Bleu complexe…
Depuis ses débuts avec Xenogenesis, James Cameron ne cesse de torturer la représentation des nouvelles formes qu’il a créées, pour en dégager un magma spirituel tantôt ténébreux, tantôt monochromatique. Le choc des couleurs froides et chaudes est aussi une marque du réalisateur. La montée à bord du Titanic, accompagnée d’un soleil éclatant, est contrebalancée par la froideur glaçante de l’océan. Le rouge du regard subjectif du Terminator et le noir de l’ambiance nocturne du film participent de cette même rupture chromatique. La couleur bleue, qui inonde littéralement Abyss, Piranhas II ou Titanic, est une dominante de l’ADN de James Cameron. L’eau appartient au réalisateur comme l’illustre la représentation du Terminator. D’une part, elle fait office de frontière poreuse lorsqu’il est demandé aux humains de plonger dans les profondeurs de l’océan ; d’autre part de cercueil métallique lorsqu’un paquebot réputé insubmersible se fracasse contre un iceberg. L’élément liquide est l’écrin sensuel et parfois érotique d’une représentation poétique et charnelle d’un monde qui se fissure. L’eau devient une sorte de résurgence inconsciente de la figure maternelle. Lors des plongées d’Abyss, le flexible qui lie le petit appareil de plongée à la plate forme de forage est appelé « ombilical » par l’équipe. De fait, si l’homme a reproduit dans la forme et le langage ce qui s’apparente à une reconstitution synthétique et maternelle du monde, l’océan bleuté dans lequel les membres du Deepcore évoluent serait sans doute une translation onirique de l’eau en liquide amniotique. Plus concrètement encore, dans Abyss, le liquide rose permet de respirer normalement dans un scaphandre ; et dans Avatar, il permet à l’homme de changer d’apparence physique pour se transformer et naître littéralement une seconde fois sous une autre apparence.
La structure organique des extra-terrestres d’Abyss apparait d’abord, par le reflet d’un scaphandre, sous une forme rose colorée et violacée. Puis la seconde représentation est une prouesse défiant les lois de la physique humaine puisqu’elle résulte du contrôle et de la polymérisation de l’eau salée marine et d’une densification du liquide. Avec grâce et poésie, le réalisateur rend abstrait et chimérique l’extraterrestre lorsque l’héroïne du film entre en contact avec la structure iodée. Abstrait et pourtant palpable. Cameron poussant jusqu’à l’extrême la représentativité de ce second corps-alien, en filmant en plan subjectif à l’intérieur de l’organisme nouvellement créé pour saisir de manière frontale et subtilement diluée un humain face à ses propres limites intellectuelles et technologiques. Primitivement, Lindsey Brigman appréhende l’inconnu par le toucher et le goût pour renforcer par deux de ses cinq sens la sensation qu’elle est face à une présence que l’Homme ne connaît et ne comprend pas. La question de l’appartenance à la race humaine est questionnée par Cameron lorsque l’extra-terrestre imite une Lindsey grimaçante. C’est ici que la représentation du réel, la mimesis par le cinématographe gagne une candeur ludique et un attrait spirituel qui faisaient défaut à des humains pris dans l’étau d’une possible troisième Guerre mondiale à la surface de l’eau. L’alien proposerait une redéfinition de l’humain en le décapant. L’alien, tel un constat d’échec, est pris d’une pulsion de représentativité naïve et primaire, simple reflet de ce que l’humain est capable de produire à l’instant où il se trouve dépassé par un être spirituel supérieur et mythologique. L’extraterrestre, ainsi érigé en un modèle existentiel, devient une sorte de médiateur pour l’espèce humaine. Cette existence qui se trouve menacée – dans un premier degré de lecture – à la fin du film par un montage spontané des catastrophes commises par l’Homme puis par un tsunami giganstesque provoqué par les extraterrestres.
