi à se faire connaître internationalement et donnent corps aux cinématographies européennes (Almodovar, les frères Dardenne, Lars von Trier, Ken Loach, Nanni Moretti…), d’autres pays sont dans une situation beaucoup plus difficile : les petits pays, les pays d’Europe de l’Est, ont de grandes difficultés liées à l’étroitesse de leur marché et à la totale méconnaissance de leur cinéma à l’étranger.

Aux Etats-Unis, les films européens parviennent encore moins à s’imposer, et sont assimilés à des films d’art et essai et distribués dans des réseaux alternatifs pour cinéphiles, ne touchant donc qu’un public très restreint. Dans ce pays, les majors contrôlent leur marché et prennent prétexte de ce que le public américain n’aime pas le doublage et les sous-titres pour ne pas les distribuer et préfèrent en acheter les droits pour en faire un remake (Trois hommes et un couffin, La cage aux folles, Un Indien dans la Ville, Les Visiteurs, Abre los ojos…). Cependant quelques exceptions existent : la version européenne de La Cage aux folles a rapporté une trentaine de millions de dollars aux Etats-Unis. Quatre mariages et un enterrement a rapporté plus de 200 millions de dollars dans le monde pour un budget de 4,5 millions. Toutefois ces exceptions sont rares, et ne concernent pas toujours à proprement parler du pur cinéma européen. Coup de foudre à Notting Hill mettait en scène l’actrice Julia Roberts, et de manière générale les films anglais réussissent beaucoup plus facilement aux Etats-Unis que les autres films européens, simplement parce qu’ils sont tournés en anglais. D’autres gros succès (Léon, Le cinquième Elément…) réussissent parce qu’ils ont des acteurs américains et sont de style hollywoodien.

En tous cas, ces succès internationaux du cinéma européen demeurent extrêmement marginaux en comparaison de la carrière internationale de la grande majorité des films hollywoodiens. Malgré les programmes d’aides, la situation ne fait que s’empirer. En 1993, lors des négociations sur l’exception culturelle dans les accords du GATT, le déficit de la balance commerciale entre les Etats-Unis et l’Europe concernant les exportations cinématographiques était de 3 milliards d’euros au détriment de l’Europe. Il est aujourd’hui de 9 milliards. La performance de l’industrie cinématographique américaine est telle que l’Europe ne réussit pas à la concurrencer sur son propre territoire. Prise en compte du marché, pragmatisme, rationalisation dans la production et énorme travail de promotion, de publicité, d’accords avec les salles et les distributeurs, d’occupation de l’espace médiatique avec livraison d’informations, de photos, d’interviews à tous les médias font du blockbuster américain une énorme machine très performante, et qui fait la différence sur des nationaux qui n’en ont pas les moyens ou l’expérience, ou pas les mêmes perspectives de retombées économiques.

La prise en compte du marché est donc sans doute le facteur le plus distinctif entre le système américain et le système européen, ce qui les oppose, au moins dans l’imaginaire, et ce qui explique leurs différences de succès. Il existe une bipolarisation des films diffusés en Europe. Une partie sont les films à fort potentiel commercial, blockbusters américains ou grandes productions nationales. L’autre partie est constituée de films parfois reconnus par la critique et qui obtiennent des prix dans des festivals, mais qui ont une diffusion extrêmement limitée. Le problème est que la reconnaissance des cinéphiles et la valorisation des cinéastes vont à ceux du deuxième groupe. Tandis que le cinéma américain produit un tiers de comédies, l’Europe n’en produit qu’un dixième, mais beaucoup plus de films d’auteurs, des films « difficiles ». Or les films de genres – science-fiction, action, comédie – sont ceux qui attirent du monde, créent une valeur ajoutée, sont rentables sans avoir besoin des aides et en fin de compte font fonctionner le secteur, en occupant un grand nombre de techniciens et de plateaux. Un des exemples les plus typiques de ce rendez-vous manqué avec le public du cinéma européen est le film pour adolescent. Alors que les teenagers représentent un pourcentage très important des gens qui vont au cinéma, très peu de films en Europe sont produits pour ce public, tandis qu’aux Etats-Unis une partie importante de la production cinématographique est destinée à cette tranche d’âge.

Section 3 : Situation de l’Italie, du Royaume-Uni et de l’Allemagne

L’Italie est un des pays au passé cinématographique les plus prestigieux, mais sa situation s’est bien dégradée ces trente dernières années. En 1946, un Accord Cadre entre les gouvernements français et italien a permis à de nombreux films d’obtenir la double nationalité. Ces coproductions s’appuyaient sur deux pays forts en termes d’industrie du cinéma et ayant un marché important en nombre de spectateurs. Cependant depuis le milieu des années 1970 la crise du cinéma italien a pour ainsi dire mis fin à ce cadre qui avait fait naître de grandes réussites artistiques avec notamment Viconti, Fellini, Godard, qui avaient bénéficié de cette politique de coproduction. Le cinéma italien soufrerait-il du poids de son prestigieux passé ? Depuis 1978 les palmes de Cannes se sont détournées du cinéma italien, mis à part La chambre du fils de Nanni Moretti en 2001.

De 200 dans les années 1970, la production de films y est passée à une centaine aujourd’hui. « Il faut l’admettre, le cinéma italien est aujourd’hui redescendu en deuxième division. Il n’appartient plus aux cinématographies de grande diffusion commerciale, il a changé de statut et ne relève plus pour l’essentiel que du circuit art et essai » (D’après Jean Gilli, directeur artistique des Rencontres du cinéma italien d’Annecy) . Le cinéma italien a perdu beaucoup de son public : il ne capte qu’à peine 15 % du marché national, et ses succès nationaux, comédies de mœurs populaires appelées Commedia all’italiana, sont inexportables. La majorité des films sont en fait achetés par la télévision qui les exploite en salles pour les labelliser « cinéma ». La production à vocation qualitative, quant à elle, financée à grand renfort de l’Etat, subit l’effet pervers de ces aides, les producteurs n’ayant plus le goût du risque et ne cherchant plus à affronter la sanction du public. Les très rares exception, la plus connue étant La vie est belle de Roberto Benigni, qui a connu un grand succès mondial, ne reflètent pas le cinéma italien dans son ensemble.

La situation actuelle du cinéma anglais n’est pas meilleure, mais le contexte est très différent. La Grande-Bretagne n’a jamais été un pays de tradition cinématographique très marquée. François Truffaut disait ainsi que le cinéma anglais est une « contradiction dans les termes ». Cependant, ce pays n’a jamais cherché à devenir une grande nation du cinéma, celui-ci étant considéré comme un art mineur par les milieux intellectuels, loin derrière le théâtre. « Notre cinéma est trop marqué par le théâtre, estime David Meeker, un des responsables du British Film Institute, il n’existe pas de culture britannique cinématographique ». Une partie considérable des grands cinéastes anglais, de Hitchcock à Stephen Frears, ainsi que beaucoup d’acteurs, ont d’ailleurs préféré rejoindre Hollywood. Tout cela explique que la part des films américains y est nettement plus élevée que dans les autres pays d’Europe. Mais à la différence de ceux-ci, et notamment de la France, cette situation n’est en aucun cas perçue comme choquante ou menaçante. L’Etat ne s’est jamais investi dans la défense de son cinéma national, défendant des positions libérales. La Grande-Bretagne est donc très éloignée des positions françaises en la matière, et a même tout simplement du mal à les comprendre. Ce qui intéresse davantage l’industrie, ce sont les opportunités de délocalisations de tournages américains dans les studios anglais de Pinewood. Cette vision des choses a au moins l’intérêt de vouloir conserver une industrie nationale du cinéma, même si cette industrie produit des œuvres américaines.

En Allemagne également, le cinéma connaît des difficultés, et souffre comme en Angleterre d’une image d’art secondaire par rapport au théâtre ou à l’opéra. Malgré une première moitié de siècle marqué par Fritz Lang et la mobilisation du cinéma sur grande échelle pour servir la propagande hitlérienne, le cinéma américain règne aujourd’hui en maître sur le marché allemand. Les studios de Babelsberg éprouvent toutes les difficultés à retrouver un niveau de rentabilité, et souffrent de la concurrence de nouveaux sites de tournage dans les pays d’Europe de l’Est. De plus les fonds privés allemands qui investissent dans le cinéma préfèrent s’orienter vers les productions américaines, jugées plus rentables que le cinéma national ou européen. La production est assez faible (une cinquantaine de films par an) et est très peu visible à l’étranger (Der Schuh des Manitu, immense succès en Allemagne, est resté inconnu hors des frontières). Toutefois, deux exceptions notables se sont produites récemment : Good bye Lenin ! et La chute.

Section 4 : Les programmes d’aides

Le cinéma européen ne fonctionne pas sous un modèle de marché libéral. Il est en grande partie subventionné, dans certains pays jusqu’à 80 %, sous diverses formes : public, parapublic, obligations des chaînes de télévision… Les Etats et le milieu audiovisuel pallient au manque de rentabilité de la production, au nom de la préservation de la culture et du maintien d’une industrie culturelle nationale. Si les pays tentent d’apporter une contribution significative au niveau de la production, le problème est que l’aide à la diffusion manque, ce qui mène à créer des films qui ne sont que très peu projetés. A la fin des années 1980 les instances européennes ont mis en place des fonds pour remédier à ce problème, mais la faiblesse de leur montant ne rend pas possible le plein accomplissement des buts qu’elles s’étaient fixé.

