La Grande Illusion

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Le travail de restauration numérique a été mené en coopération par Studiocanal et la Cinémathèque de Toulouse, d’après le négatif nitrate retrouvé dans les collections de celle-ci. Il s’agit du montage original qui avait déjà servi une précédente restauration en 1997, et permis de diffuser ce film au parcours chaotique. La version initiale voulue par […]

Le travail de restauration numérique a été mené en coopération par Studiocanal et la Cinémathèque de Toulouse, d’après le négatif nitrate retrouvé dans les collections de celle-ci. Il s’agit du montage original qui avait déjà servi une précédente restauration en 1997, et permis de diffuser ce film au parcours chaotique. La version initiale voulue par Renoir eut en effet la vie dure. Si le film connut à la fois succès public et critique au moment de sa sortie, il connut également censures, coupes et interdictions, et ce dès 1937 lorsque le jury du festival de Venise jugea préférable de remettre le Grand Prix à l’inoffensif Carnet de bal de Julien Duvivier, inventant une récompense supplémentaire un peu hypocrite à remettre au film de Renoir.

Saisi par les Allemands en 1940 et transféré à Berlin, le négatif original de La Grande Illusion fut récupéré en 1945 par l’Armée rouge et emporté en Union soviétique avec d’autres films et divers trophées artistiques. Il intègre en 1948 le nouveau fond d’archives cinématographique d’URSS Gosfilmofond, dont le travail de coopération entamé avec la Cinémathèque de Toulouse au milieu des années soixante aboutira à de nombreux échanges. Le négatif revient ainsi en France au milieu des années soixante-dix.

Aujourd’hui, La Grande Illusion est un incontournable pour tout cinéphile. C’est une véritable porte d’entrée. Il est avec La Règle du jeu l’autre film trônant, presque par tradition – avec tous les inconvénients, toutes les limites, les effets de masque que cela génère – au sommet de la filmographie de Renoir, tous deux s’invitant invariablement dans les abondantes listes de « meilleurs films du siècle », ou « meilleurs films de tous les temps », et se disputant le statut de film le plus important de l’auteur (avec un léger avantage en faveur de La Règle du jeu depuis une vingtaine d’années). C’est une façade – ce côté un peu cinéma Panthéon – qui peut agacer, voire rebuter et masquer l’essentiel. Celui que Truffaut appelait « le moins fou des films français de Renoir », le plus psychologique et le moins poétique, sans doute l’un des plus accessibles et moins formaliste, est une œuvre qui parle encore à et de notre temps. De même, il incarne cette autre facette de Renoir, moins fantaisiste, justement pour cristalliser, plus qu’ailleurs et cela en pleine période d’engagement politique de l’auteur (il était alors un compagnon de route du parti communiste), une idée, une vision, qui lui sont chères. Symptomatiquement, il s’agira d’un des seuls films de la période (celle qui passe aujourd’hui pour être sa plus prolifique : celle des années trente) dont le projet aura été conçu par Renoir lui-même dès l’origine, sans s’appuyer sur un texte littéraire ou le travail d’un scénariste (celui de La Grande Illusion, Charles Spaak, travaillera d’après le projet de Renoir). Sa mise en œuvre fut d’ailleurs compliquée : seul l’appui de Gabin permit après deux années de démarches infructueuses de convaincre les producteurs.

La Grande Illusion est le film de Renoir qui développe de la manière la plus limpide et synthétique une préoccupation centrale du cinéaste, si ce n’est fondatrice, de l’ensemble de son œuvre. Les véritables divisions entre les hommes sont pour lui horizontales, et non verticales. Les frontières de classes prévalent sur les frontières entre les Etats et les nations. Voilà l’idée (qui valut au film d’être taxé de germanophilie en 1945) qui ressort d’un travail sur la symétrie dans les confrontations entre geôliers et prisonniers, montrant, parmi d’autres, un Maréchal (Gabin) plus proche de certains de ses gardes (cette scène le montrant au cachot devenant à moitié fou jusqu’à ce qu’un soldat allemand lui offre des cigarettes et un harmonica) que du capitaine De Boeldieu (Pierre Fresnay), aristocrate français sympathisant lui-même plus facilement avec le commandant allemand von Rauffenstein (Eric von Stroheim) appartenant à la même classe. L’empathie peut franchir les barrières de langue et de la nationalité. Mais elle est à la peine entre un aristocrate et un ouvrier. Certaines classes sont par ailleurs vouées à disparaître. C’est par l’intermédiaire du personnage du capitaine De Boeldieu, véritable pivot du film, que Renoir marque le mieux sa conscience de la déchéance à venir de l’aristocratie au profit de la bourgeoisie. Il introduit une mélancolique acceptation du changement.

Le film réussit également à rendre sensible l’ambiguïté fondamentale de la frontière nationale. Son arbitraire, son invisibilité (les formidables dernières images envahies par la neige), son caractère coercitif, mais également la difficulté à l’oublier, l’obligation de tenir compte de son existence (ça peut être un refuge), l’obligation de jouer le jeu (comme le dit Truffaut, La Grande Illusion aurait pu s’appeler La Règle du jeu, et inversement) résonnent encore, ça n’est rien de le dire, avec l’actualité.

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Durée : 114 mn


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