La Nouvelle Vague japonaise en DVD : 7 films de Kijû Yoshida

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Cinéaste des plus difficiles à cerner, Kijû Yoshida n´a cessé de s´interroger tout au long de sa carrière sur la capacité pour le cinéma à représenter le réel. Son oeuvre est grandiose, son esprit critique particulièrement acéré.

Principal instigateur, avec Nagisa Oshima, de la Nouvelle Vague japonaise, Kijû Yoshida est longtemps resté méconnu auprès du public français. Il faut dire qu’une bonne partie de ses films étaient introuvables, jusqu’ici, en France – situation d’autant plus injuste quand on sait l’influence qu’a pu avoir la culture française (Sartre, de Beauvoir, Georges Bataille, mais aussi Godard et Resnais) sur la réflexion du réalisateur japonais.

J’avais donc fait le vœu, il y a bientôt un an, pour la reprise en DVD de tous les films de Yoshida. C’est désormais chose faite : les 7 longs-métrages sortant actuellement, sous l’égide de Carlotta Films, viennent achever la « collection des œuvres complètes de Yoshida » – inaugurée lors de la rétrospective qui leur a été consacrée, en avril 2008, au Centre Pompidou, à laquelle, justement, je m’étais rendu. L’occasion m’est donnée, aujourd’hui, de découvrir ces films une seconde fois et de définir ce qui persiste à faire d’eux des œuvres d’exception.

Films en forme d’hypothèse

Yoshida, incontestablement, est un esthète, un styliste. Contrairement aux films de son compagnon de route, Oshima, dans lesquels le fond constamment détermine la forme, les longs-métrages de Yoshida s’accompagnent d’une recherche esthétique toujours plus approfondie, bâtie sur la remise en question de l’acte de filmer. Toute œuvre de Yoshida, en ce sens, s’inscrit sous le mode de l’interrogation et de l’hypothèse et, en aucun cas, ne cherche à affirmer, ni à prendre position. Le cinéaste filme pour interroger le Monde, tout en s’interrogeant sur la propre nature de l’expression filmique.

Promesse (1986), à cet égard, semble le film le plus abouti de Yoshida. S’apparentant à un drame familial, le long-métrage se donne pour thème principal la question de l’euthanasie. Tout consiste à se demander comment distinguer l’euthanasie du meurtre et à traiter cette question non par le biais du scénario – auquel cas le problème trouverait d’une manière ou d’une autre sa solution, mais par le jeu même des images. SI l’on admet, pour reprendre les propres écrits du cinéaste (cf. Ozu ou l’anti-cinéma), que les images d’un film de facture « classique » produisent un sens plus ou moins précis, de façon à se déployer dans une direction plus ou moins déterminée, force est de constater que Promesse ne répond en rien à cette conception. Le problème au centre du film n’est effectivement pas accolé aux images censées l’illustrer, mais s’insinue dans l’ambiguïté soulevée par ces dernières. S’affichant comme la somme contradictoire des différents points de vue possibles, les images s’affranchissent de toute tentative de procès pour s’en tenir à la spontanéité même de leur cheminement.

 

La raison en est que, constamment chez Yoshida, le Monde se fait image tandis qu’à son tour, l’image se fait Monde. L’un et l’autre sont fondamentalement indissociables : il n’y a pas le Monde d’un côté et sa représentation cinématographique de l’autre. Véritable chant d’amour pour le cinéma et, en particulier, pour ceux qui le font, un film comme Aveux, Théories, Actrices (1971) découle très clairement de cette idée. Partant du principe que les structures narratives dans lesquelles le cinéma s’est progressivement confiné l’ont relativement détourné de son rapport avec le réel, Yoshida s’applique, avec ce long-métrage, à renverser le modèle fictionnel, tel que nous le concevons habituellement. Trois actrices en mal de vivre décident, en plein tournage, de suspendre leurs activités, pour laisser libre cours à leur introspection. Disséquant tour à tour les souvenirs et les fantasmes de chacune de ces actrices, le film, non sans ironie, brouille les frontières entre le vrai et le faux. Il ne s’agit plus de faire croire à la réalité d’une certaine fiction, mais de s’en remettre tout au contraire au caractère fictionnel d’une certaine réalité. Le film, si l’on veut, devient le documentaire de sa propre fiction.