Le Conseil de l’Europe, entité distincte de l’Union européenne, a mis en place en 1988 le fonds de coopération Eurimages, financé par des contributions directes des Etats membres à hauteur de 30 millions d’euros par an. Son objectif est de permettre un soutien des coproductions entre deux ou trois pays membres.

Le programme Media (Mesures d’encouragement pour le développement de l’industrie audiovisuelle européenne) se situe dans la logique du principe de subsidiarité de l’Union européenne, qui veut que les Etats font ensemble ce qu’ils ne peuvent faire séparément. Comme ils aident à la production, l’Union interviendra dans l’objectif de favoriser la circulation des œuvres en Europe en décloisonnant les marchés nationaux, et de tenter de mettre en place une industrie cinématographique européenne. Plus concrètement, il s’agit de restructurer l’industrie et le marché européen, en incitant les entreprises audiovisuelles européennes à se mettre en réseau. De plus, un bureau de distribution des films européens et un fonds d’aide au scénario ont été créés. Cependant, si cette initiative est saluée par les professionnels, ceux-ci dénoncent le manque de moyens alloués au programme Media, qui a toutefois été nettement augmenté à chacun de ses renouvellements. Créé en 1990, le programme Media I couvrant la période 1990-1995 était doté d’un budget de 200 millions d’euros, qui est passé à 310 millions pour Media II couvrant la période 1996-2000, et enfin à 400 millions pour Media plus en 2001-2005. L’augmentation du fonds est donc significative d’une période à l’autre, mais il faut souligner que le nombre de pays membres de l’Union européenne a augmenté durant cette période, et que ce budget est alloué pour cinq années, pour l’ensemble des pays, et doit aider à la distribution d’environ 700 films par an. Or 80 millions de budget annuel, c’est le budget de la campagne de promotion du seul film Titanic Ce fonds est donc très faible en comparaison de ce dont le CNC dispose : 500 millions d’euros chaque année et uniquement pour la France. Certains font la comparaison que le montant alloué à Media est moins important que celui dévolu eu soutien des planteurs de tabac en Grèce, et réclament sa multiplication. Mais évidemment les choses ne sont pas faciles dans une négociation à 25, avec des divergences politique et des impératifs de budget, alors qu’il faut aussi arbitrer avec de nombreux autres sujets, par rapport auxquels la culture n’apparaît par comme prioritaire dans les préoccupations.

Par ailleurs, un réseau de salles appelé Europa Cinéma a été mis en place dans le but de mieux faire circuler les films en Europe en encourageant les salles à programmer davantage de films européens. Chaque salle diffusant au moins 25 % de films européens non nationaux est ainsi soutenue financièrement. Initiative d’origine française datant de 1992, elle s’est peu à peu imposée dans les autres pays européens, et est financée par une partie du budget du programme Media. Aujourd’hui, ses promoteurs cherchent à encourager également les multiplexes à diversifier leur offre, étant donné que les salles du réseau Europa Cinéma sont des salles indépendantes, hors c’est dans les multiplexes que se joue la plus grosse part de marché de l’industrie cinématographique.

Ces divers fonds sont considérés comme positifs et leurs moyens sont significatifs. Mais les professionnels regrettent tout de même que leur montant ne soit pas beaucoup plus élevé, et que la culture ne représente que deux jours seulement du budget total de l’Union européenne, soit 0,31 %, alors qu’en France il s’élève à 1 %. Mais comme nous l’avons déjà dit, les renégociations sont freinées par la complexité de l’Europe à 25 et le fait que beaucoup de pays ne se sentent pas concernés par la protection du cinéma européen, préférant des logiques libérales ou n’ayant déjà plus grand-chose à protéger. La volonté politique manque, et la France est assez isolée dans ce combat, étant donnée qu’elle est le seul pays à avoir conservé une industrie puissante au cours des dernières décennies, et qu’elle produit à elle seule près de 180 des 700 films européens annuels. De plus, certains éléments du droit communautaire empêchent les Etats membres de mener des politiques volontaristes. Les aides nationales à des secteurs d’activité économique sont interdites, à certaines exceptions près dont la culture. Mais la Commission européenne regarde avec méfiance ces aides à la production cinématographique, considérées comme une entrave à la constitution du marché intérieur. Les Etats sont alors soumis à un examen permanent de leur système d’aide, pour vérifier leur conformité au règlement européen.

Section 5 : Autres questions: le rôle de la demande et des chaînes de télévision

On peut envisager que la position française sur toutes ces questions est unique en Europe parce que le cinéma y tient une place assez importante. Or, dans d’autres pays européens, le cinéma n’y a pas la même valeur. Un des avantages de l’industrie cinématographique américaine, outre la taille de son marché, est une population qui va plus de 6 fois par an au cinéma, contre à peine 3 en France. Or ailleurs en Europe, les gens vont encore 2 à 3 fois moins au cinéma qu’en France, ce qui fait une différence très importante par rapport aux Etats-Unis. Ce déficit de demande entraîne une dégradation de l’offre dans un cercle vicieux. Ainsi, dans de nombreuses régions de l’Est ou du Sud de l’Europe, la faiblesse du nombre de salles explique en retour la faiblesse du nombre de spectateurs. La France apparaît encore une fois unique, puisqu’elle a mis en place des systèmes d’aides pour favoriser le développement et la rénovation des salles sur tout son territoire.

La question de la stimulation de la demande est posée, et notamment au travers d’initiatives visant à « éduquer le public ». L’idée d’apprendre aux jeunes générations à décoder les images animées, dans un cadre scolaire, a été mise en œuvre dans beaucoup de pays européens. Mais il faudrait aussi les inciter à aller au cinéma, et en particulier leur montrer les films de cinématographies européennes méconnues. L’éveil à la curiosité cinématographique permettrait alors de créer une demande qui ne soit pas uniquement manipulée par le marketing, et qui se dirige vers la diversité des films et des cultures de l’Europe. La France a mené dans cette perspective quelques projets, comme celui de « Collège au cinéma ». Ces politiques pourraient donner les moyens au public d’acquérir un goût naturel de la diversité, et profitable à l’industrie européenne. En cela les festivals jouent ce rôle de découverte et d’ouverture, en proposant des longs ou courts métrages inconnus, et attirent un public considérable.

On peut penser qu’une bonne solution pour diffuser le cinéma européen hors de son pays d’origine, serait de le faire par la télévision. En effet celle-ci a été la cause majeure de la chute de fréquentation des salles depuis cinquante ans, et sa puissance de diffusion pourrait permettre une bien meilleure exposition de la production européenne que celle obtenue par les salles obscures. Faire connaître diverses cinématographies par ce média pourrait être l’occasion d’un nouvel accord européen, au moins en ce qui concerne les chaînes publiques. Mais les initiatives tentées en ce sens font aveu d’échec. Aujourd’hui, dans tous les pays d’Europe, les chaînes publiques ont acquis une indépendance telle qu’elles ne reçoivent d’ordre de personne, pas même du ministère de la culture. Si l’idée d’une programmation européenne leur paraît séduisante, les pertes publicitaires leur paraissent trop coûteuses pour l’accepter. Malgré un volontarisme politique, il est donc impossible d’imposer des réglementations en ce sens aux chaînes publiques européennes, et a fortiori privées. La situation de la France en la matière apparaît encore exceptionnelle. En effet, diverses réglementations ont pu être imposées au début des années 1980, alors que le marché commençait à peine à être libéralisé et où elles ont pu ainsi être facilement acceptées. Les télévisions françaises participent au financement des films à hauteur d’au moins 35 %, parce qu’elles y sont obligées et que le CSA les surveille. Ailleurs en Europe, le marché s’est maintenant trop libéralisé pour pouvoir imposer de nouvelles règles de cette nature.

Partie 3 : L’exception française

Chapitre 1 : Aux sources du modèle français

Section 1 : La dialectique art / industrie

A la fin du Moyen-Age, l’art se distingue de l’artisanat et du commerce. Les artistes, s’éloignant des arts mécaniques pour accéder aux arts libéraux, obtiennent un nouveau statut social. Leurs œuvres possèdent une valeur différente de l’utilité pratique. La conception de l’œuvre d’art irréductible à l’utile trouve ici son origine et prend dès lors une représentation aristocratique, en ce qu’elle nourrit une idéologie de mépris pour l’industrie, le commerce, l’argent et le travail besogneux.

Peu à peu, l’idéologie charismatique de l’artiste s’est modelée. Héros en lutte, sa valeur est à la mesure de l’incompréhension que le monde a pour ses œuvres. En attendant une reconnaissance qui peut-être ne viendra pas de son vivant, l’« artiste maudit » doit subir l’opprobre de la foule, tel le Christ sacrifié mais consacré dans l’au-delà. Son abnégation, son esprit de contestation des valeurs bourgeoises, son indifférence aux tentations de l’argent et le sacrifice de sa vie pour l’amour de l’art constituent le statut et la dignité de l’artiste.

