L’Aventure de Madame Muir

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Merveilleusement servi par des interprètes de premier plan (Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders) sur une musique inoubliable de Bernard Herrmann, L’Aventure de Madame Muir reste un chef d’œuvre inégalé du Septième art, un film d’une intrigante beauté, et une méditation profondément poétique sur le rêve et la réalité, et sur l’inexorable passage du temps.

Un drame fantastique d’une poésie incomparable

L’Aventure de Madame Muir est l’adaptation cinématographique réalisée en 1947 par Joseph L. Mankiewicz (avec le scénariste américain Philip Dunne[1]) du roman de R.A. Dick (pseudonyme de l’écrivaine britannique Josephine Aimee Campbell Leslie, 1989-1979) : The Ghost and Mrs Muir (en français Madame Muir et le Fantôme), publié en 1945.

C’est une histoire étrange. Au début des années 1900, à Londres, une jeune veuve, Lucy Muir (Gene Tierney) décide de fuir l’atmosphère oppressante de son milieu familial[2], et, elle qui ne sait rien de la mer, loue dans une station balnéaire un cottage complètement isolé, Gull Cottage (Les Mouettes). Avec au début sa fille Anna (la toute jeune Nathalie Wood) et sa fidèle servante Martha (Edna Best), elle va désormais y vivre jusqu’à la fin de ses jours, seule et délibérément hors de son temps. On est tenté d’y retrouver une obsession de Joseph Mankiewicz, dont les personnages ont souvent tendance à vivre à l’écart du monde et de leur époque, et qui lui-même, après le succès de son dernier film Le Limier, préféra se retirer et jouer les ermites dans sa propriété près de New-York, pour se consacrer à la rédaction d’un ouvrage[3].

Certes il y a Anna et Martha. Pour le reste la solitude de Lucy Muir est seulement peuplée par l’apparition fantomatique de l’ancien propriétaire, un capitaine de la marine décédé, Daniel Gregg (Rex Harrison), un bel homme, personnage bougon mais espiègle dont le portrait orne le salon : Lucy, qui ne le verra jamais que tel qu’il est représenté sur ce portrait[4], ne l’aurait-elle pas plutôt sorti de son imagination ? Le capitaine Gregg hante la maison non parce qu’il l’a construite de son vivant, mais pour trouver le moyen d’en faire un refuge pour les vieux marins : aussi est-il loin, au départ, de comprendre Lucy, et cherche-t-il plutôt à lui faire peur pour qu’elle renonce (tout y passe : orage, éclairs, pluie, vent, flammes qui s’éteignent, fenêtres qui claquent…). Mais Lucy ne part pas, et tous deux s’apprivoisent réciproquement. Quand Lucy connaît des problèmes d’argent, le capitaine lui dicte le récit de ses navigations, afin qu’elle le publie et puisse, grâce aux revenus du livre, conserver la propriété de Gull Cottage. Jeune et belle, Lucy attire cependant un séducteur et hâbleur, Miles Fairley, auteur d’histoires pour enfants sous le sobriquet d’« Uncle Neddy » (interprété par George Sanders) ; mais elle découvre heureusement à temps sa vraie nature. Elle se replie dès lors définitivement sur Gull Cottage. La suite de son existence, bercée par la mer voisine et ses tempêtes, ne sera plus qu’une longue attente de la mort (et de Daniel Gregg ?). Quand celle-ci arrive enfin (alors qu’âgée, elle reposait paisiblement dans son fauteuil, lâchant un verre de lait servi par la fidèle Martha), le capitaine, qui avait disparu de sa vie depuis l’intrigue sentimentale avec Miles Fairley, réapparaît :  il lui tend la main, et tous deux sortent en fantômes de la maison, aussi jeunes qu’au premier jour, pour s’évanouir dans la brume.