 

Une esthétique du tact

Tout au long de sa carrière, Yoshida semble avoir nourri et défendu une seule et même conception du cinéma. Le fait d’avoir réuni, en un DVD, le plus ancien et le plus récent des sept derniers films du cinéaste accentue d’autant plus ce constat. Adieu, Clarté d’Eté (1968) et Femmes en Miroir (2002) ont en réalité ceci de commun qu’ils traitent, sur un mode d’expression similaire, un sujet plus ou moins identique et on en peut plus délicat : la question de la bombe atomique.

Refusant de se livrer à la reconstitution historique des faits, Yoshida, dans l’un et l’autre film, conçoit son sujet en filigrane, à travers le déroulement des événements dépeints. La bombe, pour le cinéaste, ne peut pas se réduire à une simple histoire. La seule façon d’en parler revient, selon lui, à employer un type de discours basé sur des procédés de suggestion de façon à stimuler l’imagination du spectateur, au lieu de lui imposer l’image forcément trompeuse des atrocités commises. Le cinéma de Yoshida, pour le dire autrement, se caractérise par de profondes preuves de tact…

Volontairement lâche et imprécis, le récit d’Adieu, Clarté d’Eté conduit le cinéaste à aborder loin de son pays natal un certain nombre de thèmes qui, pourtant, font référence à ce dernier. Filmer à l’étranger, dans ce contexte, consiste à filmer le Japon à contre-courant. Lancé à la recherche de l’église ayant servi de modèle au tout premier édifice catholique japonais, le personnage principal du film s’efforce de séduire une femme mystérieuse et intrigante, au cours de leur voyage dans différents pays d’Europe. Tout à la fois témoins et victimes d’une fêlure qui, peu à peu, dévore leur relation – ce que les nombreuses scènes de rêves, pour leur part, ne cessent de souligner, les deux protagonistes finissent par libérer les fantômes de leur passé et révéler l’horreur qui gît en eux. Le mot dès lors est lâché ; l’effroi a pour nom : Nagasaki.

 

Suivant une même approche, Femmes en Miroir expose, de son côté, l’histoire d’une grand-mère et de sa petite-fille persuadées d’avoir retrouvé, amnésique, leur parente disparue depuis plus de vingt ans. Menant l’enquête à Tokyo, puis à Hiroshima, les trois protagonistes cherchent à comprendre ce qui a pu démanteler leur famille. Si la filiation avec Adieu, Clarté d’Eté s’avère particulièrement frappante, la principale différence vient du fait que la fêlure dont il est question ici apparait bel et bien à l’écran à travers la figure du miroir brisé. De fait, contrairement au précédent film, il ne s’agit plus seulement de faire planer l’ombre du passé sur le cours des événements, mais de faire surgir ici et là, au sein du tissu visuel, les traces mal cicatrisées du cataclysme. Sensiblement douce et feutrée, la texture filmique s’engage à apaiser le regard, pour mieux le décontenancer par la suite.

  

Un échec

Les choses, malheureusement, se gâtent avec Les Hauts de Hurlevent (1988). Au regard des enjeux esthétiques développés dans les précédents longs-métrages, Les Hauts de Hurlevent, en effet, n’est pas un bon film. Transposant le roman homonyme d’Emily Brontë dans le Japon médiéval, Yoshida semble passer à côté du travail qu’on pouvait attendre de lui et, cruellement, parait manquer de l’inspiration qu’on lui connait.

Si les thèmes (le sexe, la mort et le pouvoir) font référence à tout un pan de l’œuvre antérieure du cinéaste, celui-ci tend péniblement à affirmer les événements (la nécrophilie du personnage principal) et à montrer les choses pour ce qu’elles sont (viols, meurtres). Le mode d’expression emprunté dans le film ne soulève aucune hypothèse et ne sollicite aucune preuve de tact, comme si le réalisateur se contentait de filmer un scénario sans aucun recul. On peut imaginer qu’il s’agit là d’une tentative de renouvellement, voire d’une remise en cause des conceptions chères à Yoshida ; pourtant, à bien y regarder, Les Hauts de Hurlevent semble bien moins procéder d’un élargissement des formes que de leur appauvrissement.