Cependant, les deux sphères, économique et artistique, ne sont pas si opposées que la représentation usuelle veut le laisser croire. Le monde industrialisé utilise l’art comme l’expression de sa capacité à se donner des objets autres que marchands, qui n’ont pas de valeur utile. La révolution industrielle, qui a permis cet intérêt accru pour la sphère artistique, a d’ailleurs eu lieu en même temps que l’apogée de la figure emblématique de l’artiste en marge du monde, avec le romantisme. De nos jours, les artistes restent tiraillés entre ces deux schémas, la possibilité de parvenir à la réussite sociale mais au prix d’un certain assujettissement au pouvoir de l’économique, ou une fidélité à l’image traditionnelle de l’artiste maudit, avec ce qui en découle en termes de mode de vie.

Cette opposition, parfois mise en scène, ne résiste pas aujourd’hui à l’évidence des liens très étroits qui unissent l’art et l’industrie. Le cinéma, qui est devenu au XXème siècle la forme d’art la plus diffusée, est le modèle de cette réunification. La genèse du cinéma a plus trait au marché qu’à l’art. Edison, avec son kinétoscope, souhaite développer un nouveau couple produit-marché, tout comme il l’avait entrepris avec son phonographe. En France, les frères Lumière, Pathé et Méliès sont les représentants de la technique, de l’économique et de l’artistique, celui-ci venant en dernier, montrant bien que l’art cinématographique n’est pas indépendant de l’art industriel qui l’a fait naître et du monde économique qui l’a fait prospérer.

Par la suite, pour dépasser le cadre forain des débuts du cinéma, le prestige de l’artistique a été utilisé pour lui conférer une valeur plus élevée et une légitimité aptes à toucher de nouveaux publics. L’art devient un argument de vente. S’appuyant sur des formes d’art classiques et traditionnelles, le cinéma acquiert sa légitimité en valorisant des pratiques aux origines foraines et populaires, et s’institutionnalise. Ainsi « le cinéma est le lieu par excellence de la rencontre de la marchandisation de l’art et de l’artistisation du marchand, qui se mêlent dans un cadre institutionnel destiné à les recevoir » (D’après Laurent Creton, Cinéma et marché, Armand Colin, Paris, 1997, p.42). Cette nouvelle forme d’art s’adresse à tous, est plus accessible que les formes classiques, ce qui fait qualifier le cinéma d’« art populaire », marquant une proximité entre art et industrie de masse.

Progressivement, grâce à certains films qui se sont donné une ambition artistique et au combat de quelques-uns pour lui conférer un statut qui lui fut longtemps dénié, le cinéma acquiert une dimension artistique indéniable. Cependant, cette position est surtout affirmée en France, où la tradition cinéphilique a joué un rôle essentiel, et a sacralisé le cinéma comme Septième art. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment, il n’en va pas de même dans la plupart des autres pays, où il est avant tout regardé comme un pur produit de divertissement, et n’est pas considéré comme un art noble par les milieux intellectuels et artistiques.

D’autre part, même en France, il est aisé de constater que seule une faible part des films peuvent se parer d’un caractère artistique. Pourtant, penser le cinéma comme une bipolarité, entre d’un côté un cinéma d’auteur ambitieux, exigeant, s’inscrivant dans une artisticité mais ayant de la peine à rencontrer un public, et de l’autre un cinéma commercial préoccupé de satisfaire une demande de spectacle et en tirant une profitabilité sans lien avec sa recherche artistique, est une voie simpliste et caricaturale d’une réalité plus complexe. Les activités culturelles revêtent ainsi une nature passionnelle qui limite la portée de l’analyse en termes d’utilitarisme des créateurs du cinéma, même de ceux qui produisent des blockbusters. Ceux-ci sont en effet sensibles à l’idée de participer à un processus de création et d’appartenir à un milieu qualifié de culturel. Parfois leurs créations vont fonder une communauté de fans partageant des connaissances, des références, une culture. Ceci montre qu’il y a toujours une dimension artistique dans un film, qui naît de l’imagination et de la créativité de quelques personnes, et ne peut se réduire à la stricte réponse à une demande comme dans les autres industries. Ici l’offre est première, ce qui explique aussi le caractère aléatoire du succès des films, même ceux dont la vocation marchande est manifeste.

La réunion de la culture et du divertissement industrialisé consommable est depuis longtemps dénoncée par les intellectuels (Adorno, Horkheimer, Habermas, Debord…). Ces critiques trouvent leur origine dans la tradition platonicienne de la dénonciation de la séduction des images et de leurs trompeuses apparences, et s’est renforcée avec la critique du capitalisme. Face aux contingences économiques, une partie du monde culturel a tenté d’accroître son degré d’autonomie en produisant de façon indépendante et ne recherchant que la reconnaissance symbolique du monde « éclairé » des intellectuels et des critiques. Partant du principe que le cinéma se définit par sa vocation créative et artistique, les tenants de cette conception visent une quête totale d’indépendance par rapport à un système qui les instrumentalise et les aliène, et voient le cinéma comme lieu d’une expression en lutte contre toutes les formes de normalisation.

Cependant, le cinéma demeure une industrie, dont les exigences de marché limitent infailliblement l’indépendance du créateur. Un revers économique n’est plus permis même au nom de l’art. Les réalisateurs portent la responsabilité d’un lourd budget et le poids des enjeux tend à les écraser dans la responsabilité qu’ils assument vis-à-vis des instances commerciales et financières. L’interpénétration croissante entre le monde de l’art et celui de l’argent, qui contrôle les moyens de production et de diffusion, pèse sur son autonomie. De plus, la consécration se mesure de plus en plus à l’aune des critères du box-office, et le succès critique et la reconnaissance du milieu ne sont qu’un atout supplémentaire dans la valorisation d’un artiste, mais absolument pas suffisants. Les entreprises culturelles sont soumises à la logique économique du marché, et ne peuvent s’éloigner de considérations gestionnaires pour leur survie.

La difficulté des œuvres d’avant-garde s’explique ainsi par des impératifs de marché. L’analyse de la rentabilité montre qu’une production qui rapporte des flux massifs sur courte période avec un degré de risque faible est plus profitable qu’une production à marché étroit, même si elle s’inscrit dans un cycle long. Les artistes du cinéma, plus que dans toute autre pratique artistique, doivent tenir compte de cette dimension du marché et de l’argent pour espérer pouvoir continuer leur carrière.

Section 2 : Mondialisation et identité culturelle

Le cinéma, dès ses origines, se place d’emblée dans un espace mondialisé, en ce qui concerne la technique, le marché et les artistes. Mais de plus en plus, la logique de mondialisation, qui met en danger certains pans de l’industrie, menace aussi le cinéma non dominant, qui n’est pas le plus compétitif. Cependant les enjeux culturels et identitaires doivent tenir une place différente dans les débats sur l’extension de la mondialisation. La position de la France récuse donc les vertus du libre-échange dans ce secteur spécifique, au nom de quelque chose de plus grand, la culture et l’identité.

La mondialisation met en exergue une concurrence accrue sur les marchés, et, lorsqu’une entreprise nationale ne fait pas le poids par rapport aux firmes étrangères, il faut qu’elle se désengage. La loi de la compétitivité débouche donc sur quelques vainqueurs, et exclut du marché ou met en position d’exclusion les autres. La situation de concurrence tend à devenir une compétition, où les fusions et regroupements ont avant tout pour but d’éliminer les concurrents. La seule possibilité de pérenniser la production, l’entreprise et l’emploi est de se maintenir sans cesse dans les meilleures positions de compétitivité.

Dans le cinéma cette situation nouvelle se traduit par la sélection de quelques entreprises, celles qui réussissent à tirer profit d’un pouvoir renforcé sur le marché par une quasi-intégration verticale doublée d’une stratégie d’internationalisation. Pour ce faire, elles conçoivent des produits aussi standardisés que possible et les fabriquent à l’échelle planétaire.

La sélectivité s’exerce sur les entreprises, mais aussi sur les films. La loi du film-événement et de ses énormes recettes amassées en un temps très court justifie un accroissement des dépenses de production et surtout de distribution. Il s’agit d’être présent dans les esprits par un battage médiatique, et de toucher la grande partie des spectateurs qui ne se déplacent que rarement au cinéma et vont voir les films les plus connus, c’est-à-dire les grosses productions qui passent pour des événements.

La mondialisation est d’abord l’affaire de l’offre, qui propose sur les marchés des produits de plus en plus standardisés, des produits globaux destinés à des « consommateurs globaux ». Cependant, si la stratégie de l’offre globale existe et qu’elle exerce une puissante influence sur la dynamique du système, il n’en va pas de même du consommateur global, qui est un construit déterminé par l’offre.

En effet, la mondialisation de l’économie n’implique pas forcément universalisme des valeurs et des identités. L’importance du local et du diversifié se fait d’autant plus sentir que la logique de mondialisation est présentée comme inexorable alors que les populations ne se résignent pas toujours à transformer leur identité culturelle.

Le cinéma se trouve au cœur de ces enjeux, puisque sa double dimension, marchande et culturelle, lui fait partager le destin de la mondialisation et celui des sursauts identitaires qui montrent que si sa stratégie économique tend à s’internationaliser, la représentation d’une culture planétaire demeure pour une grande partie une illusion. Les logiques du box-office condamnent ce qui ne fait pas partie du cinéma main stream, car la portée de tels films serait un marché trop étroit. Mais à côté de ce mouvement dominant, les créations différenciées, correspondant à une culture propre et prenant en compte des particularités culturelles ne doivent pas être sous-estimées, car leur importance et leur influence se maintient dans toutes les régions du monde.

