Il Bidone creuse, dans le sillage de Les Vitelloni (1953) et La Strada (1954) et avant Les Nuits de Cabiria (1957), le sillon d’un néoréalisme très singulier chez Federico Fellini. Ayant fait partie des fondateurs du mouvement en tant qu’assistant et scénariste de Roberto Rossellini (sur Rome, ville ouvert (1945)), Fellini en donne une vision plus mal-aimable, moins bienveillante et humaniste que son mentor ou un Vittorio de Sica. Dans chacun de ces films, Fellini dépeint des franges marginales de la population italiennes et en expose crûment une réalité sociale et économique, tout en rendant l’empathie plus difficile que les figures plus vulnérables du néoréalisme. La survie guide les préoccupations des héros néoréalistes qui se battent pour l’assurer envers et contre tout, et Fellini montre des protagonistes refusant d’emprunter loyalement ce chemin par les vertus nobles du travail. C’est là que la figure du rêve et de l’illusion, avant de prendre le pas sur le réalisme à partir de La Dolce Vita (1960), s’immisce subrepticement dans la forme et les thèmes fellinien sur les premières œuvres du maître. Le rêve est une fuite en avant qui empêche les jeunes viveurs de Les Vitteloni de quitter leur province et passer à l’âge adulte, et c’est aussi l’illusion dont s’énivre la prostituée de Les Nuits de Cabiria. Fellini sait en montrer les atours ensorcelants mais aussi la dimension pathétique qui rattrape également les escrocs de Il Bidone.
Ce fantasme est à la fois le moteur du trio d’arnaqueurs, mais finalement celui aussi de leurs malheureuses victimes notamment lors de la supercherie d’ouverture où ils font miroiter un trésor à deux paysannes. Fellini oppose cependant la superficialité du rêve et sa matérialisation tels que l’envisagent les héros à leur réalité plus cruelle. Roberto (Franco Fabrizi) est le plus détaché et attaché aux paillettes du paraître, Augusto (Broderick Crawford) est las de cette vie de duperie sur les routes mais ne sait pas exister autrement tandis que « Picasso » (Richard Baseheart) est à la croisée des chemins avec une famille qu’il pourrait perdre en poursuivant cette voie. Fellini ne cherche à capturer l’humanité des personnages que dans leur vulnérabilité tandis que la froide expertise et détermination de l’escroquerie nous en détache. Obséquieux face à un ancien « collègue » désormais richissime et impitoyable face aux crédules démunis, les escrocs illustrent ainsi un contexte social pessimiste où la réussite ou du moins son éphémère ivresse l’emporte sur toutes les valeurs. Le quotidien n’est qu’un aparté où l’on ronge son frein en attendant d’entrevoir le clinquant de la grande vie. Une sortie pathétique suit la première escroquerie où ils vont dilapider tout leur gain, hormis Picasso qui va les confier à son épouse (Giulietta Masina). Le faste de la richesse est le prolongement des comportements les plus vils que suscitent sa quête, à l’image de cette fête de Nouvel An dont l’excès est un manifeste de détachement et de monstruosité.
Lors d’une scène, Augusto reproche à Picasso de s’être marié trop jeune dans une carrière qui nécessite le moins d’attaches affectives possible. C’est pourtant en « Picasso » qui a encore autre chose dont se préoccuper en dehors du prochain « coup » que repose l’avenir possiblement le plus apaisé. Augusto même quand son passé le rattrape à travers sa fille Patrizia (Lorella De Luca), ne sait y répondre que par les mauvais penchants de son présent, d’abord de son fait par les promesses illusoires qu’il donne puis malgré lui lorsqu’un ancien « bidonné » le reconnaît sous les yeux de Patrizia. C’est dans ces instants là que Fellini touche à la contradiction de ces héros et les rends émouvants malgré eux, ils provoquent autant qu’ils subissent leur destin et s’isolent dans une spirale répétitive et désespérée. C’est tout le sens de l’ultime arnaque du film qui répète la première, où Augusto est prêt à s’avilir de nouveau en trompant des pauvres bougres. L’ambiguïté de Fellini sur le rapport à l’illusion fait merveille, puisque les victimes entretiennent elles aussi un espoir aveugle en une chimère face au faux homme d’église en lequel s’est déguisé Augusto pour les voler. Le rêve aide à survivre autant qu’il nous enfonce, dans la passivité de l’attente d’un miracle (ce qu’évoque également le cheminement de l’héroïne de Les Nuits de Cabiria) mais aussi dans l’action détournée pour provoquer sa réalisation. Fellini refuse d’ailleurs la facilité de l’épiphanie et de la rédemption en faussant le vacillement moral final d’Augusto. Ses personnages reste désespérément soumis à leur espoirs et désirs, c’est un instinct de survie qui les maintient pour le meilleur et pour le pire dans ce monde de chimères.