Plus encore que dans Cléopâtre (où la fameuse entrée de la reine à Rome se conclut cependant sur un clin d’œil de connivence de celle-ci non seulement avec César, mais aussi, probablement, avec le spectateur), Mankiewicz se refuse aux effets voyants dont abuse le cinéma américain, d’autant plus quand il relève du fantastique. Il choisit de traiter une histoire de fantôme sans trucages ni effets spéciaux visuels tout autant que sonores. Comme dans les autres films de Mankiewicz, L’Aventure de Madame Muir  dénonce les faux-semblants de la comédie sociale : à la fois naïve et lucide, faible et forte, Lucy déjoue les pièges que lui tendent sa belle-famille, l’agent immobilier qui voulait la détourner de Gull Cottage, et surtout Miles Fairley si séduisant par son aisance et sa culture. Romantisme et ironie se tiennent à part égale, et Mankiewicz montre comment, pour lui, les êtres « vivent des passions dont le caractère dérisoire finit toujours par leur apparaître, ou poursuivent des chimères qui ne se laissent approcher que pour mieux se rire d’eux[5]… ». Que d’illusions ou de manipulations : « vanité des vanités, tout est vanité » aurait dit l’Ecclésiaste (1 :2) ! Pour Mankiewicz, dans cette existence vouée à l’apparence, à la mort et à l’oubli, les plus sages sont ceux qui savent se mettre en retrait. Parmi ses personnages, selon Pascal Mérigeau, « seuls Lucy Muir, partant au bras de son fantôme, et peut-être Harry Dawes (La comtesse aux pieds nus), qui est revenu de tout, échappent finalement à cette dictature du temps[6] ».

Pour Lucy, le fantôme du capitaine a été temporairement son point d’ancrage. Grâce au livre qu’ils ont entrepris tous les deux, elle a découvert la richesse de la fiction. Celle-ci n’est-elle pas porteuse de réalité ? « Je suis réel. Je suis ici parce que vous croyez que je suis ici. Continuez à le croire et je serai toujours réel pour vous », déclare Daniel Gregg à Madame Muir. Ce credo ne pouvait que convenir à un cinéaste tel que Mankiewicz, amoureux du langage, du spectacle et du théâtre. Avant de disparaître de l’esprit de Lucy, quand celle-ci semble devoir succomber aux pièges de la société à travers le séducteur, Miles Fairley, Daniel lui en a révélé la richesse, mais aussi la fragilité :

« Tu as fait un rêve. Tu as rêvé d’un marin qui hantait cette maison. Tu as rêvé que tu lui as parlé et que vous avez même écrit un livre ensemble. Mais, Lucia, c’est toi qui as écrit ce livre, toi et personne d’autre. Un livre inspiré par l’atmosphère de sa maison, par son portrait au mur, par son gréement qui traîne çà et là dans chaque pièce. C’était un rêve, Lucia. Et au matin et toutes les années suivantes, tu t’en souviendras seulement comme d’un rêve. Et il s’effacera comme doivent s’effacer tous les rêves quand vient l’aube. Ah, comme tu aurais aimé le Pacifique et les fjords au soleil de minuit ! Naviguer parmi les récifs des Barbades où les eaux bleues tournent au vert ! Vers les Falklands où le vent du sud souffle et fouette les vagues blanches d’écume… Que de choses nous avons perdues, Lucia, que de choses nous avons perdues tous les deux … »

Le temps est là, près de Lucy, ce « temps qui toutes choses ronge et diminue » (Ovide). Il est présent à travers la pendule, dans le bureau du capitaine (elle passe de 4 heures à 5 heures lors de la première apparition du capitaine, alors que Lucy s’étant assoupie, le chien gronde tandis que le crépuscule envahit la pièce). Il y a surtout la mer, et les vagues déferlantes, dont les plans récurrents rythment le film, comme pour scander l’écoulement inexorable du temps. Elle ronge au fil des plans le pilotis sur lequel au début du film un vieux marin, Scroggins (David Thursby) avait gravé le nom d’Anna, alors toute jeune (plus tard, revenant voir sa mère avec son fiancé, elle révélera à Lucy, songeuse devant une telle révélation, qu’elle aussi avait eu l’impression d’avoir rencontré le capitaine). Le flux et reflux des éléments marins destructeurs, éternels à l’image du temps, est magnifiquement suggéré dans le film par  la musique obsédante de Bernard Herrmann, musicien d’exception et artiste tourmenté[7]. Musique et mer, mer et musique expriment les tourments intérieurs de Lucy, dès lors qu’elle a perdu tout interlocuteur après la disparition du capitaine. À la fin, quand le pilotis – marqueur temporel – est pratiquement englouti, un fondu enchaîné passe sur la silhouette vieillie de Lucy sur son balcon, face à la mer. Intérieurement cependant, elle a su rester la même, et quand l’heure du grand départ survient, finalement, c’est la toute jeune femme du début qui prend son envol, quittant son enveloppe charnelle, au bras du fantôme. Le temps qui passe n’a pas eu prise sur son rêve intérieur (ce que d’aucuns nommeraient sa crédulité ou sa naïveté) : tout simplement parce qu’elle l’a voulu.