Les cultures sont sommées de s’intégrer dans une culture globalisante, un melting pot mondial qui correspondrait à un marché mondial. Mais si les cultures évoluent grâce au contact, un dialogue entre elles qui les enrichit mutuellement, leur processus d’évolution s’effectue de manière lente, au fil des décennies et des siècles. Les populations ont besoin de leur passé, de leur héritage culturel, pour pouvoir accéder à des goûts et des valeurs nouvelles. Le remplacement pur et simple d’une culture par une culture globalisante en un laps de temps trop bref ne peut alors que susciter la réprobation et la résistance.

Dans le cas de la France, il est d’autant plus difficile de se résoudre à ces changements difficiles que le pays a un passé culturel extrêmement riche et puissant. Durant les siècles derniers, cette culture et sa langue faisaient figure de référence et de centralité pour bien d’autres nations. L’amertume face au déclin de cette place et à la relégation au rang de nation intermédiaire est grande. L’opposition à l’hégémonie culturelle américaine ne provient pas de la dénonciation d’un modèle, mais plus de la volonté de conserver des moyens d’expression et d’existence en dehors de systèmes normalisés et de concepts conçus ailleurs. Les industries culturelles invoquent alors les spécificités de la culture et l’enjeu national qu’elle constitue pour se soustraire aux règles internationales du commerce.

L’intervention de l’Etat dans la culture se fonde à la fois sur des justifications économiques de soutien à l’industrie, et sur une ambition culturelle. Ainsi l’art et l’industrie, la culture et le divertissement sont réunis dans des politiques qui peinent parfois à trouver des justifications cohérentes, à cause de ces réunions d’opposés qui peuvent choquer les puristes.

Se fondant sur une idéologie proche de celle de Friedrich List sur les industries naissantes, les pouvoirs publics tentent de protéger l’ensemble de la production audiovisuelle, y compris les créations les plus commerciales, contre les productions américaines de même nature. Cependant, des aides sélectives viennent aussi soutenir une offre réellement artistique et novatrice. Toutefois, les entreprises et lobbies américains affectés par ces aides ne dénoncent pas un système qui protège des films au faible potentiel commercial, mais le fait que ces films soient mis en avant pour justifier une logique protectionniste qui bénéficie également aux films à vocation industrielle et commerciale. On le voit, la politique culturelle française est multiple, tantôt culturelle, tantôt industrielle, destinée à soutenir une offre puissante et diversifiée, à maintenir le prestige national d’une vie artistique conséquente, et à assurer la pérennité d’un secteur industriel et de ses emplois.

Chapitre 2 : La politique culturelle du cinéma

Une politique culturelle du cinéma n’a pas toujours été évidente, n’a pas toujours existé. Peu à peu l’intervention de l’Etat dans ce secteur a été acceptée, s’est institutionnalisée, et est aujourd’hui ardemment soutenue. Cependant, elle est encore soumise à ses dilemmes, entre véritable perspective culturelle et protectionnisme industriel. Si ses mécanismes jouissent d’une bonne autonomie, les orientations des politiques, en particulier des ministres de la culture, contribuent au cours de l’histoire à en forger les grandes lignes, à lui donner un nouveau souffle et de nouvelles orientations. Toutefois, on remarque une volonté d’intervention commune à tous les partis politiques, ce qui procure stabilité et force au système.

Section 1 : A la recherche d’une politique du cinéma

Avant la Première Guerre mondiale, deux entreprises françaises, Pathé et Gaumont, hissent la France au premier rang de l’industrie cinématographique mondiale. Au début des années 1910, le cinéma français est encore le premier du monde en quantité et qualité, mais la guerre va mettre fin à cette domination au profit du cinéma américain et mettre l’industrie en difficulté.

Au cours des premières années, l’Etat intervient pour donner un cadre à cette nouvelle activité commerciale : il définit le statut de projection cinématographique, délimite le droit d’auteur et établit des règles de sécurité. En 1928 la législation sur la censure se stabilise, une commission de contrôle paritaire représentant des professionnels et des fonctionnaires étant chargée de remettre un avis permettant la délivrance du visa d’exploitation qui autorise la représentation sur tout le territoire français. L’Etat intervient également dans le domaine de la fiscalité : le « droit des pauvres », vieil impôt qui remonterait à l’année 1407, une taxe de 5 % sur les spectacles en 1914 et une taxe municipale en 1920.

La profession commence à se structurer et à se doter d’organisations. En 1908, le Congrès international de Paris rassemble les producteurs pour se mettre d’accord sur les conditions de vente et de location des films. En 1912 est créée la Chambre syndicale française de la cinématographie, dans le but de représenter l’industrie auprès des pouvoirs publics, notamment pour faire baisser les taxes. En 1936, la Confédération générale du cinéma réunit l’ensemble de la profession. A l’époque celle-ci est violemment opposée aux projets gouvernementaux perçus comme une ingérence inacceptable, mais ne peut se passer d’une politique volontariste, étant confrontée à des difficultés.

Au départ les ministères interviennent chacun isolément dans le secteur cinématographique. A partir de 1912 le ministère de l’Agriculture l’utilise à des fins de formation professionnelle. En 1921 le ministère de l’Instruction publique crée la Cinémathèque scolaire au Musée pédagogique. Pour coordonner ces actions, une coordination interministérielle s’impose bientôt, et en 1931 est créé le Conseil supérieur du cinématographe, qui fait la liaison entre l’industrie et l’Etat.

Avant la guerre, deux rapports vont poser les jalons de la future action globale des pouvoirs publics. Celui du député Petsche de 1935 propose la création d’un Fonds national du cinéma destiné à procurer du crédit aux producteurs et exploitants, mais il sera abandonné sous la pression des syndicats patronaux. En 1936 le rapport de l’inspecteur des Finances Guy de Carmoy trace les contours d’une organisation corporative unique et obligatoire. Cette proposition ne sera pas suivie par la nouvelle majorité mais servira de base aux mesures prises par le régime de Vichy. Le ministre de l’Education nationale Jean Zay tente aussi de mettre en place des réformes ambitieuses, et est notamment à l’initiative de la création du Festival internationale de Cannes, mais cette fois c’est la guerre qui suspend ces projets.

Section 2 : Vichy et l’après-guerre

Vichy met en œuvre la concrétisation de plusieurs réformes imaginées avant la guerre pour assainir et moderniser l’industrie du cinéma, et pose les jalons d’une politique globale et centralisée du cinéma, dont les aspects culturels sont cependant encore absents. En décembre 1940 est créé le Comité d’organisation de l’industrie cinématographique (COIC), organisation professionnelle corporatiste typique du régime. L’instauration de cartes d’identité professionnelle réglemente l’exercice de la profession, les trois anciennes taxes sont remplacées par un impôt unique sur les spectacles, et un Registre public de la cinématographie est créé en 1944. Par ailleurs voit le jour l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC).

Longtemps avant la fin de la guerre, les plans d’une nouvelle politique du cinéma s’élaborent au sein du Comité de Libération du cinéma français. Le COIC se transforme d’abord en Office professionnel du cinéma, puis en 1946 est institué le Centre national de la cinématographie (CNC). Etablissement public, son directeur général est nommé en Conseil des ministres. Il est un outil administratif au service de l’Etat, mais en même temps jouit d’une grande autonomie et d’un pouvoir réglementaire important, il peut notamment prononcer des sanctions. Dès 1947 il prend en charge le contrôle des recettes de l’exploitation pour en assurer la répartition du produit aux ayants droit. En 1948 la loi d’aide temporaire à l’industrie cinématographique est l’acte majeur qui va permettre au CNC de développer ses aides. La création d’une taxe sur les billets alimente un compte qui permet l’attribution d’un soutien automatique à la production et à l’exploitation. Ce mécanisme a constitué jusqu’à aujourd’hui la base du financement du système d’aides à l’industrie du cinéma. Les ressources financières du CNC dont donc indépendantes du budget de l’Etat et uniquement soumises au résultat des salles, ce qui permet une stabilité par rapport aux aléas politiques.

Avant la guerre, le gouvernement français accordait des licences d’importation à 188 films doublés par an, dont 150 américains. En 1944, les majors américaines, coupées des salles françaises depuis le début de l’Occupation, souhaitent que leurs films puissent être à nouveau projetés en France, ce qui correspondait également à une demande du public. Cependant les professionnels refusent le retour à la situation d’avant-guerre. Au cours du premier semestre de l’année 1946 la France et les Etats-Unis négocient sur l’ensemble de leurs relations commerciales, et un accord est signé à Washington le 28 mai par James Byrnes, secrétaire d’Etat américain, et Léon Blum, ambassadeur extraordinaire pour le Gouvernement provisoire. Dans cet accord le cinéma fait l’objet d’un traitement à part : on y prévoit de réserver dans toutes les salles françaises seize semaines par an (quatre par trimestre) pour les films français, les autres semaines étant libres et ouvertes à la concurrence pour les films français et étrangers.