Qu’il s’agisse d’une comédie comme True Lies (un espion aux multiples identités) ou d’une référence biblique (Abyss) s’insiprant de l’épisode de l’Armageddon dans lequel l’homme est à la fois le Bien et le Mal, les méfaits humains sont collés ensemble pour former une mosaïque purement symbolique du désastre. L’identité humaine est torturée : qu’est-ce que l’Homme ? une succession de guerres et de conflits ou une déclaration d’amour à une femme ? Le T1000, cyborg de métal liquide dans Terminator II, exécute la même dynamique. Il tue l’humain pour vampiriser et consommer son apparence. Il participe au jeu de la mort que les films de Cameron, même les plus inattendus comme True Lies (un espion prenant l’identité de personnes qui n’existent pas, mortes-nées en quelque sorte), génèrent. Il questionne de manière anthropomorphique la notion d’identité et de perte. Cette identité de substitution dompte l’organique comme une matière en l’épurant de toute sensibilité et imperfections psychologiques. Dans Terminator, il est aussi cette machine capable d’être une contradiction sculpturale faite d’un squelette de métal et d’une peau humaine qui voyage dans un vortex temporel pour se poser sur Terre, et d’être une agression ou une dévitalisation artistique posée sur le sol tel le célèbre Penseur de Rodin. Titre d’œuvre à prendre au pied de la lettre, puisque là aussi l’Homme se confrontera à ce qui le dépasse. Une attraction et une répulsion jumelles : la fascinante peur qu’exercent les aliens sur l’humain. C’est ainsi que la frontière entre le profane et le sacré se dilue dans le mouvement de la matière.
L’homme est attaqué et défié sur un de ses fondements (l’élite intellectuelle : chercheurs, scientifiques ou docteurs) par un symbole artistique dévitalisé, vidé de sa substance, poings sur le sol, d’emblée prêt à en découdre. Ces êtres particuliers représentent une anticipation mortuaire du futur, ils sont aussi la manifestation isolée et alternative de la progression de l’homme d’un cran supplémentaire vers la spiritualité. La peur ne provient pas du défi mais de l’intelligence : l’homme se piège lui-même par sa capacité à réfléchir, à créer et à concrétiser matériellement le pouvoir de son intellect. Dans Aliens, les créatures assoiffées de violence se camouflent dans les décors car elles ont des corps adaptés au milieu, c’est l’humain qui devient inadapté à ce qu’il a pensé et bâti. Le corps devient une sorte d’excroissance qui fait plonger l’humain de l’autre côté du miroir. C’est dans le muscle et sa viscéralité que le corps humain devient une matrice cinématographique du style de James Cameron. Cependant, le réalisateur aime à manier l’ironie lorsque, par exemple, le T1000 regarde un mannequin gris métal dans une vitrine. Ce qui n’était qu’un jeu ou un avatar devient réalité. Il n’est pas innocent que Rose dans Titanic, lorsqu’elle rencontre Jack, se pose comme une sculpture sur bois d’un bastingage de proue. C’est dans la posture, la motricité et des contre-plongées appuyées que le Terminator du premier volet parvient à déchirer le réel par de l’inédit et du sur-humain mortifère. Le corps humain est désacralisé, car relégué au second plan de la perfection de la nature, dans une quête science-fictionnelle du supérieur. Naïf face à l’agression d’un être supérieur, il prend le temps de se laisser vivre et de jouir avant de mourir.
La mimesis d’un modèle originel plonge le film dans une dynamique d’apocalyspe et de chaos. Sous les ordres du T1000, entité duplicante qui provient du futur pour effacer le passé, l’humain n’est qu’un pantin, une machine à tuer, froide comme une lame de couteau. Le questionnement de l’identité de l’humain passe par la fracture des temps : il s’agirait d’une recherche de l’identité du présent dans le passé pour révéler le futur. C’est ainsi que le questionnement ontologique de l’homme s’accompagne de prémonitions ou d’ironies temporelles : le père de John Connor, Kyle Reese, meurt avant d’être né dans Terminator ou encore lorsque le fiancé de Rose Dawson dans Titanic conclut, en regardant Les Demoiselles d’Avignon, que Picasso ne sera jamais un grand peintre. De fait, le voyage dans le temps revient à donner naissance à quelqu’un. Les collages, les matières et les volumes (spatio-temporels) qu’exploitent Cameron pour donner naissance à un corps parfait, gage d’omnipotence et d’omniprésence dans le cadre, questionnent l’humain sur sa propre chair et ses propres viscères. C’est lorsque le corps humain se pare d’une nouvelle extension de métal, par exemple Ripley dans le robot de la séquence finale que, dans Aliens, la Reine est vaincue.
