Une vingtaine d’années après la disparition sans aucune trace de l’acteur Julio Arenas (José Coronado) durant un tournage, une émission de cold case décide de réouvrir le dossier, interviewant son meilleur ami et réalisateur du film Miguel Garay (Manolo Solo). À l’instar de ses deux personnages principaux vivant en marge de l’univers du Cinéma qui les a célébrés, Victor Erice est un metteur en scène dont la temporalité fascine ; en soixante ans de carrière seuls trois longs-métrages et un petit nombre de courts ont précédé Fermer les yeux. Hors normes, cette dialectique temps-cinéma constitue la ligne claire de ce complexe film miroir. En plus de l’évanouissement de Julio, Miguel, renommé Mike, vit reclus dans un campement de fortune, Lola, l’ex-petite amie des deux hommes revient d’une logue escale Argentine : l’âme vagabonde de Victor Erice innerve la plupart des fantômes de chair et de sang qui continuent à chercher leur chemin malgré leur âge avancée. À questionner autant leur passé que leur présent pour trouver un sens à l’existence.
Geste testamentaire d’ Erice : Fermer les yeux, pour mieux les ouvrir et fixer sur pellicule, une nouvelle, et peut être ultime fois, un demi-siècle plus tard, le regard toujours aussi attendrissant d’Ana Torrent, l’enfant émerveillée et apeurée de son premier rêve éveillé, L’esprit de la ruche (1973). Si d’autres métaréférences ne manqueront pas d’être appréciées par les aficionados de l’auteur, elles se livrent modestement, telles des parts d’intimité effleurées tout en pudeur. Car ici, c’est le pouvoir d’émerveillement du Grand Cinéma qui est célébré plus humblement, comme les yeux écarquillés de Tony, le monteur de Miguel, devant les affiches de Monsieur Verdoux et des Amants de la nuit qui ornent son salon. Le pouvoir hypnotique des projections sur l’écran blanc, qui permettra à Julio d’espérer recouvrer sa mémoire devant les images de son dernier film, projeté dans une salle au doux parfum d’antan. La salle comme théâtre des rêves collectifs, et, la pellicule argentique comme principal témoignage de la longue et belle Histoire du septième art, car comme le rappelle Tony : » Aujourd’hui, nous sommes tous convertis au numérique, mais peu de gens savent que 90 % des films n’existent que sur pellicules ». Convoquer la nostalgie pour son pouvoir mélodramatique, et plus encore comme une porte ouverte à des interrogations mémorielles et existentielles.
Atmosphère envoutante d’un long et paisible voyage – presque trois heures de vol sans ressentir le poids de la pesanteur. Immersion en lisière du fantastique, de par les liens que le genre entretient avec l’inexplicable, l’insondable et le magique. Par son pouvoir de suspendre le temps, de le dilater ou de le contracter pour que les époques communiquent tout naturellement entre elles – seules les images sur pellicule, photos ou cinéma et les rêves invitent les flashbacks. Pour que les disparus ne quittent jamais totalement la terre et que les vivants flottent dans une incertitude permanente et salutaire. Sensation voluptueuse qui n’est pas pourtant celle d’un rêve selon Tony : » Depuis Dryer, ce n’est plus possible au cinéma « . Et pourtant, le miracle se produit de nouveau. En contrepoint, le naturalisme semble mener la danse, dictée par la nonchalance et les hésitations d’une communauté de profanes progressivement élargie, qui finissent par se convertir devant l’évidente réapparition. Néanmoins, c’est celui qui possède le droit sur les images qui tient les rênes du récit. Au passage, Erice fustige ainsi le pouvoir des médias de masse : contre une belle petite somme, Miguel va abandonner ses droits à la productrice de l’émission à sensations fortes, dont la monteuse n’aura que faire des sentiments de tout un chacun. Mais, pour choisir le dénouement, c’est au spectateur que Victor Erice laissera les clés. La plus belle des offrandes à notre imagination.
Fermer les yeux. Sortie DVD chez ESC Distribution le 18 janvier 2024.