Histoire d’un rapatriement cinématographique
Qu’est-ce qui a ramené Nicolas Peduzzi au pays ? Une situation inquiétante, voire une urgence, une nécessité de sonner l’alarme, tout en sachant qu’il ne sera probablement pas entendu. Après deux virées aux États-Unis (Southern Belle en 2018, Ghost Song en 2021), le documentariste parisien revient enfin en France pour son troisième long-métrage, le légèrement dystopique État Limite, lequel se propose de nous faire découvrir le milieu étiolé et chancelant des services psychiatriques publics dans l’Hexagone. Ghost Song abordait des communautés pauvres : État Limite s’intéresse à des communautés paupérisées, où infirmiers, stagiaires et titulaires se serrent les coudes pour donner toutes leurs chances aux patients, et ce, de préférence, sans que ceux-ci ne s’aperçoivent du point auquel la conjecture est désavantageuse. On parle souvent de ghettoïsation des soins publics : Ce terme prend tout son sens dans des œuvres de ce genre, une fois qu’on se retrouve face à des souffrants pour qui le plus gros obstacle vers la guérison et hors d’un trou de désespoir reste le désinvestissement de l’état.
On vit dans un monde qui n’offre que peu de compassion aux blessés, aux marginaux, aux personnes qui n’ont aucun pouvoir, si ce n’est celui de se faire du mal à soi-même. On le savait. On vit aussi dans un monde qui n’offre que peu de compassion aux personnes qui veulent aider les blessés et épauler les marginaux ! On le découvre dans ce film, qui s’articule en particulier autour de la figure de Jamal Abdel-Kader, seul et unique psychiatre de l’hôpital de Beaujon, à Clichy. Le Dr. Abdel-Kader, pour tant est qu’un être humain non-fictif qu’on suit dans son travail peut être une belle trouvaille de cinéma, est une belle trouvaille de cinéma : Un vieil homme avant l’heure, il a des maux de dos et des réserves sans fond de calme et de patience. Fatigué mais résilient, il n’est pas aveugle face aux menaces qui pèsent sur l’avenir de la vocation qu’il s’est donné, mais il garde un espoir relatif et réaliste. Ses prises de paroles sont sages – Elles ont presque une tessiture hulotte. Le plus important pour cet homme, à partir du moment où il enfile sa blouse blanche, est de donner à chaque personne à qui il s’adresse toutes les informations dont elle a besoin – Il le fait toujours sans y imbiber ni trop de pression ni de la légèreté malvenue. À seulement 34 ans, il interpelle par le regard qu’il a, juste et généreux. Au fond, le film nous invite à adopter ce regard.
Peduzzi, fils de scénographe et amoureux de théâtre ?
État Limite, un abandon de thématiques pour Nicolas Peduzzi ? C’est vrai que du Sud rustique mis en scène dans ses précédents films, aux étroitesses qu’on peut trouver dans la couronne de Paris et qu’on a tout loisir de voir ici, la distance paraît grande. D’un autre côté, État Limite peut être vu comme un retour aux sources : Dans ses deux premiers courts-métrages (Death on the basketball court, 2015 ; Mikado, 2017), il était question de Pigalle et de son urbanité. Cette urbanité, on la devine en contrebas de l’hôpital Beaujon : Les patients du service psychiatrique n’ont même pas droit à un carré de verdure où sortir, l’après-midi !
Et puis, des motifs reviennent : Le plus important d’entre eux est l’alternance entre la forme documentaire et d’autres formes d’arts du spectacle. Sur ce point, État Limite pâlit de la comparaison avec Ghost Song. Dans la meilleure scène de ce film, un gosse de riche addict jouait une chanson accusatrice sur le doux tempo d’une guitare acoustique à son oncle. À la question-refrain sans cesse répétée (Où était-il quand il avait besoin de lui ?), l’oncle réagissait de mille manières différentes, tantôt complice, tantôt gêné, tantôt énervé. Dans État Limite, l’autre forme employée est celle du théâtre, au cours d’un atelier animé par des patients. Cet atelier est intéressant, mais il aurait fallu s’y plonger avec bien plus d’abandon pour que le spectateur ait le sentiment de percevoir ce que cette activité apporte à ses pratiquants. De plus, État Limite n’a pas le montage parfois shooté aux codes de l’ACID qu’avait Ghost Song.
Un film qui refuse les invasions de nids de coucous
À l’inverse, sur un autre point, c’est Ghost Song qui pâlit de la comparaison à État Limite : En effet, les deux long-métrages font intervenir d’autres régimes d’images, durant leurs explorations. Pour Ghost Song, il s’agissait d’extraits d’images filmées avec des smartphones, qui semblaient être là plus par contrainte que par réel choix. Dans État Limite, il s’agit de photographies en noir et blanc. Là est le paradoxe de la vie dans un service psychiatrique : Tout est à faire, et tout prend du temps. Pourtant, certains jours se ressemblent et on a l’impression d’être dans une temporalité figée. Ces photographies trahissent aussi un point de vue : Celui d’un photographe et son sujet, donc.
Le film est meilleur quand il assume que sa perspective est une perspective extérieure à la vie de l’hôpital. Pas quand il s’essaie à filmer des instants trop clairement réflexifs, introspectifs. C’est à mon sens pour cette raison qu’il travaille un lexique visuel autour de plans de cadres de portes, et de fenêtres, filmées depuis l’autre côté de la rue. Qui peut prétendre que la présence d’une caméra ne change pas les règles de l’exercice psychiatrique ? Pas ce documentaire, et il tire une force du fait d’en avoir pris conscience. Les autocollants syndicaux, fixés à une vitre, semblent flotter dans les airs. Après quoi ce sera au tour du spectateur, de souhaiter que cet esprit engagé ne s’envole jamais de nos hôpitaux.