Gros plan
James Cameron s’empare de sujets vastes et grandioses. Le style et le cheminement esthétiques qui découlent de ce postulat cinématographique invoquent une abstraction du monde qui passe par l’outrance visuelle, l’euphorie, la jouissance, afin d’exécuter cette même outrance par la monstration essentielle de nouvelles créatures et de nouveaux corps. L’homme a érigé un style dans lequel l’art du gros plan peut apparaître comme la clé de voûte de son système de représentation. Sa matière filmique serait celle de la révélation et du choc. Elle s’appuierait sur une grammaire cinématographique qui deviendrait un outil scientifique, une forme bâtarde teintée de voyeurisme, prise entre un désir de dévoilement et de compréhension, et un repoussant agrandissement du cheminement de la mort à l’intérieur de la dynamique de ses films, au point d’en abstraire la ou les formes emblématiques. Le corps comme les épaves de bateaux deviennent les reliques d’un temps passé peuplé par les fantômes du présent, habitants d’un monde évanescent, en perpétuel mouvement, fait de déclinaisons graphiques, visuelles et sonores, en perpétuelle progression vers son jugement dernier. James Cameron érige un style et une prose fantasque et sombre, qui n’hésitent pas à intégrer le corps en consommation face à une agression ou un raisonnement qui lui demande l’obligation de se sublimer en se mettant en tension avec son contraire. Par souci de préservation, ce qui est parfait, Sarah Connor, icône de la survie de l’espèce, donnera naissance à John Connor, futur leader de la résistance contre les robots et SkyNet.
La sur-représentation du style de James Cameron, qui est directement liée à l’esthétique de la serie B et Z dans la monstration de l’horreur par le gros-plan, induit inévitablement une focalisation grotesque sur l’humain et son ennemi qui gèle l’espace et le monde (marin, terrestre ou spacial) dans le but de construire une image momifiée d’un réel dans une impasse. Le cinéma, comme art construit et réfléchi sur le mouvement, devient lui aussi sa propre limite dans la médiatisation du danger écologique que représente le tsunami provoqué par les extraterrestres ou l’exploration infernale que constitue le saccage causé par les terminators. Par une réflexion sur le cinéma, dans laquelle Cameron excelle, l’arrêt photographique de l’action intensifie le rapport que le cinéma lie à la destruction dans la fixation. Ce qui faisait mouvement n’est plus puisqu’il s’est épuisé en répandant la terreur et en propageant l’idée de la mort sur la Terre. Ce qu’il reste, c’est la beauté grandiose et mortuaire d’un fragment de mouvement amputé de sa continuité et de sa matière existentielle. C’est le contraire qui se produit dans Terminator II, lorsque le T1000, authentique contradiction graphique et matérielle, à la fois liquide et solide, se reconstitue après s’être fait geler puis pulvériser par le Terminator. Cameron garde le mouvement liquide de la substance du T1000 en la filmant sur le sol goudronneux pour triturer la question de l’habitat et du caractère éphémère du monde. Corps de la confusion et de substitution dans un univers en plein basculement métaphysique (l’existence, l’espace, le temps, la propriété du monde) et ontologique, le liquide sur le goudron dans T.2, en plus d’être une forme en mouvement, garde, contrairement à l’arrêt sur image d’Abyss, l’empreinte cinématographique du mouvement et la structure plane de la peinture puisque la présence de la mort n’a éffleuré qu’une particule du monde vivant. De fait, si le style de James Cameron devait être lié à un style picturale, il serait sans doute lié, grâce à l’arrêt sur image qui devient une nature morte cinématographique, aux Vanités qui devinrent un genre au XVIIe siècle.
De plus, en guise de clin d’œil, la présence du squelette, humain ou robotisé, reprend les images cultes des effets spéciaux de Ray Harryhausen pour les squelettes de la scène finale de Jason et les Argonautes. C’est ainsi que le Terminator, à l’instar de la lumière qui redessine géométriquement le monde lorsque les nouvelles créatures de Cameron font irruption dans le réel, est une masse animée qui se comprend comme un volume et une densité. D’ailleurs, le réalisateur de Xenogenesis aime aussi convoquer subtilement les figures mythiques du pouvoir qui ont jalonné l’Histoire du cinéma : le fusil, que manipule avec virtuosité le terminator dans le second volet de la saga sur John Connor, n’est pas sans rappeler l’arme mythique de la conquête de l’ouest et du western, la Winchester 73. Il en va de même avec la présence de Charlton Heston dans True Lies. Il constitue une réflexion sur les figures du pouvoir et l’authentique capacité d’un homme à pouvoir absorber, interprêter et recréer des personnages historiques comme Moïse, Ben Hur, comme peut le faire le T1000 avec les humains qu’il a tués. James Cameron aime proposer de nouvelles possibilités visuelles.