Pour Léon Blum le cinéma n’était qu’une part économique minime dans cette négociation, comme il l’affirme : « S’il m’avait fallu dans l’intérêt supérieur de la France sacrifier la corporation cinématographique, je n’aurais pas hésité à le faire ».

Cependant, si l’accord est ratifié par les députés à l’unanimité le 1er août, il est violemment dénoncé par les professionnels et le PCF après le départ des ministres communistes du gouvernement en mai 1947. Maurice Thorez dénonce « le film américain qui envahit nos écrans grâce à Léon Blum. Il empoisonne littéralement l’âme de nos enfants, de nos jeunes gens, de nos jeunes filles, dont on veut faire des esclaves dociles des milliardaires américains ». Face à des manifestations et à la mobilisation de la profession est signé un nouvel accord en septembre 1948, portant le quota d’exploitation des films français de 4 à 5 semaines par trimestre, et prévoyant un contingentement de 121 films américains doublés par an. Le même mois est votée la première loi d’aide instituant le compte de soutien. Les conflits autour des accords Blum-Byrnes sont un moment structurant du rapport du cinéma français avec les Etats-Unis. Ils construisent une image repoussoir du cinéma américain et désignent son hégémonie comme l’ennemi identitaire du cinéma français. La mise en avant de cet ennemi sera à l’avenir plusieurs fois réactivée par les lobbies ou l’Etat pour justifier de nouvelles mesures protectrices ou de la préservation des acquis d’une politique de soutien.

Section 3 : La dimension culturelle de la politique du cinéma

La dimension culturelle de la politique du cinéma n’est alors pas une priorité des pouvoirs publics et des professionnels, mais peu à peu elle devient un enjeu qui se pose pour la filière. En effet au cours des années 1950 de nombreuses voix (notamment les Cahiers du Cinéma) dénoncent l’insuffisante qualité de la production cinématographique française. Sous l’impulsion de Jacques Flaud, directeur du CNC de 1952 à 1959, la question de la promotion de la qualité devient un axe essentiel de la politique cinématographique des pouvoirs publics, alors que la production française a pu retrouver une activité satisfaisante grâce aux aides automatiques instituées après la guerre.

En 1953 la transformation de la loi d’aide temporaire de 1948 en « Fonds de développement à l’industrie cinématographique » est l’occasion d’introduire des critères qualitatifs. Le ministre de l’Industrie de l’époque, qui a la tutelle du CNC, déclare lors des débats parlementaires que « sur le plan qualitatif, moral et culturel, l’effort n’a pas été suffisamment encouragé. Il est clair que la loi d’aide ne peut être reconduite dans sa forme ancienne en ce qui concerne l’aide à la production ». En 1959 l’arrivé d’André Malraux au ministère de la culture est un tournant décisif vers une conception culturelle du cinéma. Le CNC est rattaché dès cette année au ministère de la culture, non plus de l’industrie, envoyant ainsi un signal fort aux acteurs du secteur. Le Fonds de développement à l’industrie cinématographique est remplacé par un Compte de soutien financier de l’Etat à l’industrie cinématographique, alimenté par le produit de la taxe spéciale additionnelle. La création de l’Avance sur recettes permet d’attribuer une aide au vu de la qualité du projet, qui doit être remboursée sur les recettes ultérieures du film. Cette mesure, qui marque que l’Etat français considère officiellement le cinéma comme un art et pas simplement comme une industrie du divertissement, est toutefois fortement contestée par la profession, hostile à la remise en cause du poids de l’automatique et au contrôle par l’Etat de ce nouveau mécanisme.

Par ailleurs, des initiatives d’origine privée concourent au projet culturel du cinéma. Avant la Seconde Guerre mondiale, quelques salles d’« avant-garde » diffusant des films « d’art, de répertoire et d’essai » existaient déjà. Dans les années 1950 ces initiatives se poursuivent, avec la création de l’Association française des cinémas d’art et d’essai en 1955 avec 5 salles. En 1957 le CNC commence à réfléchir à cette question et crée une commission, ce qui aboutit à une définition et un classement des salles art et essai en 1961, qui permet de bénéficier d’avantages fiscaux notamment. Au cours des années d’après-guerre se développent également la cinéphilie et les ciné-clubs, qui donnent une légitimation artistique au cinéma. En 1949 l’Etat officialise cette activité et instaure une habilitation qui permet de recevoir des subventions.

Dans les années 1980, Jack Lang donne un nouveau souffle à la politique culturelle du cinéma, dans un contexte difficile pour l’industrie, avec une fréquentation qui, après être passée de 400 à 180 millions de spectateurs de 1950 à 1980, continue de chuter jusqu’à 120 millions au début des années 1990. Il ne faut pas oublier que le système d’aides est indexé sur le chiffre d’affaires des salles, dont une taxe finance le CNC.

Les chaînes de télévision sont mises à contribution pour la sauvegarde de la production, avec la création en 1984 d’une section « Soutien financier de l’industrie des programmes audiovisuels » dans le compte de soutien géré par le CNC. Elles doivent également investir dans la production cinématographique un montant de 3 % de leur chiffre d’affaires, et subissent un encadrement très précis de la diffusion du film (jours interdits, nombre maximum, quotas…). En 1986 un mécanisme d’incitation fiscale favorise l’investissement de l’épargne dans la production à travers des Sociétés de financement de l’industrie cinématographique et audiovisuelle (Sofica).

Jack Lang poursuit aussi la ligne de lutte identitaire contre l’hégémonie du cinéma américain, par exemple en refusant de se rendre au festival de Deauville centré sur les films américains. Des quotas en faveur de la diffusion d’œuvres françaises et européennes à la télévision sont institués, repris dans le cadre de la directive « Télévision sans frontière » par la CEE en 1989. A l’approche des négociations finales du GATT, la résistance de la France sous la bannière de « l’exception culturelle » est engagée par la gauche et poursuivie par la droite. Un non-traitement des questions culturelles dans le cadre de ces négociations est obtenu, ce qui permet à chaque pays de continuer à organiser ses aides comme il le souhaite.

Le prestige de l’identité nationale et le rayonnement culturel de la France à l’étranger sont aussi promus par des aides à la création à direction de l’étranger : un fonds d’aide aux coproductions avec les pays de l’Europe de l’Est, des aides au cinéma africain et un mécanisme d’aides directes à la discrétion du ministre sont des exemples de la profusion des systèmes de soutien à la diversité de la production cinématographique.

Par ailleurs, le ministère de la culture développe sa propre politique de formation et de sensibilisation des jeunes à l’art cinématographique, avec la création en 1984 des classes A3 en terminale au lycée. Plus tard, des initiatives en collaboration avec l’Education nationale, telles que « Collège au cinéma », « Lycéens au cinéma », « Ecole et cinéma » proposent de faire étudier avec les professeurs des films vus en salles pendant le temps scolaire.

Section 4 : Fonctions du CNC aujourd’hui

Aujourd’hui le CNC dispose de 500 millions d’euros par an, ce qui représente 20 % du budget du ministère de la culture. La moitié de cette somme est à destination du cinéma, le reste soutenant l’audiovisuel en général. Moins de 5 % de cet argent provient du ministère de la culture, l’essentiel étant les taxes de 11 % prélevées sur les billets (finançant 40 % des ressources), de 5,5 % sur le chiffre d’affaires des télévisions (46 % des ressources) et de 2 % pour les éditeurs vidéo (4 %). Cette somme est trois fois plus élevée qu’en Allemagne et quatre fois plus qu’en Italie. Les aides vont à la production, mais aussi à la distribution et à l’exploitation. Dans chaque branche, le soutien automatique est une subvention déterminée dans son principe, l’entreprise doit remplir certaines conditions prévues dans un texte, et son montant est déterminé par un mécanisme de calcul. Le soutien sélectif nécessite l’appréciation subjective de la qualité du travail d’une entreprise ou d’un film par une commission mise en place par le CNC. Les aides automatiques représentent environ 155 millions d’euros, les aides sélectives 90.

Le soutien automatique à la production repose sur l’idée d’un réinvestissement par les producteurs de sommes leur revenant. Un prélèvement sur le prix des entrées en salles alimente un compte ouvert auprès du CNC au nom de chaque producteur en proportion du nombre d’entrées de ses films et des revenus des autres supports. Cette sorte d’épargne forcée sert alors au financement d’un nouveau film par le producteur. L’aide sélective, dont la mesure la plus emblématique est l’avance sur recettes, consiste à soutenir le financement de projets de films novateurs ou qui ne parviennent pas à être financés malgré leur qualité. Il existe une aide avant réalisation, qui profite à 60 à 70 projets par an, et une aide après réalisation, pour des films pratiquement achevés mais nécessitant un complément pour la fin de tournage ou la post-production.

Les distributeurs peuvent bénéficier d’aides automatiques sous certaines conditions. Le CNC leur a ainsi attribué 14 millions d’euros en 2004. Les aides sélectives s’adressent aux distributeurs de taille moyenne, en fonction de leur programme de films. Une commission d’aide sélective à la distribution peut attribuer des aides pour la distribution d’un film en particulier (frais de promotion et financement des copies du film). D’autre part, des aides spécifiques existent pour les films de pays hors Etats-Unis et Europe occidentale.