Réinventer le réel, changer le cinéma

Il faut dire que, depuis les années 70 et la fin du mouvement de la Nouvelle Vague japonaise proprement dit, le cinéma de Yoshida s’est quelque peu rangé et adouci. De manière générale, en effet, le projet auquel le cinéaste s’est revendiqué au fil des années 60 se voit intégré à une approche bien plus classique et traditionnelle de la mise en scène. Non que le réalisateur ait fini par reconnaitre le bien-fondé du cinéma de type conventionnel – les films précédemment cités montrent bien que ce n’est pas le cas, mais les formes proposées dans cette période de production jouent, il est vrai, sur une partie commune à un tel terrain. Il suffit de se plonger dans les deux derniers volets de la « trilogie politique » – réunis à présent en un DVD – pour se rendre compte de toute l’ampleur du projet esthétique de Yoshida.

Approfondissant le dispositif mis en œuvre dans Eros + Massacre (1969), le premier film de la trilogie, Purgatoire Eroica (1970) s’attaque avec force virulence à la notion de récit. L’idée consiste à réduire à néant l’ensemble des catégories de représentation cinématographique pour lesquelles l’organisation spatiale et temporelle des événements se doit d’être logique et rationnelle. Le présent, le passé, l’avenir, mais aussi le dedans, le dehors, l’actuel et le virtuel s’entremêlent en un même écheveau de façon à dynamiter la continuité narrative et à nier les repères habituels du spectateur.

Menant au même objectif, mais par des moyens totalement opposés, Coup d’Etat (1973), de son côté, s’applique à renforcer les frontières entre les différents blocs de réalité donnés et à les réduire au plus extrême cloisonnement. Conçus comme une suite de tableaux se succédant les uns aux autres, les plans ont tendance à ne jamais raccorder entre eux et s’insèrent dans des cadres, toujours fixes et particulièrement tranchants, qui ne laissent présager aucune échapée, ne supposent presque aucun hors-champ. Film éminemment analytique, au sens où il s’agit d’appréhender la continuité narrative sous une forme de discontinuité factuelle, Coup d’Etat se réclame, à l’instar de Purgatoire Eroica, d’une conception du réalisme qui n’appartient qu’à lui.

 

Il est clair, toutefois, que la mise à mal des catégories logiques de représentation ne constitue pas une fin en soi. De même qu’Adieu Clarté d’Eté et Femmes en Miroir, les deux films, paradoxalement, prennent appui sur des sujets directement en phase avec l’Histoire du Japon. Purgatoire Eroica fait allusion à l’émergence des groupuscules communistes au cours des années 50, tandis que Coup d’Etat s’intéresse à la tentative de prise de pouvoir orchestrée en 1936 par un ultranationaliste révolutionnaire. Si les deux films prennent le plus nettement possible leur distance avec le réel, c’est que le processus qui les anime les conduit à réinventer, cinématographiquement parlant, les événements avec lesquels ils sont en prise. Au lieu de chercher à refléter le réel, le cinéma de Yoshida s’implante dans l’axe critique d’une réalité nouvelle.

En guise de conclusion

D’une richesse quasi inépuisable, les films de Yoshida viennent enrichir, chacun à leur manière, une réflexion des plus pertinentes sur les possibilités expressives propres au cinéma. Il est rare, de ce point de vue, de trouver un réalisateur ayant réussi à conjuguer avec autant d’énergie et d’application la théorie à la pratique de son art. Désireux de faire connaitre ces deux aspects aux cinéphiles qui sauront s’y intéresser, Carlotta Films inclut judicieusement dans chaque DVD les commentaires du cinéaste sur le fruit de son propre travail.

Aujourd’hui achevée, la « collection des œuvres complètes de Kijû Yoshida » passe pour l’un des plus importants événements, dans le domaine, de ces dernières années.

Adieu, Clarté d’Eté ; Femmes en Miroir / Purgatoire Eroica ; Coup d’Etat / Aveux, Théories, Actrices / Promesse / Les Hauts de Hurlevent
5 éditions collector. Carlotta Films. Sortie, le 25 mars 2009. Prix conseillé : 14,99 € l’unité.

 

       

Titre original : Saraba natsu no hikari

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Durée : 92 mn


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