L’actrice Gene Tierney, dont la beauté illumine le film, a eu une vie différente : « star des cinéphiles, Gene Tierney (1920-1991), qui compte trente-six rôles à son actif, aurait certainement sombré dans l’oubli sans les six grands films qu’elle interpréta en seulement sept ans, de 1941 à 1947 : Shanghai Gesture (J. von Sternberg), Le Ciel peut attendre (E. Lubitsch), Laura (O. Preminger), Péché mortel (J. Stahl), Le Château du Dragon et L’Aventure de Madame Muir (J. L. Mankiewicz). Aujourd’hui icône culte avec ses pommettes saillantes, son regard perçant et troublant à la fois, ses yeux en amande et sa bouche sensuelle teintée de feinte innocence, elle a vécu le meilleur et le pire tant dans sa vie professionnelle que privée[8] » (une fille handicapée mentale, des liaisons malheureuses, une carrière décevante et des séjours en hôpitaux psychiatriques…). Pour Olivier Rajchman : « Gene Tierney ne joua jamais dans À la recherche du temps perdu. Qui, du reste, le lui aurait permis ? Il suffit, pourtant, de regarder les images qui la montrent mélancolique, arpentant à l’été 1986, la promenade Marcel-Proust de Cabourg, à l’occasion du Festival du film romantique, pour en voir surgir d’autres. Celles, en particulier, de Lucy Muir marchant au son des envolées lyriques et marines de Bernard Herrmann sur le sable de Pebble Beach[9] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Quoique Philippe Dunne ait affirmé que Mankiewicz n’a « pas été concerné par la phase d’écriture » de L’Aventure de Madame Muir, celui-ci a récrit l’essentiel du dialogue de George Sanders (Miles Fairley) et une grande partie de celui de Rex Harrison (Daniel Gregg).

[2] Sa déclaration, à sa belle-mère Angelica et à sa belle-sœur Eva, est on ne peut plus claire : « J’ai ma conception de l’existence, et vous la vôtre : elles sont inconciliables… Je n’ai jamais vécu ma propre vie… »

[3] Il devait porter sur les grandes actrices du théâtre élisabéthain. Elia Kazan, qui s’en étonnait, disait : « Je ne comprends pas Joe. Il reste chez lui toute la journée, il n’écrit pas, il n’a pas de projets, il ne trompe pas sa femme… » ( Pascal Mérigeau, Mankiewicz, Denoël, p. 307).

[4] Contrairement au portrait de Dorian Gray, dans le roman homonyme d’Oscar Wilde (1890), l’image de Daniel Gregg (similitude des initiales ?) reste, elle, inchangée. On a souvent noté que L’Aventure de Madame Muir de Mankiewicz s’inscrit dans la lignée de toute une série de films hollywoodiens de cette époque, qui racontent l’histoire de portraits envoûtants (Laura d’Otto Preminger, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin ou encore Le Portrait de Jennie de William Dieterle).

[5] Pascal Mérigeau, o. c., p. 19.

[6] Id., p. 19-20.

[7] Pour Michel Chion (La musique au cinéma, p. 248-249), « le début de Citizen Kane d’Orson Welles (1941), sur les images du domaine de Kane en ruine, dans une atmosphère lourde et morbide, avec dans la musique des mélanges de sonorités extraordinaires et troubles (clarinette basse, vibraphone), frappa tellement qu’il fit la réputation du compositeur, désormais souvent redemandé pour des films à caractère étrange, nostalgique et fantastique comme L’Aventure de Mme Muir (1947) de J.-L. Mankiewicz ».

[8] Joël Magny, L’Aventure de Madame Muir, Dossier pédagogique du CNC, 2014-2, p. 20.

[9] Olivier Rajchman, « Gene Tierney, belle à pleurer », 29/10/2014, L’Express.

Un drame fantastique d'une poésie inégalée

Titre original : The Ghost and Mrs. Muir

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Durée : 104 mn


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