Le CNC aide les exploitants à financer les travaux dans leurs salles, particulièrement les petits et moyens établissements. En 2004, 600 cinémas en ont bénéficié pour 66 millions d’euros. Une commission détermine également des aides à la création et à la modernisation des établissements. Chaque année 70 projets sont ainsi soutenus. D’autre part, 1000 établissements classés Art et essai, représentant plus de 25 % des entrées, reçoivent un montant de 11 millions d’euros. Enfin, des aides à l’aménagement cinématographique du territoire ont pour objet de financer des copies supplémentaires de films que les distributeurs n’attribuent pas à certaines salles de petites villes pour des motifs économiques.

Par ailleurs, les collectivités territoriales (régions, départements, villes) participent aussi au développement de la filière, en soutenant la production (11 millions d’euros en 2004) et en jouant un rôle parfois important dans l’exploitation, en aidant au fonctionnement ou à la rénovation de salles, ou par l’acquisition et la création de salles. On estime ainsi que 15 % des cinémas en France sont municipaux. Beaucoup de régions ont créé des bureaux d’accueil des tournages. L’objectif est que la région bénéficie des dépenses de tournage (hôtellerie, location de matériel…), et d’une image symbolique pouvant favoriser le tourisme. Depuis 2004 le CNC accorde un euro supplémentaire pour deux euros investis par la région.

Chapitre 3 : Critiques et résultats de ces mesures

Section 1 : Les limites de l’aide

La politique culturelle du cinéma, malgré des directions et des instances de régulation bien établies après quelques décennies, demeure empreinte de flou et d’incertitudes. L’équilibre est souvent difficile à trouver entre la nécessité de promouvoir la diversité et le réalisme économique qui impose de ne pas laisser le système sombrer dans les travers d’une économie administrée. La vocation à la fois industrielle et nationale d’un côté, et culturelle de l’autre, de la politique du cinéma, la fait accuser à la fois de ne soutenir que des projets non rentables inspirés par l’élitisme culturel, et de soutenir des projets purement commerciaux qui n’ont pas besoin d’aides.

Le manque de clarté de l’ambition de la politique du cinéma a été mis en scène avec l’affaire Un long dimanche de fiançailles, dans laquelle ce film s’est vu refusé l’agrément français alors que tout dans ce film – scénario tiré d’un livre, histoire, tournage, acteurs et réalisateur – étaient français. Les tribunaux administratifs ont en effet considéré que Warner Bros France avait créé une société de production, 2003 Productions, pour détourner des aides françaises au profit de Hollywood. Une vive polémique a alors secoué la profession et le ministère de la culture. Cette affaire a fait resurgir le cas du Cinquième élément, qui, étant produit par Gaumont, avait été considéré comme français et avait touché près de 4 millions d’euros. Les aides sont donc attribuées plus en fonction de l’origine des capitaux qu’en fonction de la nature du film.

La politique culturelle peut d’abord désigner, dans une acception large, la politique publique en matière de culture, c’est-à-dire toutes les mesures qui touchent à des objets culturels très diversifiés. Dans une acception plus stricte, la politique culturelle qualifie « le cadre intellectuel et normatif par lequel le ministère de la culture vise à donner une cohérence à son action » (D’après Laurent Creton, Cinéma et marché, op. cit. ,p.82). Or ici la politique en matière de cinéma ne réussit pas à s’ancrer dans une dimension véritablement culturelle, en ce qu’elle est de plus en plus associée à une logique marchande de divertissement, et n’est plus vue comme la résistance à la consommation de masse. Comme nous l’avons vu, le ministère de la culture joue sur les deux tableaux, défense d’un divertissement populaire et de son industrie nationale et défense d’une dimension culturelle dans le spectacle. Or la généralisation du terme de culture pour désigner toute pratique culturelle, tout spectacle, tout film, au détriment d’une conception plus intellectuelle et élitiste, aboutit à la difficile définition de ce deuxième élément de la politique culturelle. Le cinéma français bénéficie de beaucoup d’aides automatiques qui profitent à tous les films, alors qu’il compte aussi beaucoup de productions purement commerciales. Il devient alors plus difficile de plaider la diversité culturelle quand les résultats du cinéma en France montrent la relative faiblesse d’une vraie alternative culturelle au cinéma commercial dominant.

D’autre part, les fonds alloués à la défense du cinéma peuvent être perçus comme injustes. En effet tous les mécanismes permettant au CNC de récupérer de l’argent sont des contraintes injustifiées dans une économie de marché, et n’existent pas dans les autres secteurs de l’économie. La taxe sur les billets représente un transfert des recettes des films étrangers vers le cinéma français, et en quelque sorte pénalisent les spectateurs de films américains pour maintenir un grand nombre de films français qu’ils ne vont pas voir. Les investissements en production des chaînes de télévision se font aussi sous la contrainte, non par l’intérêt qu’elles ont à financer des productions culturelles françaises. Enfin les multiples aides de l’Etat et des collectivités locales pénalisent aussi ceux qui ne vont jamais au cinéma et qui pourtant aident à son développement. Les multiples aides dont le montant est très élevé par rapport aux autres pays européens ne profitent donc pas forcément le plus aux spectateurs. Cette épargne forcée (9 euros par habitant et par an) est unique dans un secteur industriel d’une importance très relative sur le plan économique.

On peut considérer que les pouvoirs publics constituent un marché spécifique pour les producteurs de l’audiovisuel et du culturel en général, ce qui est générateur d’effets pervers. L’obtention d’aides et d’avantages dans cette économie mixte peut se substituer à la recherche de financeurs privés. La reconnaissance des commissions du CNC devient prioritaire sur la volonté de concevoir un projet qui plaira au public et qui sera rentable par lui-même.

Section 2 : Succès et échecs du cinéma français

Durant la période 1980-2000, la France a produit une moyenne de 155 longs-métrages par an, la plus importante production d’Europe. Le montant global des investissements a connu une forte progression, et le budget moyen des films a augmenté. On constate aussi un plus grand nombre de films à gros budget.

Le secteur de la production est très atomisé. Un grand nombre de petites sociétés tentent d’exister et risquent leur survie sur un film. En conséquence il y un fort renouvellement des entreprises dans ce secteur. Les plus grosses sociétés (Gaumont en tête) sont elles aussi assez dépendantes du succès de leurs films, et leurs parts de marché évoluent chaque année en fonction de ces résultats. La distribution est elle aussi éparpillée entre 200 sociétés, dont huit représentent 80 % des entrées.

La concentration des activités de la filière cinématographique entre quelques majors, certaines américaines, certaines françaises (Gaumont, Pathé, UGC) tend à exercer les mêmes effets qu’aux Etats-Unis. La liberté des indépendants est contrainte, mais l’existence de ces groupes puissants et compétitifs est aussi un atout pour l’industrie cinématographique française, par les investissements dans les salles et la promotion du cinéma qu’ils réalisent. Le système français est aussi caractérisé par la forte imbrication des sociétés de cinéma avec les chaînes de télévision et les grands groupes industriels qui jouent un rôle important dans ce secteur (Bouygues, Suez, Lagardère, Vivendi…)

Sur le marché français, la part du film national a constamment diminué depuis 1980. A cette époque, il attirait encore plus de la moitié des spectateurs français. Mais depuis 1987, c’est le cinéma américain qui a la plus grande part de marché, dépassant 50 %, voire 60 certaines années, tandis que le film français se maintient entre 25 et 35 %. La chute de la fréquentation dans les années 1980 a donc été uniquement une chute de la fréquentation des films français, tandis que les films américains conservaient un nombre stable de spectateurs.

Bien qu’il soit à peu près le seul cinéma occidental à résister à l’hégémonie américaine et qu’il soit le 2ème à l’exportation en Europe, l’audience internationale du cinéma français est assez modeste : 3 à 4 % de part de marché chez ses voisins européens, moins de 1 aux Etats-Unis. La puissance commerciale de Hollywood par rapport aux capacités françaises est à mettre en cause. Au contraire des Américains, les distributeurs français ne créent pas d’unités de distribution à l’étranger et s’en remettent aux systèmes locaux, sans possibilité de contrôle. Les rares exportations françaises se heurtent donc à la difficulté d’organiser la distribution d’un film à l’échelle mondiale, au manque d’habitude, alors que les blockbusters américains n’ont pas ces problèmes. Toutefois certains films réussissent à percer.

Les films réalisés ou produits par Luc Besson, et certains autres, comme Le pacte des loups ou Les rivières pourpres, ont réussi à trouver des investisseurs internationaux très facilement, bénéficiant du fait que dans la seconde moitié des années 1990 une nouvelle génération de distributeurs a cherché à acquérir les droits de films grand public, alors qu’ils n’en avaient pas l’accès, ces films étant l’apanage des majors américaines. Par cette entremise, des films français non destinés à un public cinéphile ou à des salles art et essai ont pu s’exporter. Dans la lutte des films français pour s’imposer à l’international, l’association Unifrance, fondée en 1949 et financée par le CNC et le Quai d’Orsay, joue un grand rôle, et supplée aux manques de moyens et d’expérience de l’industrie. Certains films ont pu connaître un relatif succès outre-Atlantique (récemment Bon voyage, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, Swimming-pool, Deux frères, et La marche de l’empereur, plus gros succès français aux Etats-Unis). Cependant, des films comme Les visiteurs, Un indien dans la ville, 36 quai des orfèvres, qui sont susceptibles de toucher un public plus large, sont systématiquement l’objet de remakes et leurs versions originales connaissent des échecs.