L’envie de surligner la présence du mal, sans en cacher la cinégénie, parvient esthétiquement à retarder, dans un mouvement réfléchi et paradoxal, l’accomplissement de la représentation totale de cette nouvelle forme (piranhas ailés, terminator, iceberg…) en en cachant les détails. Les piranhas sont d’emblée filmés dans l’eau, en groupe, puis cette représentation se fige pour offrir plus tard les détails et la consistance physique et scientifique de ces transgressions artificielles. Les créatures de Cameron sont montrées comme des puissances et des champs de force, puis le déroulement du film et la précision scénaristique qui identifient ces caractères les effeuillent pour mettre en lumière leurs particularités et leur vulnérabilité. Le réalisateur vise d’abord le cœur, le noyau, l’essentiel de la création d’une nouvelle forme pour ensuite élargir son spectre et en offrir les contours, les traits puis les détails. L’action entre alors en jeu pour mettre en scène le monstre, la créature, l’entité et l’affubler d’une crédibilité qu’il ne sera plus possible de remettre en question. Le corps, des vaisseaux, le monde, tout est construit dans une logique de recouvrement et de strates plurielles, de matières composites, parfois précaires, dans lesquelles la chair se mélange avec le métal ou l’eau.
Cameron s’appuie sur les canons visuels logiques, des schémas primaires pour créer des formes concrètes et accessibles. C’est dans la monstration de ces dernières que réside l’inédit de sa démarche cinématographique. Il désamorce un processus de filmage grossier par un paradoxe graphique et esthétique. Le renouvellement de cette matière se fonde, quant à lui, dans les transformations et les creusets supplémentaires que ces créatures particulières font subir au réel : destruction totale de commissariat, plongée dans le noir de l’océan, fracture du temps (flashback, voyage dans le temps, etc.) à travers un vortex, génériques grandioses.
Les génériques de Piranhas II et Terminator sont des propositons diluées en rapport avec le mouvement de l’eau et de la terre. Ces génériques, qui arborent un aspect liquide et métallique, sont des matières diluées et solides en mouvement, trop vives ou trop grandes pour être cadrées. La sécheresse visuelle de ces génériques est alors contrebalancée par l’omniprésence de l’idée filmée du concept du film. C’est ainsi que, par contamination, le monde se pare lui aussi d’une caractérisation opaque et dense : Terminator est un film qui est principalement tourné la nuit et la surexposition des séquences de jour de Piranhas II témoignent d’une volonté d’unifier et de décliner le réel avec sa menace en construisant le monde comme un vase clos, comme un aquarium. Le monde terrestre est construit de manière virginale comme pouvait l’être le Titanic, microcosme flottant pris dans un macrocosme liquide, puisqu’avant son départ de Southampton, personne n’avait encore dormi dedans… D’où la possibilité, dans Piranhas II, pour le fils d’Anne de sortir un poisson hors de l’eau, acte contre-nature, et de réveiller sa mère en la mettant nez à nez avec le poisson. Les poissons violent la terre en un battement d’aile. L’espace devient infini grâce au craquellement, à la distorsion du mouvement entre la surface et la profondeur. Le monde devient un tout uniforme et parasité qui repose sur la perte de repères. Le bateau du Titanic et la plate forme du Deepcore perpétuent la même logique en compressant l’espace en des couloirs, des sas et des salles de commande. La présence de l’eau représente autant d’aspérités que de points de sutures entre ce qui ne devait jamais cohabiter, mais se rejoint finalement en un seul et même milieu dans un mouvement de mise à mort du réel, provoquant la disparition de la frontière naturelle entre les éléments. Ce qui était inaltéralble devient poreux à cause d’un darwinisme scientifique et vaniteux. A contrario dans Abyss, la musicalité du style de James Cameron désamorce les agressions sonores puisque l’océan absorbe littéralement les hommes et les déchirures de la piste sonore pour écraser le film d’un silence pesant. Abyss est un cocon moelleux et soyeux, empli de couleur, poétique, définitivement affranchi de toute contingence spatiale et temporelle.
L’homme est-il capable de survivre face à ce qu’il a engendré, face à une digression de lui-même ? Dans Titanic, la nature reprend ses droits, l’iceberg coule ce qui est insubmersible. Dans Terminator, Sarah Connor écrase le Terminator avec ce qui est montré et filmé comme étant les premiers pas de l’homme vers la robotisation anthropomorphisée. Dans Terminator 2, les cyborgs périssent dans la lave, et leur vue rouge propose une première vision subjective, une première porosité infernale et prophétique de ce qui adviendra sur Terre dans le futur…