Partie 4 : Les ouvertures

Chapitre 1 : Cinéma d’Asie : Corée et Inde

Le premier film coréen date de 1919, et annonce des débuts pour le cinéma coréen marqués par un amateurisme parfois extrême. Ainsi les acteurs sont rémunérés avec des sacs de riz. Peu de temps après, la colonisation japonaise suspend jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale l’industrie naissante du cinéma coréen, ce qui aura notamment pour effet d’interdire la distribution des films japonais sur le territoire pendant le demi-siècle suivant.

Vers la fin des années 1950 la production locale commence à décoller, constituée principalement de films d’action pour le public masculin et de soap operas pour le public féminin. Le cinéma coréen connaît alors un certain âge d’or, avec environ 200 films par an. Cependant la production est contrainte par la censure imposée par la dictature de Park Chong-hee et Chun Doo-hwan, qui n’autorise que des films de propagande anti-communistes et des films de divertissement sans profondeur.

Ce n’est qu’en 1985 que la régulation s’assouplira et que la diversité de la production connaîtra un net regain. La production est libéralisée et en 1987 la censure sur scénario est supprimée. Toutefois, une partie du cinéma indépendant, militante et contestataire, aborde des thèmes sociaux qui le font parfois interdire. Ainsi en 1990 le film collectif La veille de la grève, interdit de visa, ne pourra être vu qu’en cachette dans les universités. Durant l’une de ces projections, les autorités iront même jusqu’à mobiliser 1700 agents et un hélicoptère pour s’emparer de la copie !

Mais à côté de ce cinéma indépendant, c’est surtout le cinéma commercial qui prospère, avec une production destinée au public jeune et inspiré par les formules hollywoodiennes et les jeux vidéos. Dans les années 1990, la fréquentation des salles et l’attrait de la production nationale progressent rapidement. La part du cinéma national y est d’environ 50 %, contre 37 en 1999 et 18 en 1997. Une politique de quotas soutient le cinéma national depuis 1985, réservant 100 à 146 jours par an aux films coréens. Les professionnels luttent pour préserver ces dispositions contre l’offensive américaine, et sont en cela soutenus par la France. D’ailleurs, la Kofic, structure chargée de dynamiser la création cinématographique en Corée, est inspirée du CNC français.

L’histoire du cinéma en Inde débute le 7 juillet 1896, lorsque les frères Lumière, six mois après leur première projection à Paris, amènent leur invention à Bombay, où l’on put voir les premiers films, comme L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat ou La sortie de l’usine. En 1910, le brahmane hindou Dhundhiraj Govind Phalke, bouleversé par le film La vie du Christ, perçoit l’énorme potentiel du cinéma indien allié à des thèmes religieux. Son premier film Raja Harishchandra connaît un énorme succès et inaugure le genre mythologique.

Dans les années qui suivent, la production cinématographique indienne croît très fortement, jusqu’à atteindre plus de 200 films dans les années 1930. En 1931 le parlant arrive, quatre ans après sa mise au point aux Etats-Unis, avec le filme Alam Ara (La lumière du monde). Ce film inaugure le modèle que prendra la majeure partie de la production indienne, avec danses, chansons et musiques qui renouent avec les arts traditionnels indiens. Le parlant est aussi l’occasion d’une explosion linguistique, puisque le cinéma indien utilise une trentaine de langues sur les 1652 répertoriées en 1971.

Aujourd’hui le cinéma indien a une position unique au monde. Premier pays producteur (800 à 1000 films par an), l’Inde est le seul pays au monde qui résiste vraiment au cinéma hollywoodien, puisque le cinéma national y a une part de marché de plus de 90 % et conserve des spécificités très différentes du cinéma dominant. En effet le cinéma indien filme tous les genres, est très diversifié, bien que ce qui en ressort à l’étranger soit surtout le cinéma de Bollywood, terme inventé par un journaliste dans les années 1980 par union de Bombay et Hollywood, et désignant les films populaires en hindi conçus à Bombay, aujourd’hui Mumbai.

Les chansons tiennent dans ces films une place primordiale, et la vente des bandes originales est une source de gains de premier plan pour les producteurs, qui les mettent en vente six mois avant la sortie. Certaines de ces scènes musicales relèvent du clip vidéo et n’ont aucun rapport avec l’histoire du film, mais depuis des décennies elles constituent un caractère spécifique de l’identité du cinéma indien. Il y en a en moyenne six par film, mais la surenchère a parfois aboutit à ce que des films comptent plus de 70 chansons. Le système de stars est lui aussi très indépendant du reste du monde. Celles-ci sont l’objet d’une vénération qui va parfois jusqu’à la déification. Des temples sont érigés en leur honneur et certaines se lancent en politique, comme Amitabh Bachchan qui est devenu député au parlement de Delhi en 1987.

Le marché indien représente près de 5 milliards de spectateurs annuels, soit 13 millions par jour, ce qui, par rapport à la taille de la population, le situe dans les mêmes proportions que le marché américain. Toutefois, la grande différence de niveau de vie explique que les films aient un budget nettement inférieur : 10 millions de dollars pour une grosse production. Malgré ces conditions favorables, moins de 10 % des films se révèlent rentables, ceci étant surtout dû au piratage qu’on estime à l’origine d’une perte de 60 % du chiffre d’affaires.

Les films de Bollywood connaissent une audience internationale grâce à la diaspora qui compte 20 millions de personnes, mais aussi au public du Moyen-Orient et d’Afrique. Depuis quelques années, l’Europe est à son tour touchée par ce cinéma, avec les succès internationaux de Lagaan et Devdas notamment. La nomination de ce dernier au festival de Cannes et la présence de son actrice Aishwarya Rai au jury de ce même festival l’année suivante ont contribué à exciter l’intérêt de l’Europe pour le cinéma de Bollywood, qui lui a rapidement consacré maintes rétrospectives dans divers festivals. Le cinéma indien commence donc à trouver un public en Occident, tandis que de grands studios américains comme la Warner Bros et la 20th Century Fox ont ouvert des bureaux en Inde pour produire des films en hindi. Cependant l’excessive longueur de ces films en comparaison des standards occidentaux, la relative inconsistance des scénarios à l’eau de rose et les nombreuses références à une identité culturelle forte et peu connue pourraient être une limite à sa pleine diffusion en Europe et aux Etats-Unis.

Chapitre 2 : Le cinéma numérique

La suprématie des majors hollywoodiennes sur le monde du cinéma pourrait bientôt prendre fin, et un cinéma indépendant, local, et beaucoup plus créatif pourrait enfin voir le jour et se développer sans entraves. C’est la thèse de l’essayiste canadien Hervé Fischer, dans son livre Le déclin de l’empire hollywoodien.

Pour aborder la notion de cinéma numérique, il faut distinguer trois phases. D’abord les effets spéciaux, qui, rares et chers au début, se sont peu à peu banalisés dans les années 1990, avec des films comme Jurassic park, Independence day, Starship troopers. Le public s’est habitué à en voir dans chaque grosse production, et même des films plus modestes peuvent en comporter (Le fabuleux destin d’Amélie Poulain). Pour Hervé Fischer, la maîtrise grandissante des images de synthèse permet de libérer la création cinématographique, après des décennies de réalisme et de naturalisme dans la façon de filmer. Le cinéma va donc enfin pouvoir retrouver son esprit des premiers temps, celui du rêve et de l’illusion, incarné par les films de Georges Méliès. Georges Lucas n’a-t-il pas attendu que les logiciels d’animation soient suffisamment développés pour pouvoir mettre en chantier la première trilogie de Star Wars ? Il le souligne : « Quand j’ai créé Industrial Light and Magic, au moment où j’ai commencé à produire Star Wars, je voulais créer le genre de l’opéra spatial, avec un rythme très rapide, un cinéma dynamique, avec des séquences courtes, beaucoup de mouvement, très cinétique, en poussant le réalisme des effets spéciaux aussi loin que possible, et c’est encore vrai aujourd’hui. Et c’était impossible avec la technologie de l’époque. […] Pour moi, les effets visuels numériques sont une nécessité de mon métier – un meilleur outil pour raconter des histoires. Tout ce que nous avons fait visait ce but : trouver de meilleurs moyens d’expression ».

La seconde étape est la production numérique. Là encore, de nouvelles opportunités pour le cinéma sont offertes par les caméras numériques. Georges Lucas est à nouveau un des précurseurs de cette nouvelle manière de filmer, avec le tournage de Star Wars, Episode II : Attack of the clones entièrement avec une caméra numérique HD 24P. Depuis, cette innovation s’est largement répandue, et un grand nombre de films ont été tournés en numérique (Le monde de Nemo, Terminator 3, Pirates des caraïbes…). Les avantages sont un usage moins coûteux qu’une caméra 35 mm, une facilité de tournage (le réalisateur peut voir directement et précisément ce qu’il filme) et une sensibilité plus grande que l’argentique. Mais le tournage en numérique procure aussi de réels avantages au cinéma à petit budget. Ceux-ci n’ont plus besoin de supporter le coût des bobines 35 mm, et la légèreté des caméras permet de tourner beaucoup plus facilement dans des conditions plus difficiles, par exemple dans des zones dangereuses ou hostiles, qui interdisent un matériel lourd et où une caméra cachée de petite taille peut s’avérer indispensable. Il est aussi plus facile à la post-production de travailler sur des images numériques, et de retravailler à l’infini les images, sans la contrainte du coût de passage de l’argentique au numérique, puis à nouveau à l’argentique.

Enfin, la troisième étape du cinéma numérique, celle de la diffusion, qui n’en est qu’à ses débuts, viendra achever de révolutionner le cinéma. Initiée par quelques films (Star Wars épisodes I et II, Toy Story 2), dans un nombre de salles limité, cette tendance devrait se poursuivre. Elle devrait enfin libérer la production des réseaux de distribution contrôlés en très grande partie par les majors. Les films seront alors envoyés aux salles directement par Internet ou par satellite, et celles-ci pourront avoir un choix beaucoup plus libre de leur programmation. La gigantesque économie de coût réalisée par l’abandon des bobines 35 mm et de la production des copies ainsi que de leur gestion (manutention, réparation…) sera un gain pour tout le monde, mais en particulier pour le cinéma indépendant. En effet celui-ci n’aura plus de problème de distribution et pourra plus facilement se diffuser à des milliers de salles pour chaque film, alors qu’un faible budget de distribution l’en empêchait jusqu’alors. Cette révolution, selon Hervé Fischer, sonne le glas de l’empire hollywoodien, qui ne pourra pas l’empêcher malgré ses résistances. Chute des coûts de diffusion et liberté de choix de programmation des salles devraient permettre le retour à un cinéma diversifié et multiculturel, et l’hégémonie de Hollywood ne sera plus alors qu’un souvenir.

Chapitre 3 : Star Wars : pur produit hollywoodien ou melting-pot de la culture mondiale ?

Les deux trilogies Star Wars représentent le blockbuster américain par excellence, étant donné que les six films, en plus de comporter le cocktail classique d’une grosse production (amour, aventures, effets spéciaux…) se distinguent aussi par leur très grand succès au box-office mondial, où ils se classent actuellement 4ème, 12ème, 15ème, 25ème, 31ème et 35ème. Pendant longtemps, la première trilogie a dominé le classement, et était un des plus forts symboles de l’exportation du cinéma américain et de la culture des Etats-Unis à travers le monde.

Pourtant, si ce type de cinéma peut faire l’objet d’un rejet de la part d’un certain public, il a été assez universellement accueilli dans chaque pays. Au-delà des qualités esthétiques et techniques de ces films, précurseurs des effets spéciaux et modèles du genre de science-fiction, on peut s’interroger sur les raisons du succès mondial d’une œuvre aussi éloignée de références culturelles identitaires. Or on s’aperçoit que si Star Wars est le film mondialisé par excellence, cela est sans doute dû en grande partie à ce que Georges Lucas a puisé dans l’histoire culturelle mondiale les sources de son imagination.

L’histoire présente une analogie frappante avec la culture littéraire européenne. La première trilogie (épisodes I, II, III) est ainsi proche d’une tragédie antique, dont le héros, Anakin Skywalker, est victime de ses passions (son côté obscur), comme l’ont été par exemple Œdipe et Antigone. Débordé par son amour filial, par sa révolte contre le système des Jedis et par son amour pour Padmé Amidala, il finit par détruire ce pour quoi il a œuvré et ceux qu’il a aimés. La seconde trilogie en revanche s’apparente à une quête initiatique, où le jeune Luke Skywalker, tel Persée ou Héraclès, doit traverser une série d’épreuves avant de devenir un Jedi et de changer la destinée du monde.

Les correspondances entre les systèmes politiques de la galaxie inventée par Georges Lucas et les systèmes politiques sur Terre sont également la preuve que son œuvre est bien ancrée dans la culture de l’humanité. La République Naboo est assez semblable à une monarchie constitutionnelle, avec un souci de tradition, mais où le monarque est élu par le peuple et pour le peuple. Le modèle politique de départ de la galaxie est une République qui s’appuie sur l’équilibre entre le Sénat, qui a le pouvoir législatif, et celui du Conseil Jedi, en charge de l’exécutif. Cependant le rôle prépondérant du législatif sur l’exécutif suprême (le Chancelier) aboutit finalement à un antiparlementarisme et à la faillite de ce système,où les gouvernements se font renverser par l’action désordonnée des députés, un peu à la manière de la IVème République française. La première trilogie illustre ainsi le passage d’une République à un Empire, de la même façon que ce qui s’est produit dans l’Empire Romain. Dans les deux cas, le pouvoir est passé d’un Sénat au totalitarisme d’un Empereur. Palpatine peut ainsi être rapproché de Jules César, qui a utilisé l’appareil militaire comme la clé du pouvoir (l’armée de clones de Palpatine).

Georges Lucas s’est aussi beaucoup inspiré du Japon dans l’imagination des Jedis. Les costumes de ces gardiens de la paix ressemblent ainsi beaucoup aux kimonos, et les armures des troupes impériales de la seconde trilogie sont proches de celles des samouraïs. Le casque de Dark Vador est également directement inspiré des casques traditionnels des samouraïs japonais. Les sabres laser sont les katanas modernes, et le code d’honneur et la philosophie jedi sont sans doute inspirés par le code d’honneur des samouraïs et la philosophie orientale. Même le terme « Jedi » s’inspire d’un mot japonais.

Il existe une quantité d’autres comparaisons que l’on peut faire entre les éléments de Star Wars et la culture mondiale, et que les fans, tout autant que les essayistes, ont su analyser. Les références à la Bible, aux légendes antiques et aux contes du Moyen-Age sont ainsi multiples (Lucas avoue devoir beaucoup au mythologiste américain Joseph Campbell, en particulier son livre The heroes with a thousand faces), l’architecture est inspirée de diverses civilisations (Naboo de l’empire byzantin, Coruscant de New York…), les costumes dans l’épisode I sont proches des costumes de l’Inde traditionnelle…

Cet aperçu des sources d’inspiration de Georges Lucas permet d’expliquer une partie du succès phénoménal que Star Wars a connu à travers le monde. Hollywood, loin de défendre des vertus de repli identitaire, exprimerait donc une universalité dans ses productions, grâce à des réalisateurs et des producteurs qui savent s’ouvrir aux autres cultures pour concevoir un film qui plaira au public mondial. Ce que peut-être ne parviendront jamais à réaliser les films à références strictement locales.

Conclusion

Le cinéma américain a su se doter de l’énergie créatrice et industrielle qui lui a permis de rapidement dominer le monde. Les ingrédients de ses films ainsi que la stratégie de ses firmes peuvent être critiqués, mais ils sont les clés d’un succès qui ne s’est jamais démenti. Hollywood restera sans doute encore longtemps la capitale mondiale du cinéma, non pas parce qu’elle a usurpé ce titre par des tractations répréhensibles, mais parce qu’elle est le modèle d’un cinéma populaire et international, d’un cinéma entertainment, un modèle qui est aussi imité à l’étranger.

Face à cette hégémonie, les résistances sont difficiles. A part l’Inde, tous les pays sont très fortement marqués par la puissance de la diffusion culturelle du cinéma américain. L’Europe, en dépit de tentatives de fonder une alternative, ne parvient pas à créer un cinéma qui réussisse à contrebalancer la puissance de celui des Etats-Unis. Le modèle culturel des cinématographies européennes ne semble pas faire le poids, même en Europe, face à un cinéma du spectaculaire et du divertissement qui sait attirer les foules.

La France demeure isolée dans son combat contre cette suprématie. Malgré un système d’aides très élaboré et protecteur, malgré une poignée de succès à l’international, son modèle artistique de cinéma est loin de rencontrer la réussite qu’il espérait. Il est un fait aussi que l’industrie cinématographique hollywoodienne est bien rôdée, et en dépit de son rôle précurseur dans cet art, le cinéma français demeure une « industrie naissante » face à la machine hollywoodienne. Pour conclure le débat sans fin entre la défense d’un art cinématographique exigeant mais élitiste et un cinéma polaire commercial mais qui rencontre le public, on peut citer cette phrase de l’historien de l’art Erwin Panofsky : « S’il est vrai que l’art commercial risque toujours de finir prostituée, il n’est pas moins vrai que l’art non commercial risque toujours de finir vieille fille ».

Bibliographie

1. Laurent Creton, Cinéma et marché, Armand Colin, Paris, 1997
2. Laurent Creton, Economie du cinéma, Armand Colin, Paris, 2004
3. Richard Michaels Stefanik, Les clés des plus grands succès cinématographiques, Dixit, Paris, 2003
4. Hervé Fischer, Le déclin de l’empire hollywoodien, VLB, Montréal, 2004
5. Pierre Berthomieu, Le cinéma hollywoodien, Armand Colin, Paris, 2005
6. Jacqueline Nacache, Le film hollywoodien classique, Armand Colin, Paris, 2005
7. Pierre Gras, L’économie du cinéma, Cahiers du cinéma, Paris, 2005


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